Emmanuelle Cordoliani | Mondes anciens continuum

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Emmanuelle Cordoliani joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle travaille à des opéras, des spectacles hors des sentiers battus de la musique dite érudite, avec la même équipe artistique, le Café Europa, depuis des lustres (le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Elle tient le Journal d’un Mot [ an 2 en cours ] et anime la communauté d’Une certaine dose de poésie sur Facebook depuis bientôt 7 ans.

Les liens vers :
 La Mosaïque
 Le Journal d’un Mot
 Une certaine dose de poésie :
 Café Europa

20. Un battement de cils


Vienne a duré un instant. Vienne n’était qu’une étape. À peine. Nous avons cru avec la foi des petits enfants que jamais nous ne quitterions la maison ou plutôt que jamais la maison ne nous quitterait, ne nous laisserait dans le froid, le ciel au-dessus de la tête. Pourtant nous n’avions de cesse de grimper là-haut, sur le toit, pour surplomber la ville et boire par les yeux la lumière de la lune. Nous nous sommes leurrés dans son luxe qui tenait lieu de lumière du jour et ses mystères toujours renouvelés, tout brodés d’histoires à chaque nouvelle arrivée par la porte basse. Les départs ? Nous n’en avions jamais connu : les fonctions demeuraient même si les visages changeaient et les visages eux-mêmes semblaient prendre le pli des tenues du personnel, se fondre les uns dans les autres et les corps, grands, petits, gros ou maigres appartenaient finalement à une même série de matriochkas. Longtemps après, en dépit des lavages et des ablutions, du vent d’ailleurs et du soleil, les vêtements et la peau conservent l’odeur poudreuse du Salon sans Tain, comme on garde un secret, jalousement, dans les profondeurs. Combien de temps cela a-t-il duré, Vienne, au juste ? Comment aurions-nous pu voir, savoir que ce temps suspendu n’était qu’un battement de cil ? De ces cils étrangement décolorés à l’œil gauche de Selim ? Ils ne sont que deux à avoir un nom, un nom propre : Selim et Osmin. Irremplaçables. Eux seuls pouvaient véritablement partir et leur absence, peser sur notre destin.

Nous avons tenu le journal de sa disparition, de son voyage, un journal de l’autre bord tandis qu’il se promenait de par le vaste monde, nous accrochant au moindre signe, aux rêves que nous écoutions les yeux écarquillés à la table commune du petit-déjeuner, espérant discerner quelque chose de l’errance d’Osmin, prise à force dans la brûlerie du café. Avides, nous lisions même la presse ! Nous ! Les histoires du monde du dehors si bruyantes et inutiles à notre existence, et le plus infime indice de son passage brillait comme une étoile dans la nuit polaire. Mais — qui l’aurait dit ? Et alors qui l’aurait cru — sans la lourde et incommode présence d’Osmin, sans son pauvre numéro de magie ratée, sans sa jalousie de Selim qui lui secouait tout le corps comme un grand tapis battu dès que quelqu’un approchait d’un peu trop près le Pacha, le Serail a commencé à disparaître de Vienne.

Vienne n’était qu’un instant et les histoires des mondes anciens se sont mises à chuchoter dans les murs. Nous avions toujours spéculé, imaginé, parié même, si loin de la réalité — ce terme est mal approprié, mais il ira pour l’heure —. Osmin était le plus ancien au Serail, tout le monde savait cela, et aussi qu’il ne pouvait pas boire sans être violent, que Selim interdisait qu’il boive la moindre goutte. Mais c’est seulement après son dernier départ, l’aller simple, que nous avons pu sentir… une odeur de cave profonde, qu’il avait toujours été là, bien avant Vienne, bien avant nous, là pour Selim. Alors le sol se mit à se dérober sous nos pieds et nous trébuchions à toute occasion, le souci plissait les tapis renfrognés, les marches soudain inégales et traîtreuses, les plateaux chargés de coupes de cristal renversées… nous avions de la peine à garder un repas au point que nous n’absorbions plus que du liquide, des alcools chauds et mielleux qui apaisaient nos entrailles effarées. Ça et les rêves où il était apparu — jetant une table sur des inconnus, mangeant un corbeau, accueillant ici même, au Serail, réduit à une ruine, une inconnue avec un verre de thé —, cela nous apaisait aussi. Et les bribes de nouvelles qui nous donnaient à croire, comme on donne une cuillère de potage à un malheureux dont l’estomac après trop de privation ne pourrait en supporter davantage, qu’il était passé par là. Pendant ce temps Selim s’éloignait sans pourtant quitter la maison, de plus en plus détaché, transparent comme un lin magnifiquement usé. Il avait rajeuni quelques mois avant d’envoyer Osmin en ambassade, comme il le disait. Quand on lui faisait une question, il nous renvoyait vers l’un ou l’une d’entre nous : la Soigneuse saura, vois cela avec le Chiffre, c’est le Cliquetis qui s’occupe de ces choses… et en dernier ressort, vers Osmin : c’est Osmin à présent qui garde le Serail, débrouille-toi avec Osmin, la décision lui appartient. Si nous faisions valoir qu’Osmin était parti, il faisait un geste avec sa main baguée qui balayait notre inquiétude, nous conviant à sa légèreté si chèrement acquise : ça attendrait son retour. Un jour, j’insistai — et pourtant je me souviens que j’étais déjà sortie d’embarras, mais je restai là sans bouger à l’interroger du regard à travers mes paupières baissées respectueusement, comme on doit marcher sur la glace au printemps, quand elle est lasse de cet hiver qui ne veut pas finir — et il dit : que ferais-tu si tu étais à ta place ? Ce qu’aurait fait Osmin, nous le savions presque toujours, ce qu’il aurait voulu, et quelle mauvaise idée cela aurait été ou saugrenue, ou étonnement sage, mais enveloppée dans un accès de colère spectaculaire et inoffensive, celle des géants qui ont renoncé à tuer leur prochain. Et nous agissions en conséquence, quelques fois suivant l’écho de ses avis, d’autres non. Mais après que Selim a dit cela, il devint introuvable et sa question : que ferais-tu si tu étais à ta place ? que j’avais répété aux autres est devenue la question de chaque membre du personnel. Ce que nous faisions là, à Vienne, ensemble dans le gros ventre tempéré du Serail, nous avons pris peu à peu conscience que nous pouvions le vivre tout aussi bien ailleurs, seul, à l’air libre. C’est comme ça que tout a commencé à se découdre, à s’effilocher, en tirant un seul fil, qu’il tenait dans son poing serré, Osmin nous a dispersés de par le monde.

