Ariane Gravier | Permutations

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Ariane Gravier est un pseudonyme, du coup, pas de bio en dehors de deux publications de poésie : Bri en Polder de la revue Décharge en 2007, et Mathématiques des poissons à l’atelier de l’Agneau en 2008.

Je vais les rééditer très prochainement, quand j’aurais créé mon site, et fini la mise en page de mes couvertures.

Un roman en relecture, corrections, réécriture. Un autre en projet qui toque à la porte.

Deux lieux : le premier en Ile de France du côté de Cergy, et le second un petit hameau de Charente, rattaché à un village de 300 habitants (de là vient la photo).

9.


proposition de départ
1

Non. Non sur le seuil. Non les fauteuils. Non la télé les journaux sur la table basse. Pas comme avant. Le gilet et la canne, le cendrier : non. La vaisselle qui attend sur le bord de l’évier. Ne m’appelle pas. Je n’irai pas. Je n’y penserai pas. Je m’en fiche. C’est trop lourd ce corps qui la trahit. Ce corps qui n’est pas elle.et tout le monde croit que c’est elle. Elle laisse tout cela s’enfoncer dans la pénombre : la pièce, ses meubles, la laideur et l’habitude. Je ne pourrai peut-être plus jamais rentrer dans ma maison. Je vais rester paralysée à la porte du séjour ? Cela la fait rire, elle rit. Sans bruit, sans grand changement sur son visage. Juste une étincelle dans le regard. Le catholicisme de Rome a canonisé des saintes pour avoir passé dix-huit ans sous un escalier. Mais elle ne demeurera pas dans l’entrée jusqu’à la sainteté.

Elle oublie que ses jambes lui font mal. Les jambes serrées dans les bas de contention, les vilains bas marrons. Une lueur est apparue en haut de l’escalier sous la porte du grenier. C’est la lumière de la lune qui entre par le velux. Elle suit la lumière de la lune, va au grenier, se place sous la fenêtre, monte sur un tabouret. Le tabouret vacille sous ses efforts. Je pourrais me retrouver par terre, là, qu’est-ce que je fais ! Elle ouvre le velux et sort tout le buste, ouh là, les gros seins passent en frottant le cadre. Elle rit de ce rire silencieux, ce rire nouveau, tout jeune, qui vient de naître en elle. Elle pourrait même rire de son gros ventre dont elle a honte, de ces gestes lents et gauches, de sa posture ridicule, une grosse vieille bonne femme qui sort par le velux, qui s’en va sur le toit. Qu’est-ce qui lui prend ?

Elle se déplace d’abord à quatre pattes sur le toit rouge. Ce n’est pas qu’elle a peur de tomber : c’est qu’elle ne voudrait pas tomber tout de suite. Elle finit par s’asseoir. Son cœur bat, tellement fort qu’elle ne peut rien voir. Puis le cœur ralentit. Il se fait oublier. Elle regarde. Je n’avais jamais vu ça comme ça. De là-haut sous la lumière blanche les toits de chez les Godard, la voiture des Fournier garée le long de la haie, le jardin de Markus Norman, la rue des Pruniers et la départementale, la forêt, et au loin le clocher de Montbron.

De sa chambre, alors qu’elle ferme les volets, Gisèle Fournier aperçoit quelque chose de bizarre. Elle appelle son mari. Dis donc, je crois que Mado est en train de faire une grosse bêtise. André Fournier regarde par la fenêtre. La voisine est assise sur le toit de sa maison. Oh bon dieu de bon dieu, il enfile sa veste et il sort précipitamment, il crie : Mado, Mado !. Mais Mado ne répond pas. Elle se penche sur le côté, elle s’appuie sur ses mains, ses jambes tremblent, elle essaie de se lever, elle s’y reprend à deux fois. On va appeler les pompiers, Mado, Mado. Elle est debout, elle ouvre les bras. Son visage est blanc et brillant comme la lune. C’est la proue d’un vaisseau. Elle vole.

2

Il sort son couteau de sa poche, essaie plusieurs lames. Drôle comme les doigts savent. Ses doigts qu’il ne sent plus. La serrure cède, le volet de la trappe s’ouvre. La trappe donne directement sur le toit et le vent qu’il y a là-haut le saisit. Il se hisse dehors, referme derrière lui, écoute. La circulation s’est raréfiée. On entend quelques voitures. Une moto. La lune s’est levée et sa lumière blanche prend le relais du jour. Tout est décoloré, les ombres, les volumes sont accentués.

On voit les derniers étages des immeubles. Quelques fenêtres éclairées. À l’intérieur des appartements, les écrans bleus des téléviseurs, les tables dressées pour le dîner, les canapés, le papa la maman, les filles les fils, le chien. D’abord il reste adossé à la porte. Nulle part où se cacher. Pas d’issue. Il a froid et il n’a pas froid. Il regarde ses mains et ne les voit pas. Ses mains devenues énormes, floues, lourdes. Ses mains fines d’enfant. Si fragile. Il serre son sweat autour de ses épaules, mais cela ne le réchauffe pas. Enfin il s’avance, il décolle ses pieds de plomb du sol de béton, il part explorer son dernier territoire, une surface de trois cents mètres carrés, dernier étage avant le ciel, avant la nuit.

Au bord, au centre et à la fin de la ville, on tombe de trente mètres, la rue devient un jouet, un circuit pour automobiles, les petites voitures sont garées sur le parking, deux épaves brûlées y sont abandonnées, des figurines traversent la cité, aucune ne lève les yeux, les cinq immeubles se dressent comme des paquebots, ils voguent sur une mer de lumières électriques.
Une sirène hurlante s’engage sur le boulevard. Il s’aplatit. Ventre collé au béton froid c’est froid. La sirène s’éloigne. On n’entend pas de cris de colère, de détresse, d’appels à la vengeance. Rien. Comme si rien ne s’était passé. Un cri persiste dans sa tête, cri distordu comme il n’en avait jamais entendu, un cri gémi.

Il met les mains à ses oreilles. Ses mains énormes fines. Ses mains glacées brûlantes. Il appuie, il se bouche les oreilles de toutes ses forces. Le cri est là-dedans gravé pour toujours.

L’horreur de ce toujours.

3

Il y a d’abord eu ce coup de téléphone, au milieu de l’après-midi. Il s’était endormi dans le fauteuil. Le temps qu’il se réveille, retrouve ses pantoufles, se sorte du fauteuil, arrive dans l’entrée, la sonnerie s’était arrêtée. Elle avait recommencé au bout de dix minutes. Au bout du fil, une jeune femme qui s’exprimait très bien. Il était resté debout à regarder le combiné de longues minutes après avoir raccroché. Deux jours plus tard, il avait reçu la lettre dans une enveloppe à en-tête officiel apportée par Cathy, la factrice. Il avait pris l’enveloppe sans l’ouvrir, hébété sur le seuil, au point que Cathy avait hésité à repartir tout de suite. Quelque chose ne va pas ? Il avait marmonné et était rentré précipitamment.
Il est dans la chambre. Au mur, le drapeau à côté d’un poster de Michael Jordan et d’une affiche de Star Wars. Le drapeau tient avec six punaises. Il le décroche délicatement et y enfouit son visage. Mais la sensation est désagréable : le tissu est fait pour que les couleurs brillent et ne ternissent pas s’il est exposé au soleil ou à la pluie. Il n’est pas fait pour envelopper la peau. Encore moins pour recueillir des larmes.
Au grenier : un vieux coffre à jouets, un cheval de bois. Une fois, il avait placé l’escabeau sous la fenêtre de toit, et ils avaient grimpé tous les deux. Tu ne le diras pas à maman, ce sera notre secret. Dorothy l’avait su par une voisine qui les avait vus. Elle le lui avait reproché pendant des années. Il était sorti le premier, puis il lui avait tendu la main et l’avait fait monter. Ils étaient restés assis côte à côte une bonne demi-heure, d’abord bavards, à commenter ce qu’ils voyaient, le petit chien des Johnson aboyant dans son jardin, les enfants Bernstein qui se disputaient sur leur terrasse, le vieux Peter en train d’arroser sa pelouse. Et puis ils s’étaient tus. Ils avaient mesuré la ville et le ciel. Un des meilleurs moments qu’ils avaient partagés tous les deux.
Il était seul maintenant sur son toit, les épaules enveloppées dans le drapeau. Les filles Marshall sont dans leur jardin sur des chaises longues en mini maillot de bain, Paul lave sa voiture devant son garage, Betty rentre de l’école avec ses deux enfants, un avion passe au-dessus du quartier. Je suis fier de toi, petit, murmure-il, les yeux mouillés de larmes, fier de toi.