 

19. Des bords


JOUR 5
Hier dans la fin de la journée, alors qu’il nous restait encore une bonne heure de route jusqu’au lieu prévu pour le bivouac, le chef des chameliers a sonné une alerte discrète et les têtes se sont tournées vers l’orient les unes après les autres à la suite de l’information qui courait tout le long de la caravane : un homme ! Un homme à pied ! Il paraissait assez proche et la décision a été prise d’un bref arrêt pour l’attendre. Il portait quelque chose de long dans ces bras, et dans le contre-jour on aurait cru une croix venant à notre rencontre. Nous avons patienté presque une heure : la perspective et la difficulté à prendre des repères dans cette partie si nue du désert nous ont joués : l’homme n’était pas si près, c’était un géant et les enfants qui s’étaient élancés à sa rencontre en ont été pour leur enthousiasme. Il progressait très lentement sous sa charge. Un des plus jeunes enfants, bien vif malgré son aller-retour est venu me chercher. Ses yeux brillaient d’excitation et d’effroi quand il s’est emparé de ma trousse. Mon arabe littéraire ne peut pas grand chose contre l’inventivité dialectale de mes compagnons de voyage : il criait en courant « le tapis saigne ! Le tapis saigne ! » Et comme il se tenait le côté, j’ai cru qu’il s’était lui-même blessé, mais il a fondu sur moi et m’a tiré par la main, tandis qu’un autre prenait ma trousse dans ses bras. Voyant cela, le chef des chameliers a ordonné le bivouac, et tandis qu’un débat s’élevait entre les caravaniers fâchés de ce retard imprévu — qui s’ajoute encore à ceux que nous semblons attirer comme le miel les mouches depuis notre départ — je me précipitai tant bien que mal au-devant de la grande ombre lente.
JOUR 7
Nous sommes aux pieds des montagnes. La progression journalière a été limitée à six heures. C’est un soulagement, même si quatre me suffiraient amplement. Je n’ai le temps de rien dans ce rythme forcené et les soins et la marche occupent le plus clair des journées. Au soir, tandis que les marchands et les chameliers discutent autour du feu, je tombe. Tenir ce journal tient de l’exploit. Ses lacunes me désolent. Quant à dessiner, il n’en est plus question. Je me suis beaucoup illusionné sur mes capacités, je m’en rends compte.
J’ai pu examiner l’étrange contenu du tapis, contenu bien banal en comparaison des spéculations sensationnelles de sa petite escorte : un homme d’une vingtaine d’années — à l’estime, je dirai 27 ans, mais je ne suis pas Sherlock Holmes —, tabassé à mort. Enfin presque : il vit et bien qu’il soit toujours hasardeux de se prononcer sans examen approfondi — comment faire ça ici ? Pas d’hôpital avant Ouarzazate et nous n’y serons pas avant x jours — je crois qu’il vivra. J’aurais un peu de honte à l’avouer aux confrères d’Edinbourg, mais une des raisons de ma foi dans ce pronostic vient que je ne l’ai pas émis moi-même. C’est celui du vétérinaire — ce n’est pas son titre ici, les chameliers l’appellent Monsieur*, comme on disait du frère du roi de France, avant leur révolution. Pourtant c’est un Homme Bleu. Enfin, il s’habille à leur manière pour moitié (il porte des pantalons à l’occidentale). Il s’occupe des bêtes, sans jamais salir ses grandes mains de femmes bleuies, comme son visage, par l’indigo du tissu. Quand une intervention est nécessaire, il la décrit patiemment à ce petit aide de camp farouche qui ne le quitte pas d’une semelle, et tandis que le gosse opère, il le couve de son œil peint au khôl tout en murmurant à l’oreille du dromadaire. Monsieur est très estimé et sa présence dans la caravane figurait parmi les arguments massue du chef caravanier pour m’inciter à la rejoindre. Toujours est-il que mon lacunaire collègue a opiné hier après avoir pris les pouls du cadavre peine déballé du tapis. Il a eu un échange avec le géant qui l’avait porté jusque là et quand je me suis enquis de savoir s’il vivrait, Monsieur a répondu : vraiment !*
JOUR 8
Depuis l’arrivée de nos deux passagers clandestins*, je me sens encore plus isolé : ma pratique très scolaire, j’en prends quotidiennement la mesure, de l’arabe littéraire multiplie les quiproquos avec les caravaniers depuis le premier jour. J’ai cru que ces deux nouveaux venus changeraient la donne linguistique : le géant a les yeux clairs et une carnation pâle sous la brûlure du soleil et du vent, quant à l’autre — dont il semble déplacé de demander le nom pour mon registre, puisque je n’ai reçu à cette question qu’un œil vide pour toute réponse) — n’est pas de la région et promettait autre chose que le dialecte avec lequel on me fait tourner en bourrique. Pourtant, même si Monsieur* laisse entendre que son pronostic vital n’est pas engagé, il demeure incapable de prononcer le moindre mot — tant la fièvre très forte et qui ne le lâche pas, que la probable fracture de sa mâchoire rendant l’opération quasiment impossible —. Quant au géant, qui répond au nom d’Osmin (!), alors que j’aurais parié sur Niels ou Gösta, c’est l’homme le plus taciturne que j’ai connu. Il échange laconiquement en français avec Monsieur et le soir au bivouac il échange la force qui lui reste contre de la nourriture pour lui et son ami, avec des formules de politesses orientales qui me rappellent les tournures d’un élève libanais de l’Université. Bref, hors ce journal où je me réponds moi-même, ce voyage semble voué à l’ascèse conversationnelle d’une retraite monacale. Autant pour les charmes de l’Afrique.
Jours 10
Après les jours de désert, la montagne est un heureux dépaysement. L’ascension est poussive bien que les dromadaires s’y montrent vaillants. L’aide de camp de Monsieur* — qui baragouine un anglais qui sent de manière surprenante le livre et non le marché — m’a expliqué que le chamelier en chef avait privilégié des bêtes de montagnes. Voilà qui éclaire leurs nombreux bobos pendant la première traversée du désert et leur dilettantisme depuis que nous avons quitté le plat. Monsieur* consacre ses heures d’oisiveté nouvelle au blessé sans nom. Osmin redoute pour lui les à-coups des sentiers pierreux et je crois aussi, bien qu’il le cache dans sa barbe, qu’il craint les animaux : je le surprends à fixer leurs bosses. Il a donc définitivement renoncé au petit traîneau que les chameliers utilisent pour transporter les malades sur le sable. Il le porte presque tout le jour dans ses bras, n’acceptant de s’en défaire un moment qu’à l’assurance d’un sentier bien plat — c’est l’aide de camp qui sert d’éclaireur — et alors il demeure un moment en queue, étirant son énorme carcasse en poussant des grognements qui doivent résonner dans toute la vallée et auxquels, passée leur première surprise, les caravaniers rient et les dromadaires répondent. Pour plaisanter, on dit que les cris d’Osmin effraieraient les plus téméraires brigands et nous l’espérons dans le secret de nos cœurs puisqu’ils doivent parachever le pittoresque des montagnes. Cela me fera de fameuse histoire, de retour en Écosse, à la condition qu’ils ne m’aient pas tranché la gorge avant, comme c’est arrivé il y a deux ans à une de mes prédécesseurs, à la faveur d’une attaque nocturne. Un français, de Narbonne à ce qui se raconte. L’enlèvement contre services et rançon étant une destinée alternative.
JOUR 12
Osmin fait les trois prières — la caravane ramène à trois l’obligation des cinq rendez-vous quotidiens avec Dieu —, Monsieur également, ce qui m’a d’abord surpris. Non que je croies à une incompatibilité entre la science et la foi, mais quelque chose dans son apparence, dans son attitude, me l’avait fait d’abord cataloguer du côté des sceptiques. Les chameliers lui font plus confiance qu’à moi pour soigner leurs blessures, rares et banales. Me restent les marchands et les rares voyageurs honorés de mon auscultation britannique. J’ai parfois l’impression d’être le seul ici à voir la longue fresque des paysages qui nous reçoivent dans leur hospitalité fruste ou luxuriante. Mes compagnons ne se montrent pas très réceptifs à mon ravissement. De cela aussi, on doit se lasser… La prière de Monsieur* a quelque chose d’inapproprié, d’indien. On dirait une sorte de ballet d’un seul geste où il met davantage dans les mouvements qui conduisent d’un geste rituel à l’autre que dans ces gestes sacrés. L’observer me met mal à l’aise sans que je sache pourquoi. Sans que je cesse.
JOUR 15
La fièvre a repris notre blessé. La face d’Osmin est ravagée par l’inquiétude, par la terreur au point que le visage tuméfié de l’autre semble moins abîmé en comparaison, d’autant qu’il semble goûter la brûlure de la fièvre comme un séjour au hammam. Nous l’avons veillé tard dans la nuit glaciale, Monsieur* et moi, tandis que le géant surveillait le campement pour tromper son angoisse et mériter son repas du soir. Monsieur* dit que je fais fausse route en imaginant les chameliers indifférents à la beauté tellurique des paysages que nous traversons. Leur intimité, insiste-t-il, est si grande qu’elle est devenue un secret jalousement gardé. Monsieur quant à lui semble tout à fait passionné par ces deux voyageurs tombés des dunes. Je ne comprends pas ce qui accapare sur ces deux-là son regard vif et son attention si profonde tandis que mes yeux s’élèvent vers la majesté du ciel étoilé.
JOUR 16
Aux abords de Ouarzazate, nos deux invités douteux nous ont faussé compagnie, sans un adieu. Mais que pouvions-nous attendre d’un ruffian ? Quant à l’autre, il n’est jamais sorti de son mutisme — sauf à délirer dans cette manière d’espagnol frotté d’arabe…
Belle soirée en ville, loin du campement, dans la société finement lettrée du Consul. Tout le monde très avide et amusé de mon étonnant voyage. La plupart d’entre eux, expatriée de longue date dans ces contrées, n’a jamais mis le pied hors de la ville ni posé les fesses sur un dromadaire.
JOUR 20
Ils sont réapparus au premier bivouac vers Tellouet. Le blessé marche avec de l’aide et une béquille. Enfin, il peut faire quelque pas. Il a retrouvé son nom à la faveur de cette absence : Selim.