Raisons et déraisons : J’ai respecté la consigne, je crois. J’ai choisi parmi les huit lieux celui qui me touchait le plus. Ce choix m’a paru évident, et bien sûr impossible : comment vais-je donc faire monter sur le toit une vieille femme donc l’épouvantable et affreux mari vient de mourir, un jeune homme qui vient de commettre un meurtre, un père dont le fils vient de mourir à la guerre ? Je me suis posé la question du monologue intérieur. Je n’ai pas su y avoir recours. Si je marche sur une plage, je ne me décris pas pour moi-même la plage, le ciel, etc., comme si je commentais la vidéo de ma journée. C’est mon corps qui vit la traversée du paysage, visuellement, mais aussi par le toucher (vent soleil sable sel fraîcheur de l’eau sueur inconfort de la foule), l’odorat (algues se décomposant huile solaire frites chouchous), l’ouïe (mouettes vagues conversation musique), et mes pensées conscientes, celles qui se formulent en mots, peuvent être ailleurs (assemblée générale de copropriété propos d’une collègue qui m’a vexée désir de m’acheter une nouvelle robe auquel je résiste, etc.). Lorsque ma pensée consciente coïncide enfin avec ce que vit et éprouve mon corps, il se fait plutôt un silence : le discours intérieur parasite cesse. Je nage.

Dès lors, ce que je voudrais écrire, ce serait ou bien cette coïncidence, ou bien cette discordance de la pensée du corps et de la pensée consciente. Pensée du corps qui n’est pas discours. Quelle écriture pour cela ?

8. huit lieux, huit romans


proposition de départ

C’est après l’échangeur, après les parkings à perte de vue. On arrive au centre commercial, on passe des portes de verre qui s’ouvrent et se ferment sans bruit, on passe devant un vigile. Le vigile nous arrête, il fait mine de regarder dans les sacs. Il ne voit rien : ni bombe, ni couteau, ni kalach. On fait mine de lui montrer alors qu’on montre rien. Il se méfie, ça se sent, toute la journée au milieu de l’ennui. Ensuite on entre, on tourne. On se met par groupes de deux ou trois. Filles, garçons, sans mélange. On tourne l’après-midi surtout. On tourne le samedi dans le grand hall sans bords. On ralentit devant les vitrines : chaussures, vêtements, lunettes, téléphones. Des mannequins en plastique blanc brillant présentent des tenues assorties, des étiquettes de prix. Dans les escalators, des immobiles avancent, s’élèvent, traversent le plafond de lumière, redescendent. Les mécaniques sont souples, se font oublier. La lumière vient de partout : très peu d’ombres, à peine au pied des corps.
Zoé Duval, < Plus vite que la lune. >

De là-haut sur les toits rouges, près de la brûlure du ciel, une sagesse brusque vous étreint. Ne pas confondre la vitesse et l’ivresse, ne pas confondre le cri et le silence, le sentiment de la puissance, la joie de la contemplation. Car on voudrait courir au vent et ouvrir les bras et chanter à tue-tête. Mais on écoute. À peine si l’on bouge un cil. On franchit des kilomètres rien qu’en respirant. On passe par-dessus les forêts et les automobiles, les humains et les chiens sous les nuages, sous les oiseaux, par-dessus la rivière, toute la ville. Et cette grandeur dans le bleu, et l’élan lui-même viennent de sentir son propre pied fragile sur les appuis étroits, et de se concentrer sur un geste d’artisan : couper du lierre, déplacer des tuiles.
Marguerite Valberg,< Rue de la louve blanche.>

Dans l’ombre de la pièce, contre la bibliothèque chargée de livres rangés soigneusement par catégories et par noms d’auteurs, avec vue sur la porte-fenêtre et sur le jardin où les dernières roses achèvent de faner, sur l’armoire qui abrite le téléviseur, vue sur le poêle aussi, qui est éteint bien évidemment en cette fin du mois de juillet, et qui sert de desserte pour accueillir un bouquet d’orchidées, il y a un divan noir. Dessus, une courtepointe froissée, deux livres, une revue, des lunettes et un stylo, abandonnés dans un fouillis de coussins colorés. À côté, sur un tabouret, un smartphone, un petit ordinateur portable, une tasse, un verre à pied, et sur le carrelage, un paquet de cigarettes et un cendrier. Son châle rejeté au bout du siège. Le divan est occupé par un chat majestueux, au pelage gris bleuté, et aux yeux jaunes.
Paul Rayman,< Hortense et Camille.>

Il arriva sur la plage. La lune était double, un disque parfait suspendu quelques mètres au-dessus de l’horizon et son reflet flottant à la surface de l’eau, les contours déformés et reformés infiniment par les vagues. Son ombre diagonale le suivait sur le sable noir. À cinquante mètres, au pied des cocotiers, une autre ombre était posée, plus ramassée. Il s’immobilisa. Le chant du ressac rythmait l’attente. Un bruit de moteur apparut au loin derrière lui, sur la droite. Le vrombissement grossit, se rapprocha. Il reconnut sans la voir que c’était une moto. Elle passait sur la route du bas. Il l’écouta s’éloigner sur la gauche jusqu’à ce que le son s’éteigne. Il siffla brièvement. L’ombre compacte se déplia et s’étendit entre l’ombre des arbres. Elle glissa lentement vers l’estran. Elle s’arrêta un instant, les pieds mouillés d’écume, puis elle prit la direction des barques.
Florent Tacite,< Rivière-Salée.>

Dans le rade, il n’y avait que le taulier et une décolorée en perfecto, santiags et mini cuir, accoudée au comptoir. La fausse blonde avait le regard dans le vide, perdu dans la contemplation des bouteilles de tord-boyaux exposées à la convoitise des assoiffés. Elle avait l’air singulièrement fatiguée. Le patron, un quinquagénaire à demi-chauve, frottait passionnément son piano. Le zinc brillait. Il devait être sacrément myope, car il négligeait de dépoussiérer les lustres et les angles du plafond. Les araignées appréciaient. Il devait être un peu sourd aussi, car il ne leva pas les yeux à mon entrée. Je me posai à côté de la pin-up déclassée. Elle sirotait son troisième Martini. La même chose pour la demoiselle, commandai-je, et pour moi un café calva. Marylin accepta le verre sans broncher. La salle était petite, elle ne contenait que huit tables carrées en formica marron, accolées deux à deux, seize places assises en tout, plus cinq au bar, neuf si l’on aimait la promiscuité. Sur la carte des prix, il était indiqué qu’on pouvait déguster des sandwichs. Ce n’était pas avec de la cuisine familiale que le bistrotier faisait son beurre. Ni même avec les boissons, quoique la cliente du jour semblait volontaire pour l’enrichir. Sur l’une des tables il restait trois verres : un demi, un jaune, un ballon de rouge. Le demi et le rouge n’étaient pas terminés et les chaises étaient en désordre, reculées comme si les proprios des postérieurs qui venaient de les occuper étaient partis précipitamment. M’est avis qu’ils n’avaient pas réglé l’addition. Ça expliquait sans doute pourquoi le bougnat était morose.
Jean Patrick Fournier,< Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.>

Il arrivait au bout de la rue Molière, au niveau de la boulangerie, quand il s’aperçut qu’il flottait : ses chaussures ne touchaient plus l’asphalte, il « marchait » à une trentaine de centimètres au-dessus du sol. Les pans de son imperméable se soulevaient légèrement au vent, et il n’avait plus besoin d’avancer une jambe devant l’autre pour progresser, il pouvait se contenter d’un mouvement de la pointe des pieds, comme le battement d’un nageur de crawl. Par prudence, il garda les mains dans ses poches. Mademoiselle B. sortait justement de la boulangerie où elle venait d’acheter une brioche et un pain. Il la salua d’un hochement de tête, elle répondit de même, sans marquer d’étonnement. Il était tôt, le jour ne l’avait pas encore définitivement emporté sur la nuit et les réverbères étaient toujours allumés. Il mit sur le compte de cet entre-deux le fait que B. n’ait rien vu d’anormal. Il n’eut qu’à incliner le buste pour tourner à gauche et s’engager dans l’avenue Galliéni. Il pouvait se mouvoir par simple impulsion de l’esprit. Néanmoins, il ne parvenait pas à s’élever plus haut dans les airs, ce qui fait qu’il n’avait pas le sentiment de voler véritablement. Il se sentait même un peu lourd, alors qu’il dépassait ses concitoyens de deux têtes. C’était l’heure des livraisons. Plusieurs camions stationnaient le long des trottoirs, on déchargeait des fûts de bière devant le Maryland, devant la boucherie deux hommes en blouses blanches maculées de rouge clair portaient d’énormes carcasses de viande sur leur dos. Des piles de cartons s’entassaient aux devantures et les containeurs des poubelles débordaient de sacs noirs. Après les livreurs, les éboueurs prendraient la relève, puis la rue serait rendue aux piétons pour la journée. Les rares passants de l’aube se hâtaient vers la gare routière et la station de métro, et personne ne regardait vraiment autour de soi.
Janet Michel,< Monsieur Loiseau.>