*En français dans le texte

Codicille : Après un moment de blanc familier à l’audition des propositions, mais qui n’était pas vraiment apparu encore dans ce cycle — et j’ai appris à ne pas trop m’emballer dans le papier sulfurisé du découragement alors (je ne ferai pas cette proposition, c’est presque la fin, je dois retravailler le reste…), mais à dormir dessus, éventuellement plusieurs nuits et en plein jour — les idées se bousculent. En premier lieu il s’agit d’écrire un journal et cette écriture m’occupe déjà à deux titres : mon journal intime — il y aurait long à dire sur cette appellation, je crois que l’adjectif privé qualifie mieux ma pratique quotidienne, non lue, cachée. Parce que l’intime est dans tout ce que j’écris, exception faite de certains courriers mécaniques aux administrations. — et le Journal d’un Mot, que je retraverse pour la deuxième année consécutive sur mon blog. En second lieu, il s’agit d’écrire un journal de bord, de voyage, or cet atelier a marqué un tournant dans ma vieille matière du Sérail : elle peut s’organiser en se ramifiant dans une sorte de Osmin sur la route [1], récit d’un voyage de 25 années s’étalant en fait sur tout le siècle, d’un personnage jusqu’alors secondaire. Quant à mon deuxième chantier d’écriture, Alice A., il ne raconte rien d’autre qu’un immense voyage initiatique sur les traces d’un mentor qui ne tient pas en place. Voilà pour les atouts dans ma main. Pour Alice A. c’est assez simple : un voyage en bateau pour rallier le Canada en suivant la piste de ce mentor qui aimait à voyager incognito. Se superposent alors ce que voit le narrateur et ce qu’il s’imagine que son prédécesseur a pu voir, penser, ressentir en son temps. Mais côté Sérail, Osmin n’écrit pas. J’ai réfléchi à ces moments où la tenue du journal est difficile, très décousue, où chaque entrée est espacée de la précédente de plusieurs semaines… Une entrée par an, vingt-cinq entrées, c’était carrossable, mais… Osmin n’écrit pas. Par contre, j’ai porté ma candidature pour le projet organisé par l’Institut français au Maroc de reconstituer la caravane Kafila au printemps dernier. Je voulais développer l’épisode dit Avant du Sérail. Juste après le rencontre d’Osmin et Selim, leur voyage jusqu’à la Méditerranée au sein d’une caravane. Selim à moitié mort, mutique, Osmin à ses côtés profondément changé par ces quelques semaines. C’est de là que me vient l’idée d’un médecin de la caravane, tenant un journal de bord clinique et personnel, que je vais développer. Cette proposition me renvoie à une idée qui me cherche depuis un moment : qui est le narrateur ou la narratrice du Sérail ? J’ai admis qu’il ne pouvait s’agir que d’une narration puzzle, chorale. Mais tout à coup, je me pose la question du voyage d’Osmin depuis la permanence du Sérail. Quelqu’un qui collecterait au fil des années les traces qui parviendraient, d’abord jusqu’à Vienne puis dans la diaspora de ce voyage qui n’en finit pas. Dans la proposition #7 j’ai imaginé qu’Osmin retrouvait une de ses connaissances du Sérail dans une ville étrangère, des années plus tard, toujours aussi jeune, inchangée et qui le reconnaît immédiatement. C’est la petite-fille de la femme qu’il a connue. Elle l’attend : elle est la légataire de l’attente et donc, peut-être de cet étrange journal de voyage par procuration. Et de trois ! Je ne pourrais pas mener à bien ces trois propositions dans le temps qu’il reste à l’atelier d’été. N’importe, les voici consignées et donc, en cours.