Je faisais une cabane avec un drap. La plus simple : il suffisait de remonter le drap au-dessus de la tête et puis de le soulever avec une main ou un pied, on avait une tente éclairée par la lumière de la chambre qui, filtrée par la toile de coton, prenait une teinte rougeâtre. Même si le lit n’était cabane que quelques instants, j’en revenais transformée : le lit-cabane était voyage, oubli, découverte de l’indépendance. Une autre de mes cabanes primitives c’était sous une table. Elle pouvait avoir pour toit et pour murs la nappe, les jambes des convives, et la pesanteur des dîners de famille. Au sol, un parquet disjoint où roulaient des miettes de pain. Il fallait prendre garde à ne pas recevoir un coup de pied, quand l’une des femmes croisait ou décroisait ses jambes nues jusqu’aux genoux, ou quand l’un des hommes se mettait à l’aise, et étendait largement les siennes sous le plateau. Mes fenêtres étaient au ras du plancher, entre les chevilles et l’ourlet de la nappe, il me fallait m’aplatir pour contempler des paysages de plinthes, de sacs à main, de bas de meubles. Je pouvais y être seule ou en compagnie d’un petit chien, qui me témoignait sa gratitude de ses yeux de feu noir. Je fabriquais aussi des cabanes avec des chaises, des draps tendus, des coussins. Je prenais un livre, un verre de grenadine, et je m’y installais pour l’après-midi.
Elyna Donnadieu,< L’enfant qui regardait par-dessus ton épaule.>

Des cordons de CRS barraient l’accès de toutes les rues qui donnaient sur le Boulevard Voltaire. Au loin s’élevaient des fumées et l’on entendait des sifflements, des claquements et des explosions. On avait vu des trottinettes calcinées, des poubelles fondues, des panneaux publicitaires et des devantures de banques ornés de graffitis sur le parcours. Nous approchions de la Nation. Des sirènes retentirent et l’on s’écarta pour faire une haie d’honneur au cortège des pompiers en costumes qui traversait la manifestation sous les applaudissements. Sur la place, la foule était moins dense. Nous ne savions pas s’il valait mieux nous diriger à gauche où à droite pour rejoindre le Cours de Vincennes de l’autre côté, et les cars. Une compagnie de CRS commença d’avancer lentement en formation sur la droite. Je pris la main de Mireille. C’était le moment où le cortège des pompiers déboucha sur la place.
Fred Mulot,< Exils.>

Raisons et déraisons : mon problème c’était comment écrire des formes de fragments « en route vers le roman », sans que ces morceaux ne soient portés par le tout du roman ? Je me suis donc proposé d’associer chacun de mes lieux à un titre et à un nom d’autrice ou d’auteur. J’ai constitué d’abord indépendamment trois listes : les lieux, les noms, les titres. L’association s’est faite au cours de la rédaction, tout d’abord arbitraire, elle a entrainé des modifications, soit dans l’écriture du fragment, soit dans le titre, soit dans le nom.

Dans cette démarche, j’ai pensé à Ivar Ch’Vavar, auteur d’une « anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le Nord de la France », <Cadavre grand m’a raconté >, où il crée l’œuvre de dizaines d’hétéronymes.

7. il apparut...


proposition de départ

Elle s’installa près de la vitre. Sur l’avenue, la circulation est dense. Depuis une demie heure, il tombe une pluie fine, un des premiers crachins d’automne, et, s’il fait jour encore, quelques phares sont déjà allumés. J’ai déposé mon imperméable sur le dossier d’une chaise, il n’est mouillé qu’en surface, d’une mince pellicule de rosée. Le garçon s’approche, en chemise, manches repliées aux coudes, gilet noir, il apporte la carte. Je sais déjà ce que je veux, je commande un verre de vin blanc. Un vin d’Alsace. J’aime sa couleur d’or pâle. J’ai dix minutes d’avance et j’ai hésité à entrer, à m’installer, à poser mon attente et à la supporter à cette table, plutôt qu’à la chasser en marchant plus loin sur l’avenue. Elle croisa les jambes. Elle a choisi une robe de soie verte. La robe remonte légèrement sur sa cuisse au moment où se lève son genou. Elle contemple son reflet dans la vitrine. La robe me va bien. Avec cette coiffure, les cheveux relevés, avec ces chaussures, chaussures neuves en cuir brun, bas satinés, le décolleté de la robe délicatement mesuré, la taille soulignée par la ceinture. Je ne suis pas si mal, si je fais un effort, un vêtement bien choisi, un peu de rouge aux lèvres. Elle a dépensé un peu d’agent, un peu plus que d’habitude. Une petite folie, trois vêtements neufs d’un coup. Elle décroise les jambes, elle regrette de n’avoir pas mis la robe bleue, celle qui s’accorde avec la couleur de ses yeux. Le garçon revient vite avec le verre au milieu d’un plateau circulaire, qu’il tient sur ses doigts tendus à la hauteur de son épaule. D’un mouvement souple du coude et du poignet, il le descend au niveau de la table, pose le verre et, à côté, une petite assiette de cacahuètes. Elle sourit à son reflet et porta le verre à ses lèvres. De là où je suis assise, je peux voir la bouche du métro et l’avenue dans ses deux directions. On se presse à l’entrée du métro, comme on se presse à la boulangerie voisine et au kiosque à journaux. C’est l’heure des sorties de bureau ou de garderie scolaire. Il y a des hommes en costume, des femmes en tailleur, des enfants qui baillent ou qui crient ou qui sont abrutis de fatigue. Certains ouvrent des parapluies, d’autres ne prêtent pas attention à la bruine qui fait briller les trottoirs mais ne transperce pas les vêtements. Quand il arrivera, elle le verra. Elle le verra quand il viendra vers elle. Quand il sera encore seul dans ses pensées, elle, elle ne sera plus seule, elle sera déjà avec lui. II ne saura pas qu’elle est là, assise, tout contre la vitrine, il ne saura pas qu’elle le regarde, qu’elle reconnaît son geste bien à lui de pencher la tête sur le côté droit, son imperméable un peu usé, l’allure de son pas. Il ne saura pas qu’il est vu et reconnu, il sera encore dans son ignorance, comme un dormeur que l’on contemple. Elle sortit à la hâte un livre de son sac à main, et un petit carnet de notes. Évidemment, il n’est pas possible de lire, encore moins d’écrire. Je ne pense qu’au moment où il sera là, au premier instant, aux premiers mots. Quel sera son sourire. Son regard à la robe, à la nouvelle coiffure. Comme je ne peux lire ni écrire, je me relis. Les notes de mon petit carnet sont confuses. J’essaie de deviner le titre qu’il a choisi pour son roman. Cela pourrait s’appeler « Passion », ou bien « Passions ». Le singulier ou le pluriel ? Je devine, ou j’invente ? Il est en retard. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge, il était 18 h 12. Je commence d’attendre et de vouloir masquer l’attente. Chaque minute s’étire et devient pénible à endurer. Je ne peux empêcher mes yeux de revenir à la bouche de métro, et je les contrains dans le même temps à se porter ailleurs, à détailler des graffitis ou des publicités aux abribus à m’en faire venir les larmes. Je mets en scène l’indifférence. Je grignote les cacahuètes. Je fixe du regard les phrases écrites au stylo plume et à l’encre bleue dans le petit carnet. Je termine le verre de vin blanc. Pourrai-je écrire mon autobiographie en personnage de roman ? Je veux dire, oui, bien sûr, avec l’autofiction, l’écrivain se raconte, s’invente, devient son propre personnage. Mais c’est à la fois inconscient et fabriqué délibérément. L’idée serait de faire l’inverse : écrire la conscience aigüe d’être le personnage d’un autre et de n’avoir aucune prise sur son destin. Aucune prise sur l’intrigue de ce roman. Il apparut en haut des marches. Elle ne peut retenir le geste de se pencher en avant, de se hausser un peu, les sourcils suivent, et ses lèvres se forment déjà pour lui sourire, le saluer, alors qu’il ne la voit pas encore, et qu’il serait trop loin pour l’entendre. Elle se force donc à rester bien assise, adhérant à la chaise, et elle repose ses pieds à plat sur le sol. Elle agrippe les feuilles du carnet qu’elle refermera quand il sera entré dans le café, quand il l’aura vue et qu’il viendra vers elle. Elle refermera le carnet, glissant le stylo entre les pages, et elle le rangera avec le livre dans son sac, lui laissant juste le temps d’apercevoir la couverture et de deviner titre. Elle ferait ce geste très lentement, de façon tout à fait détachée, lui souriant et commençant à parler d’autre chose, de cette petite pluie, des jours qui raccourcissent, du vin à la transparence dorée. Il s’arrêta devant le kiosque à journaux. Il balaie du regard les titres des quotidiens rangés sur le présentoir, examine les magazines et les cartes postales. Les titres et les images se télescopent : les unes des journaux d’information s’imitent entre elles, les revues aux spécialités différentes offrent des bifurcations. Enfin, il se décide, il prend un exemplaire dans la pile qui est juste sous le guichet, fouille dans sa poche, y trouve des pièces, les tend au kiosquier et échange quelques mots avec lui. Il récupère sa monnaie, et, avant de repartir, déplie les pages du journal, les feuillette, les replie grossièrement. Et puis, comme s’il en avait envie au dernier moment et par hasard, il se dirige vers le café.