[1] Allusion à l’Œdipe sur la route de Henri Bauchau, roman fondateur pour l’autrice.

18. La notion même de temps


proposition de départ

Près d’Alice A

Pour l’inhumation de l’urne dans la tombe qui contenait déjà le petit cercueil — et les deux ensembles elles ne tiennent pas plus de place qu’un petit coffre à jouer —, il est tombé aussi, il a appelé son fils qui l’a relevé — deux équipes à présent, la mère et la fille, le père et le fils, chacune de son côté bien séparée de l’autre par une ligne blanche — et le fils est reparti avec les morceaux de la chaise, comme il avait déjà emporté les morceaux de la mère, et lui, demeuré seul dans la cuisine familière, il a mis une tarte dans le four et sa distraction, le contrecoup de la chute, l’a réduite en cendres. Je suis resté trop longtemps dans la salle de bain, dit-il — et c’était elle autrefois qui se faisait se reproche, trop longtemps dans la salle de bain, deux toilettes par jour, matin et soir, lentes toujours, tranquilles — la chute m’aura tourneboulé. Alors tu n’as rien mangé ? Si j’ai mangé le dessus de la tarte, mais pas la croute brûlée, avec mes dents… — et c’était elle également qui dans les dernières années ne mangeait plus que les framboises et la crème des tartelettes que chaque jour, triste et plein d’espoir, il rapportait de sa sortie en ville à l’appétit de son moineau d’épouse —

Voisinage du Serail

Tu es née à Marseille. Les nuits étaient étouffantes. Les parents installaient ton couffin à l’arrière de la voiture et parcouraient la ville toutes fenêtres ouvertes jusqu’à ce que tu t’endormes. Ce n’est ni vrai ni faux, c’est ce qu’on raconte. Ce que je raconte c’est l’histoire suivante.

Deux bonnes décennies plus tard, le démiurge organisateur de la tournée a fait une proposition claire : retourner à Paris au lendemain de la représentation par les voies ferroviaires (37 h), ou bien partir en avion (1 h 30), une semaine plus tard. 

Eh bien, dit le Loup, je m’y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons qui plus tôt y sera. Le loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court, et la petite fille s’en alla par le chemin le plus long, s’amusant à cueillir des noisettes, à courir après des papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu’elle rencontrait.

La troupe s’est égayée dans la nature. Ton compagnon de route loue à Lisbonne une petite auto pour remonter jusqu’à Porto et retour : la route des papillons. Le temps que dura notre relation, vous l’avez passé ici ou là, à arpenter la proche banlieue ou la province profonde sans jamais grand-chose en poche, privilégiant avec le bon physique de la jeunesse les dîners solides aux gîtes acceptables. Ce voyage ne déroge pas à la règle, n’était la propreté proverbiale des auberges lusophones. C’est un voyageur expérimenté, tu suis le mouvement avec une bonne grâce un peu sonnée, aimant à te faire promener depuis tes plus jeunes années, mais marquée encore de la tension intolérable des mois des répétitions et des représentations qui les ont suivies sans que jamais tu ne parviennes à tirer ton épingle du jeu avec cette élégante manière qui différencie l’art du labeur et de l’erreur. Vous roulez beaucoup, les paysages caressent tes yeux, on te laissait tranquille dans tes absences réitérées. On te laissait la bride sur le coup. On te connait. Où vas-tu quand tu es ailleurs ? Aucun souvenir, aucune idée, aucune importance : à ton retour, ton corps sur le siège passager est frais comme un lit refait de draps de lin lourd. 
Qui est là ? Le Petit Chaperon rouge, qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d’abord, mais croyant que sa Mère-grand était enrhumée, répondit : C’est votre fille le Petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que ma mère vous envoie. Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : Tire la chevillette, la bobinette cherra. Le Petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit.