Raisons et déraisons : Comme souvent, c’est quand j’ai écrit une page entière que je repense à la consigne de départ, et que je prends conscience de ne pas l’avoir bien respectée. Je me suis servie de la combinaison des temps pour introduire un décrochage sur un autre plan.

6. l’amour pour un être dont on ne connaîtrait pas le nom serait impossible


proposition de départ

L’origine de la jouissance de nommer revient à l’enfance. L’enfant donne des noms. La petite fille à ses poupées, aux petits chats, aux petits chiens qu’elle trouve, à ses peluches, à un poisson rouge, à une poule, plus tard à ses personnages dessinés. Puissance adamique, premier présent de Dieu à l’humanité, par-là l’enfant « jouit du spectacle de sa propre activité […] se manifeste lui-même dans les choses extérieures » [1]. Mais le nom est aussi position de l’altérité : l’être qui est nommé sort de l’indifférencié, acquiert son individualité et son caractère, son identité que l’on ne peut plus lui retirer. On n’imagine pas de poupée ou de chat qui s’appellerait un jour Sophie, Lulu, un autre jour Jade ou Orange.

Le plaisir de nommer se retrouve à l’âge adulte, dans celui de nommer les enfants. C’est une fête, avec rivalité, que la recherche du prénom du petit à naître. Que devaient être tristes les temps où des prénoms étaient donnés automatiquement, suivant la tradition, l’aîné portant le prénom du grand-père, toute la famille formée pour étouffer l’expression de l’imaginaire.

J’ai essayé de me remémorer les prénoms de mes poupées et de mes chats, mais c’est trop loin de moi désormais. Je me souviens toutefois qu’il y avait une poupée à laquelle je n’avais pas donné de prénom, et c’était Barbie. Petites filles, nous disions « ma Barbie » et « ta Barbie » pour distinguer les nôtres, quand nous jouions à plusieurs, mais aucune ne s’appelait Elsa, ou madame Berthier, ou Marylin. On pourrait défendre ici que Barbie, c’est déjà un prénom, un diminutif de Barbara, et qu’en vertu de la loi énoncée ci-dessus, on ne pouvait plus lui changer. Dans ma perception, Barbie n’était pas un simple prénom. C’était de l’ordre à la fois de la marque (cela je ne l’analysais pas, à l’époque), et de la star.

À la suite des poupées Barbie, d’autres poupées mannequins ont été conçues et mises sur le marché. Les modèles répondaient à différents concepts : certaines étaient bien plus économiques que Barbie, qui était une poupée assez chère. Mais elles étaient très souvent décevantes : elles n’avaient pas les jambes articulées, elles perdaient leur tête, leurs bras, leurs cheveux feutraient vite, on leur coupait, elles finissaient chauves et manchotes. D’autres déclinaient une petite variété de types féminins, des brunes, des peaux plus mates, des seins moins pointus. Aucune ne pouvait égaler et remplacer Barbie. Toutes avaient un air de contrefaçon.

Les poupées Barbie étaient très décriées par les féministes, pour la raison qu’elle aurait présenté aux petites filles un modèle de femme-objet, vouée à être sexuellement désirable de façon ultra conformiste, et à être, sinon, muette et inutile. Mais au moins, elle n’était pas ménagère. Elle n’était pas vouée à la maternité. Oui, c’était une star comme de cinéma.

Elle avait un trait de bleu sur les paupières : maquillage permanent qui compensait peut-être l’absence de pigmentation de son pubis et des pointes de ses seins. J’ai entendu une féministe il y a quelques jours défendre ainsi Barbie, c’est une poupée qui était femme, qui vivait des aventures, disait-elle. Quand les petites filles avaient plusieurs Barbie, en général, elles n’avaient qu’un seul Ken. La question, c’était alors : quoi faire avec lui ?

Ken avait un pubis glabre, légèrement plus volumineux que celui de Barbie, lequel était parfaitement plat. Quel casse-tête cela a dû être pour les créateurs, de lui donner un caractère viril, sans que cela soit un caractère sexuel.

J’avais voulu nommer l’un de mes personnages monsieur Wu, en hommage aux premiers textes de Vincent Tholomé, et pour jouer (monsieur Wu, et non pas simplement Wu). Puis je me suis dit que je n’avais pas envie de jouer à répondre à un autre texte. Je ne l’ai donc pas nommé. Il lui reste simplement le geste de sortir, et des cheveux de jais. Toutefois, ce personnage ne peut pas recevoir d’autre nom. Il s’agit bien de monsieur Wu, même si je ne l’appellerai pas ainsi au grand jour.

5. elle passe la main dans ses cheveux bruns


proposition de départ
1

Juste avant de descendre, elle jette un dernier coup d’œil dans le miroir du pare-soleil. Elle y voit une mèche rebelle et ses propres yeux noirs, graves. Elle y voit au loin derrière elle quelque chose qu’elle n’identifie pas. Quelque chose qui cloche, c’est infinitésimal. Elle passe la main dans ses cheveux bruns. Un éclair déchire les ténèbres. Boris saisit son bras, il ouvre démesurément grand la bouche, il serre. Main dans ses cheveux qu’elle vient de couper très court elle voit l’éclair qui vient de très loin, qui vient de très près, qui perce la nuit et le miroir, efface le reflet, remet la mèche en place, l’éclair venu du fond des ténèbres, elle le voit, elle comprend, Boris ouvre la bouche, lui serre le bras, mais il est comme paralysé, il reste muet, elle sent ses cheveux très courts et piquants sous les doigts, c’était drôle cette décision de tout couper, voit l’éclair et n’entend pas la détonation, Boris n’entend pas la détonation, elle ne l’entend pas. Ses yeux noirs. L’éclair. La bouche. La détonation.

2

Enfin, quand il n’y a plus d’épingles, elle passe la main dans ses cheveux bruns, y plonge les dix doigts en forme de fourche, et elle secoue, elle libère toute la chevelure qui se déroule en une détente animale sur ses épaules. Il aurait pu crier. Il ne sait pas s’il a crié. Le silence de cet instant est comme le silence d’après un cri. Elle semble n’avoir rien entendu. Elle a pris une brosse, elle la passe énergiquement, tire les mèches des racines jusqu’aux pointes, dessous et puis dessus, lissant du plat de la main, gonflant et travaillant du bout des doigts la chevelure odorante dans laquelle il a tant de fois enfoui son visage et piqué des baisers, qu’il a saisie et tirée délicatement, qu’il a humée et laissé filer entre ses doigts, contre laquelle il a tant de fois dormi, qu’il a vue trempée au sortir de la douche, amaigrie, durcie en serpents et continuée en filets d’eau, parfumée de shampoing, de Chanel, de sueur, mouillée de ses larmes une fois en secret.

3

Une main parfaite d’une blancheur extrême surnage dans le chaos. L’autre est prise sous le crâne. Une brosse près de son front, on dirait qu’elle passe la main dans ses cheveux bruns.

4

Elle passe la main dans ses cheveux bruns, commençant d’abord au-dessus de la tempe, à la droite du front, caressant un peu de peau au passage, avant que ses doigts ne forment des sillons creusant sa chevelure. Elle cherche des yeux les yeux de Fanny. Fanny soutient le regard. Le papier roulé est trempé de sueur La femme remet une mèche en place derrière son oreille, dévoilant au passage une boucle ornée d’une perle de nacre, et sa main termine sa course en se posant un instant sur sa nuque. Elle fait lentement demi-tour.

5

Elle passe la main dans ses cheveux bruns. Elle ne pense à ce moment-là ni à sa coiffure, ni aux activités de la journée qui commence. Elle pense au rendez-vous d’hier, à leurs deux mains qui se sont frôlées au sortir du restaurant, au baiser qu’elle a posé au vol, sur ses lèvres, juste avant qu’il ne monte dans le RER. Elle passe la main dans ses cheveux. Ses propres pensées sont-elles devenues lisibles, se demande-t-elle tout d’un coup. Lisibles pour l’écrivain qui saura tout d’elle, peut-être mieux qu’elle-même, son désir d’amour, d’être aimée, son désir de sexe aussi. Lisibles pour les lectrices et les lecteurs du roman, sans qu’elle puisse savoir à l’avance ce qui leur sera donné à lire ? Il lui plaît. Elle ne le désire pas encore. C’est sa solitude qu’elle aimerait rompre. Elle a peur de perdre son propre corps, son temps. Il lui plaît, mais elle ne l’aime pas. Elle aimerait que cela soit un « n’aime pas encore ». Qu’il y ait un « à venir ». Elle est brune, n’est pas très jolie (c’est écrit ainsi dans le roman), elle passe la main dans ses cheveux, replace une mèche sur son front.