Vous êtes à l’Abbaye de Tomar. Il en a parlé sûrement au petit-déjeuner, sûrement en organisant pour lui et pour toi ce périple en terre inconnue. Tu débarques. Une enfilade de cloîtres, dans le premier l’assaut insupportable d’une meute d’autres touristes — les touristes se sont les autres, vous êtes en voyage, vous êtes en pèlerinage, c’est si laid de leur ressembler avec leurs appareils photo qui prennent en photo les panonceaux interdisant de prendre des photos. Tu as lu déjà Les Contes de Canterbury. La meute s’est-elle découragée ? Les cloîtres font-ils office de filtres ? La sobriété du deuxième a-t-elle déçu ? Tout à coup, il n’y a plus personne. Tu étais assise au bord d’une fontaine. Les mains trempées mille fois au passage avaient mouillé la margelle et les dalles de la cour de flaques minces comme des feuilles de métal qui reflètent les escaliers en colimaçons, les balustrades, le ciel en été. Les colonnes encadrent deux étages de portes dont chacune semblait solennelle, définitive. Toi seule ici. Au loin, le cloître des simples joue du vert et des senteurs, on entend des voix amplifiées par la galerie d’un autre côté. Mais ici toi seule, minérale. Près de la fontaine, la certitude est venue d’un puissant amour, inconditionnel et ancien. Les pierres avaient des voix de silence, des voix de sirènes mutiques. Tu as marché dans la cour et sous tes pieds, monté les escaliers et près de tes épaules, reposé sur les bancs de pierre des balustrades et contre ton crâne, toujours les pierres t’aimaient et tu étais enfin arrivée d’où tu venais. Il n’y avait pas à pleurer, ni a rire et quand des gens entrent à nouveau dans le Cloître de D. João III, dont tu ne savais pas qu’il portait ce nom, il est trop tard, le pacte est solidement noué. Ici, tu es attendue dans ta forme la plus volatile. Le soir, le soir même ou bien un autre, la portière s’ouvre et c’est Porto. Si tu déchirais ton passeport en petits morceaux et le jetais dans les toilettes de l’hôtel aux meubles de bois sombres et aux murs tout blancs, personne ne te retrouverait.

Codicille : Le premier texte s’appuie sur un récent passage du Journal d’un Mot que je me suis surprise à écrire si facilement, alors que c’était une histoire vraie et proche elle s’est présentée dans une forme lointaine, étonnante compte tenu de sa triste actualité. Je l’ai peu développée.

Le deuxième texte m’a été servi sur un plateau au réveil, en lien avec l’histoire précédente, comme allant de pair — parfois la nuit me porte vraiment conseil, les lutins trient les graines et au matin il ne me reste plus qu’une chose à faire, les décisions ont déjà été prises —. J’ai mis du temps à voir ce qui les reliait l’une à l’autre. Mais surtout je n’avais pas réalisé à quel point cette histoire ancienne avait fait le lit des voyages d’Osmin dans le Sérail, avait offert le terrain du Marché des Vacillantes. Je l’ai écrite à la première personne, et au passé. Elle m’a profondément déplu. Alors j’ai redistribué les cartes du sujet et du temps. Impossible de passer à la troisième personne sans ressentir une impression artificielle très dérangeante — le gout steak téléporté dans La Mouche de Cronenberg —, mais la deuxième personne s’est laissée faire. Impression similaire avec le passé, le présent lui a majoritairement été préféré, à part dans le moment très particulier qui abolit justement la notion même de temps. Un essai.

17. De ce qui ôte le cœur à l’ouvrage


proposition de départ

Une certaine minablerie de la langue, qui n’a rien à voir avec le populaire, avec l’argot, qui est simplement une façon de faire peuple qu’agite certains politiques depuis bientôt quinze ans et qui a contaminé par en haut et par une certaine télévision une grande partie de la société.

Les réponses qu’on fait semblant de poser comme des questions.

Le bruit du croquis rapide, de la recherche de l’adoubement, la patte blanche du cliché.

Seul le bâti peut être cousu de fil blanc, sinon autant dire franchement ce qu’on a dans le cœur.

Les bonnes histoires trop bien ficelées, tu as vu comme je suis malin.e ?

Les signes de reconnaissance, comme ces objets à trouver dans les jeux vidéos sans lesquels il est impossible de passer au niveau supérieur. 

Un texte qu’il faut lire de bout en bout.

Un texte qu’il faut lire en une fois.

Un texte de maintenant sans lien avec le passé et le futur.

Un texte d’une seule voix.

Un texte qui renie l’oralité d’où nous venons. Moins une affaire de registre de langue, que de se départir de ses outils merveilleux : le motif tronqué, l’histoire dans l’histoire pour l’histoire, la formulette…

Un style derrière quoi se camoufler, camoufler sa pensée, ses idées.

Une forme derrière quoi se camoufler, camoufler sa pensée, ses idées.

La malhonnêteté intellectuelle main dans la main avec la paresse intellectuelle.

Des dialogues où les réponses coïncident parfaitement avec les questions, alors que la littérature est le miroir forcément déformant du vaste malentendu de l’existence.

La prolixité du jamais relu.

Codicille : Je me demande si le plus simple n’est pas de faire la liste de ce qui m’horripile, et ensuite de ce qui me fait poser un livre, tout simplement parce que je ne sais pas le lire comme disent les Belges.

16. édition critique


proposition de départ

Alice A. 

Toutes les notes sont de la traductrice en accord avec les membres encore vivants du comité de traduction de l’édition de 2010, parue aux Presses de l’Université de Québec/Collection Approches de l’imaginaire.

— En parler-clown dans le texte. 
Rappelons que le parler-clown est à l’origine une langue élaborée entre Alice et son petit-fils Robert, tissée de mots-valises et de lapsus enfantins avec rebond, à la façon de la comptine course à pied, pied de nez, nez de clown…. Son apparition entre eux advient concomitamment à la dérive du personnage principal et à sa régression qui l’amène à échanger d’égale à égale avec un le petit garçon. C’est du moins la première impression que laisse ce langage à la fois obtus et fantaisiste, d’autant qu’il est principalement qualifié par des personnages qui ne l’emploient pas et le juge (les enfants d’Alice, principalement et certains soignants). Mais cette impression défavorable est rapidement contrariée par l’idée inverse : Alice emmène le petit Robert dans un jeu langagier d’apparence enfantine, mais d’une grande richesse poétique et sémantique. Elle lui transmet ce langage comme un domaine héréditaire (les parents de Robert prétendent, eux, qu’elle lui inocule comme un virus). À ce stade de l’ouvrage, la question de la traduction du parler-clown est insoluble, comme le sont les Séminaires de Jacques Lacan ou la poésie de Valérie Rouzeau. Mais dans la suite du roman, ce langage endosse une autre fonction : il devient une manière de langue secrète, de code entre Robert devenu adulte, le médecin qui a accompagné Alice jusqu’au seuil de la grande Tea-Party éternelle et les adeptes, complices ou soutiens de ce praticien hors-norme. La parler-clown ne cesse d’être réinventé, augmenté, seul à même d’offrir les termes adéquats aux expériences auxquelles on assiste alors, bien loin du parc de jeu et de la petite maison d’Alice, sans pour autant quitter ce domaine d’enfance une seconde. 
J’ai donc résolu non pas de traduire le parler-clown, mais d’ajoindre au texte original, au résumé proposé par le Comité de Traduction de l’édition de 2010 assorti d’une traduction mot-à-mot (cf. appendices), une langue inventée à côté de lui, une parlure à la croisée des chemins proposés par l’autrice.

—  Né le 31 décembre 1959, Normand Lalonde a poursuivi des études littéraires à l’Université de Montréal où il a soutenu en 1995 une thèse sur Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert. Il a enseigné la littérature et le cinéma au Collège de Maisonneuve jusqu’à ce qu’on lui diagnostique une tumeur au cerveau en 2007. Il est décédé le 1er juillet 2012.

—  Le nom désigne indifféremment le frère aîné du narrateur ou le chat d’Alice. L’un et l’autre personnages n’apparaissent pas à proprement parler dans le roman, au point que l’on puisse douter de leur existence en dehors du monde d’Alice.
Dans l’édition 2010, on avait corrigé Sasha par ÇaShah aux occurrences plus nombreuses. Or la consultation de sources originales nous oblige à faire la distinction, quand bien même c’est la seule fois où nous le trouvons orthographié ainsi. 

—  Les dates évoquées correspondent effectivement aux hospitalisations du poète Normand Lalonde.

—  Ici encore allusion à l’héroïne de Through the Looking-Glass, and What Alice Found There. Cependant, on observe un décalage systématique entre les références mises en avant par le narrateur et sa grand-mère et l’œuvre de Lewis Carrol. Le Comité de Traduction de l’édition 2010 a tenu à insérer dans l’appendice 2 les passages du roman source les plus susceptibles d’avoir servi de support. J’ai décidé de les conserver pour mémoire, mais nous sommes en présence d’un imaginaire ramifié dans les différents ouvrages, littéraires, picturales, cinématographiques… où le personnage d’Alice, ou l’une de lointaines cousines apparaîssent. Dans le principe des suites littéraires (Suite de la Vie de Marianne/Marie-Jeanne Riccoboni, Don Quichotte/Apocryphe, Ce qui ne me tue pas/David Lagercrantz…) la majorité des mentions se réfèrent implicitement à des œuvres postérieures à Through the Looking-Glass, and What Alice Found There. Une Alice sans Lewis en quelque sorte.

—  Étienne Émile Gaboriau, 09/11/1832, 28/09/1873 Écrivain considéré comme le père du roman policier. Son personnage, l’enquêteur Lecoq, a influencé Conan Doyle pour la création de Sherlock Holmes. Enterré à Jonzac.

—  Le narrateur, médecin de son état et parlant d’un.e collègue privilégie le terme médical « transsexualisme » à celui de « transidentité », quelque soit le contexte. On peut y voir une déformation professionnelle, une gêne, ou un manque d’intérêt pour ce qui s’éloigne du domaine scientifique.

—  Le terme d’écoféminisme n’est jamais prononcé. Mais dans toute la période de Jonzac, il n’est question de rien d’autre, finalement, avec la bibliothécaire.

—  Les fausses identités, alias, légendes sont si nombreuses dans le texte qu’il est difficile de ne pas s’interroger sur sa signataire. Les enrichissements de la langue-code dite « parler clown » confortent à cette heure l’hypothèse que de multiples contributions extérieures se sont agrégées au récit source (correspondant strictement à la période de la maladie d’Alice, du diagnostic jusqu’à son décès). La majorité de ces ajouts sont postérieurs ou concomitants à ce récit, mais certains, comme ceux d’Émile Gaboriau lui sont largement antérieurs.