II. 1

[Nuit. Un parking désert. Une BMW noire approche, silencieuse, et se gare sous un lampadaire. La lumière permet de voir qu’il y a deux personnes à l’intérieur. Un homme est au volant, une jeune femme est assise à côté de lui. Le conducteur sort de la voiture, il en fait le tour, il ouvre la portière à sa passagère. Il se penche vers elle, il lui dit probablement quelque chose que l’on n’entend pas. Elle pose un pied dans une fine chaussure à talon haut hors de l’habitacle, mais,] juste avant de descendre, elle jette un dernier coup d’œil dans le miroir du pare-soleil. Elle y voit une mèche rebelle et ses propres yeux noirs, graves. Elle y voit au loin derrière elle quelque chose qu’elle n’identifie pas. Quelque chose qui cloche, c’est infinitésimal. Elle passe la main dans ses cheveux bruns. Un éclair déchire les ténèbres. Boris saisit son bras, il ouvre démesurément grand la bouche, il serre. Main dans ses cheveux qu’elle vient de couper très court elle voit l’éclair qui vient de très loin, qui vient de très près, qui perce la nuit et le miroir, efface le reflet, remet la mèche en place, l’éclair venu du fond des ténèbres, elle le voit, elle comprend, Boris ouvre la bouche, lui serre le bras, mais il est comme paralysé, il reste muet, elle sent ses cheveux très courts et piquants sous les doigts, c’était drôle cette décision de tout couper, voit l’éclair et n’entend pas la détonation, Boris n’entend pas la détonation, elle ne l’entend pas. Ses yeux noirs. L’éclair. La bouche. La détonation.

II. 2

[Madeleine tourne le dos à la pièce, à la porte, à toute la maisonnée, pour n’être occupée que d’elle-même devant son miroir. Elle a fini de passer sur ses paupières le coton imprégné de lotion démaquillante. Elle se penche vers son reflet, regarde ses propres yeux dénudés et humides et bat des cils pour les inspecter, en ayant oublié tout du monde. Puis elle se redresse, elle lève en même temps ses deux coudes et porte les mains à son chignon. Ce geste, chaque fois, le bouleverse. C’est presque le même geste par lequel elle enlève sa robe, elle enlève son tee-shirt, elle attache un collier à son cou ou des boucles à ses oreilles. Il révèle la grâce de sa nuque, la ligne sculpturale du dos, la douce courbure de ses bras. D’une main elle retient le chignon, repère au toucher l’emplacement des épingles, de l’autre elle les retire une à une et les range dans un petit pot de faïence, inclinant la tête à gauche puis à droite, comme en un modeste salut d’actrice.] Enfin, quand il n’y a plus d’épingles, elle passe la main dans ses cheveux bruns, y plonge les dix doigts en forme de fourche, et elle secoue, elle libère toute la chevelure qui se déroule en une détente animale sur ses épaules. Il aurait pu crier. Il ne sait pas s’il a crié. Le silence de cet instant est comme le silence d’après un cri. Elle semble n’avoir rien entendu. Elle a pris une brosse, elle la passe énergiquement, tire les mèches des racines jusqu’aux pointes, dessous et puis dessus, lissant du plat de la main, gonflant et travaillant du bout des doigts la chevelure odorante dans laquelle il a tant de fois enfoui son visage et piqué des baisers, qu’il a saisie et tirée délicatement, qu’il a humée et laissé filer entre ses doigts, contre laquelle il a tant de fois dormi, qu’il a vue trempée au sortir de la douche, amaigrie, durcie en serpents et continuée en filets d’eau, parfumée de shampoing, de Chanel, de sueur, mouillée de ses larmes une fois en secret. [Il a reculé d’un pas dans l’ombre du couloir, ses chaussures à la main.]

II. 3

[Sur le lit qui n’a pas été défait, deux robes, une rouge et une noire. Des robes pour sortir, pour aller dîner ou danser. Le corps est au sol, couché sur le côté, dans une position qui évoque une chute à partir d’une position assise. Les jambes sont repliées, prises dans une chaise renversée. Un miroir, des flacons de parfum et de poudre ont été emportés avec elle et se sont brisés, répandant sur le parquet des éclats de verre, des traînées de fond de teint, et dans la chambre des effluves de parfums qui se mêlent à l’odeur de la mort. C’est une femme d’une quarantaine d’années, mince, d’allure soignée. Elle est vêtue d’une simple nuisette ou d’un fond de robe de satin blanc, avec une bordure de dentelle au décolleté. Une bretelle de la nuisette a glissé et laisse apparaître un sein. C’est presque obscène, grotesque. Ses ongles sont vernis de rouge. Le vernis est impeccable. Il venait d’être posé.] Une main parfaite d’une blancheur extrême surnage dans le chaos. L’autre est prise sous le crâne. Une brosse près de son front, on dirait qu’elle passe la main dans ses cheveux bruns.

II. 4

[Les corps se sont raidis, la grande brune s’est retournée et elle scrute maintenant le fond de la salle. Fanny serre entre ses doigts le petit morceau de papier roulé. Elle sent la sueur arriver à ses paumes. Mathias, dont les épaules se sont haussées d’une façon à peine perceptible tente de faire diversion, en ne parlant de rien, pas trop fort, pas trop bas. Toi, là-bas, que dis-tu ? interpelle la femme. Elle s’approche vivement, son regard est sévère. Il est trop tard pour mieux cacher le papier, le glisser dans une chaussette par exemple, le geste serait d’une trop grande amplitude, il serait trop visible parmi tous les corps figés. Mathias a pâli. Je ne disais rien, répond-il. Mais aussitôt il sent que la femme s’agace, elle donne un petit coup sec du talon sur le sol, et il bredouille : je demandais juste un mouchoir, je demandais à Gauthier s’il n’avait pas un mouchoir. Gauthier pique du nez, il ne s’attendait pas à être impliqué, il arrondit le dos, comme s’il se préparait à recevoir des coups. La grande brune s’est arrêtée près de Mathias, près de Fanny. Fanny le maudit intérieurement pour l’avoir attirée au fond de la salle. Elle observe attentivement l’un puis l’autre, elle analyse. Son regard se pose sur la main de la jeune fille, sur sa main droite dont les doigts sont collés entre eux bizarrement. Elle répond à Mathias d’un ton monocorde, tout en regardant les doigts de Fanny, alors mouche-toi dans ta manche, si tu n’as pas de mouchoir.] Elle passe la main dans ses cheveux bruns, commençant au-dessus de la tempe, à la droite du front, caressant un peu de peau au passage, avant que ses doigts ne forment des sillons creusant sa chevelure. Elle cherche des yeux les yeux de Fanny. Fanny soutient le regard. Le papier roulé est trempé de sueur. La femme remet une mèche en place derrière son oreille, dévoilant au passage une boucle ornée d’une perle de nacre, et sa main termine sa course en se posant un instant sur sa nuque. Elle fait lentement demi-tour.

II. 5

[Je me demande si je n’ai pas toujours rêvé d’être un personnage de roman. Au moins, j’ai rêvé de vivre dans les romans, cela j’en suis certaine. Ou bien dans un roman ? C’est qui a en partie motivé mon désir d’écrire. Pas seulement et peut-être pas d’abord, mais cela y était. Je m’imaginais alors que, davantage que comme lectrice captive des personnages et de mes sentiments pour eux, au point d’être triste à pleurer quand j’arrivais à la fin, j’habiterais les romans et cela deviendrait continu. C’était le temps de mon enfance et de ma naïveté. Je ne sais quand cette enfance s’est terminée. Mais d’être un personnage même, c’est autre chose que d’écrire. C’est peut-être le cinéma, avec ses actrices continuant de vivre, d’être belles, d’avoir des existences palpitantes même après le mot « fin », qui ont entraîné ce désir, davantage que la littérature. Plutôt actrice, ou plutôt personnage ?

Puisque je suis devant mon miroir, pourrais-je me voir comme de l’extérieur, avec le regard d’un autre sur moi, sur elle ? Si le miroir était une caméra, un écran de cinéma.] Elle passe la main dans ses cheveux bruns. Elle ne pense à ce moment-là ni à sa coiffure ni aux activités de la journée qui commence. Elle pense au rendez-vous d’hier, à leurs deux mains qui se sont frôlées au sortir du restaurant, au baiser qu’elle a posé au vol, sur ses lèvres, juste avant qu’il ne monte dans le RER. Elle passe la main dans ses cheveux. Ses propres pensées sont-elles devenues lisibles, se demande-t-elle tout d’un coup. Lisibles pour l’écrivain qui saura tout d’elle, peut-être mieux qu’elle-même, son désir d’amour, d’être aimée, son désir de sexe aussi. Lisibles pour les lectrices et les lecteurs du roman, sans qu’elle puisse savoir à l’avance ce qui leur sera donné à lire ? Il lui plaît. Elle ne le désire pas encore. C’est sa solitude qu’elle aimerait rompre. Elle a peur de perdre son propre corps, son temps. Il lui plaît, mais elle ne l’aime pas. Elle aimerait que cela soit un « n’aime pas encore ». Qu’il y ait un « à venir ». Elle est brune, n’est pas très jolie (c’est écrit ainsi dans le roman), elle passe la main dans ses cheveux, replace une mèche sur son front.

Raisons et déraisons :

1. L’exercice m’a paru d’abord facile et excitant.

2. J’ai été bluffée par la définition que François Bon donne de l’écriture du roman, comme le fait d’entrer dans une durée et y faire entrer la lectrice ou le lecteur (j’ai depuis longtemps identifié cela comme MA difficulté, et donc mon défi)

3. Je me promets de revisionner la vidéo plus tard, transcrire le passage en question, écrire un texte là-dessus.

4. J’ai quelques idées pour commencer, mais je n’ai pas encore écrit la #4. Je me colle à la #4, j’annonce à toute la famille que j’écris ce matin, je repousse à plus tard les courses, le ménage, le courrier en retard, je mets des boules quies, et je les montre à tous ceux qui viennent me solliciter. Je les entends de façon lointaine qui s’excusent. En deux heures, c’est fait, je poste.

5. Tout de même, la durée, comment ça ? Il n’y en a pas plusieurs ? Et la phrase ? La durée n’est-elle portée que par la phrase ? La phrase isolée ? Et le paragraphe, et la page, et la structure de l’intrigue, et la coupure ?

6. Je sèche. Tous mes essais se terminent lamentablement par un effacement. Toujours ce problème, évidemment, comment écrire un morceau de roman quand on n’a pas de roman ?

J’écris quelques notes dans un cahier.
[À sa coiffeuse.
Rapidité précision relâché.
Un regard dans le rétro et elle replace une mèche de cheveux de trois doigts.
Dos à la pièce (barré). Passe la brosse lentement dans la longue chevelure.
Inscrire le geste dans différentes durées — temps bref, temps long.
• l’instant fatal
• les strates de la mémoire
• temps figé
• suspension du temps/attente/attention (lettre cachée sur les genoux sous la table)
• ralenti infini (elle le regarde partir)]

7. Je lis quelques-uns des textes des autres, puis je préfère ne pas les lire, pour ne pas être tentée de les suivre au risque de ne pas trouver ma voix. J’écris quelques scènes. Arriver à dix, ce sera trop difficile, enfin trop long, il me faudra des jours et des jours.

8. Comment parvenir à avoir des fragments de prose, si ce n’est en retirant tout ce que j’ai écrit, qui prépare la venue du geste. Est-ce que cela va marcher, est-ce que les durées vont tenir, dans leurs caractères et leurs différences ? Il me semble que cela tient. Je n’ai pas assez de courage pour assumer la coupe franche. Je décide de proposer deux versions : version coupée, version avant la coupe.

9. J’écris mon codicille. Je ne me suis pas faite à ce mot. Il y a toujours un petit art de triche : un codicille en dix points, sur le geste d’écrire, cela correspond à la consigne, non ?

10. Je me dis que j’aurais aussi bien pu faire tout l’exercice avec la phrase « la marquise sortit à cinq heures » !

4. le roman de l’autre (hard/soft)


proposition de départ
1

Je suis assise sur une banquette dans un petit restaurant. C’est un restaurant tibétain. C’est moi qui ai proposé : allons dans ce petit restaurant tibétain que je connais. Il est situé près du Panthéon rue Saint Jacques. J’y ai mangé déjà deux fois. La banquette est orange. Banquette de skaï orange, comme dans les anciens bistrots parisiens.
Je suis assise sur une banquette orange. Au mur des tentures brodées d’or, de bleu profond et de rouge. Une nappe blanche sur la table. J’ai commandé un thé au beurre, le thé est salé. Il dit j’écris, je suis écrivain, en ce moment j’écris ma vie. Je pense alors, si il écrit, écrit sa vie, je suis dedans, je suis dans le roman, pour un paragraphe, quelques lignes, un personnage.

Beaucoup de choses arrivent dans ma vie : de grandes choses qui la bouleversent. Une séparation, une rencontre. Une transformation radicale de tout mon être. Il penche légèrement la tête sur le côté droit. J’ai déjà écrit un livre qui a été publié, je te le montrerai, dit-il, je te l’offrirai.

Sur la quatrième de couverture, sa photo dans une chemise blanche, le col légèrement ouvert, un sourire et la tête légèrement penchée sur le côté. Ce sont toutes ces choses qui arrivent dans ta vie qui inspirent le livre que tu écris ? Une séparation, une rencontre ? Quelques miettes de pain sur la table. Elle les collecte en les pressant de la pulpe du doigt, son doigt fait une drôle de danse sur la table, un parcours à la poursuite des miettes, elle lèche délicatement les miettes collées au bout de son doigt.

C’est lui qui a demandé : où est-ce que l’on pourrait aller, est-ce que tu connais un restaurant ? Le tibétain présente l’avantage de ne pas être trop cher et de proposer des plats qui sortent de l’ordinaire. Elle boit du thé au beurre salé. C’est étrange, dit-il. Il a préféré commander un thé aux fleurs. Elle ne sait pas si c’est son genou qui la cherche sous la table, ou si elle a rencontré le pied de la table. La salle est petite, il y a vingt couverts. Sa main se promène sur la nappe. Elle cherche des miettes. Il roule un pli sous ses doigts. Les doigts sont proches.

Il ne la trouve pas très jolie. Il ne le dit pas. Cela n’a pas d’importance. Ce sont les sentiments qui comptent. C’est le vécu, ce que l’on va vivre avec cette personne. Toutefois elle a les yeux bleus vert. Je dis que j’écris de la poésie. Est-ce que le livre qui raconte la séparation la rencontre, les moments de ta vie, sera appelé un « roman » ? Mais oui, dit-il, ce sera un roman. Il est étonné de la question. As-tu choisi le titre. Non, pas encore, répond-il, avec un sourire mystérieux. Elle n’ose pas demander : alors, je suis le personnage de ton roman ?

2

Ils sont dans un petit restaurant bon marché du quartier latin. Il lui a demandé de choisir. Elle a proposé un restaurant tibétain. Elle y a déjà mangé deux fois. Elle ne sait pas si il l’invite. Ils ont marché longtemps dans les rues sans rien voir, bousculés par les passants, s’arrêtant aux feux, oubliant de traverser. C’est leur premier restaurant, c’est leur premier soir.

Elle boit du thé au beurre salé. C’est étrange, a-t-il dit. Il a préféré commander un thé aux fleurs.

Il dit j’écris, je suis écrivain, en ce moment j’écris ma vie.

Beaucoup de choses arrivent dans ma vie : de grandes choses qui la bouleversent. Une séparation, une rencontre. Une transformation radicale de tout mon être. Il penche légèrement la tête sur le côté droit. J’ai déjà écrit un livre qui a été publié, je te le montrerai, je te l’offrirai.

Sur la quatrième de couverture, sa photo dans une chemise blanche, le col légèrement ouvert, un sourire et la tête légèrement penchée sur le côté.
Il y a des silences entre eux. Chacun aimerait que ce soit l’amour.

Quelques miettes de pain sur la table. Elle les collecte en les pressant de la pulpe du doigt, son doigt fait une drôle de danse sur la table, un parcours à la poursuite des miettes, elle lèche délicatement les miettes collées au bout de son doigt.

Elle ne sait pas si c’est son genou qui la cherche, ou si elle a rencontré le pied de la table. La salle est petite, il y a vingt couverts. Les corps sont proches. Sa main se promène sur la nappe. Elle cherche des miettes. Il roule sous ses doigts un pli de la nappe.

Il ne la trouve pas très jolie. Il ne le dit pas. Ses yeux sont bleu vert. Elle le trouve beau, elle n’ose pas encore lui dire. J’écris de la poésie, dit-elle.
Est-ce que le livre qui raconte la séparation la rencontre, les moments de ta vie, sera appelé un « roman » ? Mais oui, dit-il, ce sera un roman. Il est étonné de la question.

Elle pense alors, si il écrit, écrit sa vie, je suis dedans, je suis dans le roman, pour un paragraphe, quelques lignes, un personnage.

Elle n’ose pas demander : alors, je suis le personnage de ton roman ?

Raisons et déraisons :

L’exercice est pour moi d’une difficulté extrême, bien que j’en comprenne la nécessité, les définitions du « soft » et du « hard » me sont très obscures. J’ai tendance, en première approche, à associer « hard » au masculin, « soft » au féminin, mais je me refuse à adopter cette forme de catégorisation. Je choisis de considérer que je dois penser à « mon » soft et à « mon » hard. Mon hard irait vers une tenue rythmique plus accentuée, mon soft vers plus de sensualité ou présence sensible.

En écrivant, je suis incapable de distinguer nettement les deux. Le texte 1 est le premier jet. J’ai choisi de le considérer comme la version « hard » et de tendre vers davantage de « soft » dans la version deux.

3. quitter la ville, version brève


proposition de départ

Là où un instant plus tôt il n’y avait que des pigeons, il y avait maintenant une femme, adossée au mur de pierres, les cheveux relâchés, un genou dans la lumière, portant une cigarette à ses lèvres. Il s’est approché, a trouvé un prétexte pour lui parler, lui a emprunté son briquet et est resté à côté d’elle le temps de rouler son tabac dans une fine feuille de papier. La courbe de sa joue, celle de sa gorge, celle de son épaule étaient adorables. Il aurait pu lui dire. Il aurait aimé. Elle est restée dans ses pensées, soufflant des volutes de fumée vers le ciel, les regardant s’élever et se décomposer. Il n’avait jamais eu une femme comme elle, il le savait. Un regard a suffi. Elle a dit je ne sais pas ce qu’il va advenir de ma vie, puis elle s’est éloignée. Il ne l’a pas quittée des yeux avant qu’elle n’ait disparu, avalée dans l’ombre de la gare, derrière les rideaux de la foule.

Raisons et déraisons
Comme mes deux premiers étaient déjà des formes de quitter la ville, je n’envoie qu’une seule version brève.

2. orpheline


proposition de départ

Il sort après avoir fait un brin de toilette. Il avance dans la rue d’un pas rapide, semblant ne pas regarder autour de lui, mais ne heurtant personne. Il traverse, pousse la porte vitrée, entre dans le café. L’homme est très pâle, des cernes sous les yeux, une ride entre les deux sourcils. Il se tient au comptoir, très droit, très calme en apparence, commande un expresso, un œuf dur. Il a arrêté sa valise à roulettes tout contre sa jambe, porte sa sacoche à l’épaule. Il tapote l’œuf contre le comptoir puis l’écale avec soin, le sale, tend le bras, saisit le journal qui est posé sur le comptoir, le feuillette machinalement. Il alterne les gestes : de la main droite porter l’œuf à sa bouche, en croquer une bouchée en prenant garde de ne pas en faire tomber de miette, et de la main gauche porter la tasse de café très sucré à ses lèvres, en boire une toute petite gorgée. Il repose l’œuf dans l’assiette, il repose la tasse de café, il essuie ses doigts à la serviette en papier, il tourne une page du journal. Quelques lignes retiennent son attention, il se fige. Il pâlit encore dans sa pâleur, il maigrit, ses lèvres remuent, un peu de brise fait trembler le pan de sa veste de lin et une mèche de ses cheveux de jais. L’aiguille de l’horloge murale fait un petit saut et se place sur la demie.

Elle vérifie. Son sac est bien contre sa hanche, le portefeuille est bien dans le sac, la carte bancaire dans le portefeuille. Un peu de sueur perle à son front. Elle regarde tout autour d’elle, une fois, deux fois. La valise est bien à ses pieds. Elle se lève, elle boîte un peu. Se rassied, regarde l’heure, consulte le panneau des départs. Gardez la valise, dit-elle aux deux filles, je reviens, et elle s’élance, elle traverse la salle des pas perdus, descends les escalators, arrive sur la place, éblouie un instant par la lumière naturelle. Elle regarde tout autour d’elle. Elle hausse les épaules, et commence le geste de faire demi-tour. Un homme, à dix pas, prend des photos avec son téléphone. Il cadre la façade de la gare, et puis il déplace légèrement son écran. C’est elle qui est maintenant dans le viseur. Elle sort ses lunettes noires, reforme sa queue de cheval, et marche d’un pas décidé -elle boîte toujours- vers le boulevard.

Tu bouges pas, ok, dit Fanny. Jean, assise sur le banc, les deux mains coincées sous les cuisses, détourne le regard et balance ses pieds dans le vide. La jeune fille s’éloigne. Des voyageurs marchent dans toutes les directions, à différentes vitesses. D’autres se tiennent debout, immobiles au milieu des courants, impassibles. Le hall est si grand et le plafond si haut que des pigeons volent à l’intérieur. Ils fondent en piqué sur des miettes de sandwichs, et se font chasser à coups de pieds. Des voix suaves annoncent des noms de villes, des numéros de trains, des horaires d’arrivées et de départs.

Fanny sort sur le trottoir, tire un paquet de cigarettes de la poche de son blouson, paquet noir portant des images ensanglantées, une jeune femme blonde les yeux hagards, un mouchoir taché de rouge sous la bouche, une bouche tachée de rouge, elle allume la cigarette, aspire profondément une bouffée de fumée qui lui brûle les poumons, la réveille, l’assomme, lui tourne la tête. Elle s’appuie au mur de pierre. Un jeune homme vêtu d’une combinaison verte s’approche, il lui demande si il pourra lui emprunter son briquet. Il coince sous son bras la pince qui lui sert à ramasser les détritus au sol, et sort un paquet de tabac, une feuille de papier. Tu travailles dans le quartier ? demande-t-il. Il roule une cigarette entre ses doigts. Fanny lève le menton, ourle ses lèvres, et souffle lentement un nuage de fumée vers le ciel. Elle en contemple l’ascension, la décomposition, tend du bout des doigts son briquet au jeune homme vêtu d’une combinaison verte. Il fait apparaître la flamme. A ses yeux perle une larme. Le soleil éblouit, le tabac pique sous la paupière. Les températures sont encore fraîches, mais les pluies d’hier sont passées, et des conditions anticycloniques s’installent peu à peu sur le pays. Les températures vont monter progressivement dans le cours de la semaine. Les nuages au ciel s’étioleront, laissant la place au bleu intense de l’été commençant. Fanny porte un blouson de jean noir et un short. Non, répond-elle, non. Je suis Touareg, dit-il. Elle se tourne vers lui et le regarde enfin, ses yeux noirs, ses cils noirs.
Est-ce que je peux prendre le journal, demande l’homme. C’est l’édition d’hier. Ça n’a pas d’importance. Il pose deux pièces sur le comptoir. Je vous l’offre, lui dit le patron. Il plie soigneusement le journal qu’il range dans sa pochette. Le client part sans prendre sa monnaie, sort du café. Il tire après lui sa valise à roulettes, impeccable, comme neuve, fait face à la gare, s’arrête un instant pour contempler le bâtiment. Anne prend une boîte de pansements, demande de l’aspirine. L’homme qui prenait des photos sur la place avec son téléphone a disparu. Le jeune homme Touareg en combinaison verte demande à Fanny : tu viens d’arriver ? Tu n’es pas d’ici ? Elle jette son mégot sur le sol, l’écrase de la pointe de sa chaussure, se détache du mur de pierre. Je ne sais pas, dit-elle. Je ne sais pas encore ce qu’il va advenir de ma vie. Studio meublé 20 mètres carrés, troisième étage, ascenseur, vue sur parc, gare à cinq minutes. 550€. Téléphonez après vingt heures. Je m’appelle Kamel. Je suis là tous les jours à la même heure. Il lui rend son briquet, le glisse lui-même dans la poche du blouson, sur sa poitrine. Fanny s’en va. Kamel ramasse le mégot avec sa pince, et reprend sa déambulation autour de la place.

La jeune fille rentre dans le hall de la gare. Elle s’aperçoit que Kamel a glissé dans sa poche, avec le briquet, un morceau de carton roulé. Elle le touche du bout des doigts. Elle le sortira tout à l’heure. Elle cherche sa sœur. Elle ne la voit plus. Jean n’est plus sous l’horloge, sous le panneau qui affiche les arrivées. Sur le banc où elles étaient assises tout à l’heure il y a deux femmes aux cheveux blancs et deux petits garçons. Fanny court. Anne qui vient d’entrer dans le hall voit sa fille courir. Sa fille dans son blouson et son short en jean noir qui bouscule les voyageurs. Fanny qui vient du dehors, qui traverse tout le hall les mains sur les tempes, les yeux écarquillés.

Elle vient de mettre un pansement sur son ampoule. Elle marche mieux, elle ne boite plus, elle marche plus vite, mais ses chaussures à talons l’entravent encore. Elle presse le pas, elle trébuche, elle se met à courir elle aussi. Elle se met à crier. Elle appelle d’abord Fanny, FAAANNY, et puis Jean, JEAN, JEAN ! Tout le monde court autour de l’homme du café, mais il avance d’un pas posé. Sa valise comme neuve roule de façon fluide sur le revêtement de sol carrelé. Une femme s’est installée au piano, elle joue quelques mesures des variations Goldberg. Il reste quinze minutes avant le départ. Le train est déjà à quai, et les voyageurs ont commencé de monter dans les voitures.

Fanny et Anne se font face. Sans un mot, poings serrés, fronts plissés. Le cœur accélère et puis ralentit, la sueur coule, la sueur froide. Le plafond est tellement haut que les pigeons ne font pas la différence entre l’intérieur et l’extérieur. Ce ciel ne se traverse pas.

Cette valise est bien trop lourde pour toi dit l’homme. Est-ce que tu voyages seule ? Oui, répond l’enfant. Il veut prendre la poignée, elle refuse. Où sont tes parents, demande-t-il. Ils sont morts, répond-elle. J’ai été adoptée, précise-t-elle encore.

La mère et la fille se prennent par la main. Elles courent.

Raisons et déraisons :
 Comment créer, donc, une sorte de tension, l’annonce d’un possible événement dramatique, en point de vue objectif ? Semer des indices, des détails, sans les interpréter.
 J’ai voulu conserver mes premiers personnages, et une continuité dans le lieu.

Mais la scène se déroule-t-elle après ou avant le voyage en train de nuit [capsule] ?

Je m’efforce d’écrire simplement, situations simples, phrases simples, pour brider ma tentation de compliquer. Impossible de me plier à la consigne « paragraphe-bloc ». J’ai besoin des coupures.

1. capsule


proposition de départ

Le nez au raz du cadre de la fenêtre, et à peine au-dessus, les yeux qui courent en parallèle, flottent dans le reflet, s’y noient et s’effacent quand surgit de l’autre côté un banc, une horloge, deux personnages au bras levé qui agitent la main, un chariot, trois chariots, un personnage courant, un personnage étreignant un chiffon et qui s’éloigne, et qui devient minuscule, aspiré par le quai, aspiré par la gare, aspiré par la nuit, nuit qui s’arrache à l’éclairage artificiel, qui grandit jusqu’à tout l’espace et replie le reflet sur les yeux, sur le couloir étroit, sur les passagers adossés, et sur ceux tirant valises, cherchant à lire les numéros des compartiments, à se glisser entre, à presser, à s’affiner, à passer, quoi, dans ce désordre, contre la vitre redevenue opaque, Jean se laisse porter, heurtant quelques bagages ou voyageurs, mais avance, bon dieu, avance, c’est maman qui progresse avec la grosse valise, ah, s’écrie-t-elle, 27, nous y sommes, Fanny suit, saisissant sa sœur aux épaules pour la guider et la forcer, prise qu’elle est dans la fascination du départ, ses bruits métalliques, ses trouées noires, ses trouées lumineuses, les phares arrêtés des automobiles, un arbre à toute vitesse, le rythme du train lancé.

Enfin, soupire maman, soulagée, alors que, dans le compartiment, on n’est pas mieux que dans le couloir, serrées comme des sardines mais seulement entre nous, à pas savoir où mettre les pieds ni comment bouger les bras. Je prends la couchette du haut déclare Jean, très vite. Maman et Fanny échangent un regard. L’une des deux couchettes du haut est déjà occupée par un homme qui lit un journal. Maman le salue : Bonsoir. Bonsoir, répond-il, et il tourne la page. Il a défait ses chaussures, et les a rangées sous la couchette du bas. Tu risques de tomber et de te faire mal, rétorque maman. Au moins, cela ne sent pas les pieds. Mais non, n’importe quoi, je ne vais pas plus tomber de là que de n’importe quelle autre couchette. Fanny hésite. Elle préférerait la couchette du haut, parce qu’il y a un peu plus d’espace entre le couchage et le plafond et qu’on a personne au-dessus de soi. Et puis elle n’aime pas céder devant sa sœur. Mais l’idée d’avoir un voisin inconnu au même niveau qu’elle ne lui plait pas. Jean a déjà escaladé. Laisse-moi au moins ranger la valise, tiens, Fanny, aide-moi. Maman a tiré l’échelle, on n’a vraiment plus de place pour tenir debout à deux, Fanny soulève la valise pendant que maman, à mi-hauteur au troisième barreau, la hisse pour la placer dans le logement situé sous le plafond. Je vais vous aider, déclare l’inconnu prestement, quoiqu’avec retard. Mais, de sa position, il ne peut pas faire grand-chose. Il se laisse glisser, pose les pieds sur la couchette du bas, saisit la poignée de la valise, et, en un mouvement d’épaule, il la place sur l’étagère. Jean tient assise là-haut, elle s’est placée dans un coin pour laisser les grands manœuvrer et elle explore les interrupteurs qui permettent d’allumer deux veilleuses. Maman remercie. Pourvu qu’il ne ronfle pas, quand même. Comment on va redescendre cette valise demain, se demande Fanny. J’espère qu’il voudra bien nous aider encore. L’homme sort du compartiment pour leur laisser le loisir de s’installer. Il a pris avec lui une mini trousse de toilette et une mini serviette. Défais tes chaussures, ne monte pas sur ton lit avec tes chaussures, sermonne maman. Elle tire sur les pieds de Jean, arrache les chaussures qu’elle place au bout de la couchette de la fillette. Fanny déchire l’emballage plastique des draps, les déplie, choisit son sens : tête près du rideau, elle pourra écarter un peu et regarder, si elle ne dort pas, les images nocturnes de la campagne, des routes et des gares vides. Où est mon pyjama, est-ce que je vais mettre un pyjama ? demande Jean. Non, tu vas dormir en culotte. La petite rougit. Elle pense à l’homme qui sera allongé à proximité d’elle, alors qu’elle sera en culotte, mais elle n’ose rien dire. Et ma poupée ? Cette nuit, tu vas t’en passer, coupe maman, qui déchire à son tour un sachet de plastique. Non, non, je veux ma poupée, proteste Jean. Et tout d’un coup, c’est la panique, l’aventure grisante du voyage vire au cauchemar, devient blessure du déracinement, solitude des exilées. Maman, perchée sur l’échelle, ne s’en sort pas de tenter de former un lit à peu près convenable avec les draps entortillés. T’inquiète, j’irai te la chercher tout à l’heure ta poupée, ronchonne Fanny. Elle sort dans le couloir pour laisser à maman un peu d’espace pour se débattre avec les draps, et pour respirer aussi. Il y a moins de monde que tout à l’heure, tous les bagages ont été rentrés dans les compartiments. Quelques rêveuses ou rêveurs sont adossés aux parois, face aux fenêtres, contemplant leurs visages sur le fond du défilé des champs, des poteaux, des hangars, des trains inverses, du ciel bleu noir.

Fanny fiche les écouteurs dans ses oreilles et se laisse envahir par la musique, les yeux flous, le nez flou, la bouche floue, dorés par la lumière électrique, ses cheveux libres autour du visage, elle se trouve jolie, et en même temps, elle est toujours extrêmement critique, nez trop long, trop rond, et front trop court. Les cheveux pourraient être plus souples et plus épais, elle les soulève doigts dedans, s’approche de la vitre, s’efface, perd un écouteur, le remet en place et ferme les yeux, elle s’oublie dans la musique.

Leur compagnon de voyage revient du lavabo d’un pas lent, légèrement déséquilibré par les cahots du train. Il hésite avant d’entrer dans la cabine. Maman se juche vivement sur l’une des couchettes du milieu, elle ne peut y tenir assise, et elle replie ses jambes pour lui laisser le passage. Il s’excuse, défait ses chaussures, les range sous la couchette du bas, grimpe, s’allonge, se recouvre du drap, reprend son journal qu’il plie et déplie avec beaucoup de méthode pour pouvoir le lire dans un tout petit espace. Maman ressort de sa couchette, pointe le nez au niveau de Jean qui a déjà chiffonné son lit. Tu vas venir avec moi, tu vas aller faire pipi. J’ai pas envie. Tu ne discutes pas, je ne me lèverai pas au milieu de la nuit pour t’accompagner aux toilettes. Non, répond Jean. Maman l’attrape par la cuisse et la fait glisser jusqu’au bord de la couchette. Elle est un instant déstabilisée par le poids de l’enfant, et elles manquent tomber toutes les deux. À peine au sol, Jean court vers le couloir : c’est un lieu fabuleusement excitant. Les immobiles contemplatifs qui se laissent emporter, à la fois plongés dans le monde et hors de lui, dans leur capsule de lumière jaune, la fascinent. Elle les dérange pourtant, par son bruit et par son déplacement maladroit. Les statues à demi sourdes laissent tomber un instant leurs regards sur elle sans la voir vraiment, puis reprennent leurs languides postures.

On est parties c’est trop stylé.
Ta kel couchT ?
Milieu : nul.
Tkt ça va aller..
Ma sœur a fait un caprice : voilà.
Tu crois que tu vas dormir ?
JSP. Pas tout de suite.
Tu fais koi ?
Suis dans le couloir. Je regarde.
Tu vois koi ?
La nuit. Le vide. La vitesse.
Trop stylé.

Raisons et déraisons :

Omnisciente : coup de panique. Elle sait tout, tout ? Y compris les ongles qui poussent et l’humeur du moustique ? Hop : j’arrête la spéculation, je me lance.
J’avais envie d’une voix d’enfant : aggraver et déjouer l’omniscience en même temps. Avoir un ancrage, une chair, alors que je n’ai pas d’histoire. Mon format d’écriture/jour= une page. Je suis allée à deux (consigne).

Repentirs :

Quelques corrections et coupes (presque rien, les premiers mots, c’était un peu raté, les derniers, c’était en trop, le défi deux pages est tenu). Un passage de l’imparfait au temps présent… c’est bête, cela donne davantage de présence.



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1ère mise en ligne 19 juin 2020 et dernière modification le 6 août 2020.
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[1Hegel, Esthétique.