SÉRAIL/Édition critique

—  Il peut sembler possible de situer l’emplacement exact du Sérail de Vienne. Les références fréquentes et détaillées au voisinage comme celle-ci, à la proximité des Grands Boulevards, aux boutiques environnantes, à la vue depuis le toit de l’établissement, ainsi que de nombreuses photos d’éléments approchants entretiennent cette illusion. Cependant, en dépit des nombreux recoupements effectués dans le cadre de cette édition critique — de loin la plus complète à ce jour — l’adresse échappe et chaque hypothèse affairante contient un point faible (un point de fuite ?) suffisant à la disqualifier.

—  En hommage au voyage d’Ibn Baṭṭūṭa/ابن بطّوطة / ⵎⵉⵙ ⵏ ⵡⵓⴱⵟⵟⵓⵟ, de son nom complet ʾAbu ʿAbd Allah Muḥammad Ibn ʿAbd Allah al-Lawātī aṭ-Ṭanjī Ibn Baṭṭūṭa (né le 24 février 1304 à Tanger et mort en 1368 [ou peut-être 1377] à Marrakech, est un explorateur et voyageur d’origine berbère1 qui a parcouru plus de 120 000 kilomètres entre 1325 et 1392, de l’ancien territoire du Khanat bulgare de la Volga au nord, jusqu’à Tombouctou au sud, et de Tanger à l’ouest jusqu’à Quanzhou en Extrême-Orient. Ses mémoires compilés par le lettré Ibn Juzayy al-Kalbi en un livre intitulé تحفة النظار في غرائب الأمصار وعجائب الأسفار, Tuḥfat an-Nuẓẓār fī Gharāʾib al-Amṣār wa ʿAjāʾib al-Asfār « Cadeau précieux pour ceux qui considèrent les choses étranges des grandes villes et les merveilles des voyages », sont communément appelé « Voyages ». Toutefois, il faut rester prudent sur la fiabilité de quelques parties de ces écrits, certains historiens doutant qu’Ibn Battuta ait réellement effectué la totalité des pèlerinages et voyages relatés.
Cette référence revient trois fois dans corpus. Les vingt-cinq années du voyage d’Osmin sont pourtant symboliques : son errance temporelle et spatiale dépassant largement ce cadre. Mais les voix narratives préfèrent le terme de 9119 nuits, équivalent approximatif de vingt-cinq années. C’est une manière évidente de privilégier la piste poétique et frictionnelle des 1001 nuits et la relation singulière qu’elles offrent à la notion de durée, englobant dans leurs contes des périodes bien plus longues.

__ Au début des années 80 à Chicago, Baltimore et Sydney se sont ouverts des Clubs 9119. Il est tentant de les attribuer à la diaspora de la Mosaïque, mais aucun élément factuel ne corrobore cette séduisante hypothèse.

—  À la fin de la dernière décade, une production de L’Enlèvement au Sérail de Mozart présente des analogies troublantes avec les récits de l’épisode viennois du Sérail. Les traces amassées et discutées de ce spectacle dans le corpus composite de la Mosaïque sont une preuve supplémentaire de la veille ininterrompue des membres du personnel, et ce en dépit ou du fait même de leur dispersion dans le monde.

—  Il convient de se rappeler que ce corpus est apparu à la bibliothèque universitaire Svetozar Marković/Универзитетска библиотека Светозар Марковићà de Belgrade l’occasion des recherches commémoratives lancées par le Cercle des Ami.es de Zefka Janacek dans le courant des années 70. Intégralement rédigé en serbe, il est à présent clair qu’il s’agissait déjà d’une traduction. Les langues composant le récit original s’y devinent, soit par le contexte, soit par les citations, axiomes ou extraits de poésies qui l’émaillent. Ainsi, nous pouvons avancer sans risque d’erreur majeur que ce passage était initialement rédigé en farsi ou parsi : فارسی, fārsī dans le texte original.
On remarque que les ajouts les plus récents sont majoritairement issus de l’anglais.

—  Citée ici en qualité d’autrice du texte initial. Dans la suite de l’ouvrage, d’autres figures revendiqueront le même titre. Il n’est pas douteux aujourd’hui que la signature de Zefka Janacek était un leurre. D’ailleurs, bien que la chercheuse disposa d’un cercle d’ami.es constitué de nombreuses années après sa disparition, et que ladite disparition ait fait en son temps les beaux jours de la page faits divers de la presse balkanique, il n’est pas prouvé que Zefka Janacek a bel et bien existé. L’ouvrage est choral, voilà la certitude qu’affiche cette édition critique. Cependant la question de savoir qui en a rassemblé les morceaux épars, à travers le monde et sur une période de presque cent années, reste entière à l’heure où nous imprimons.

—  Il s’agit du Palais de Mari [Syrie] et du Temple Nabû de Nimrud [Irak]
En Syrie, le plus ancien palais de l’humanité détruit par l’organisation État islamique.
Le Monde, 29 mars 2018
Le temple Nabû de Nimrud détruit par les extrémistes de l’État islamique. Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO, a confirmé et condamné la destruction du monument lors d’une allocution le 11 juin.
Courrier international, 16 juin 2016

L’allusion faite ici à la destruction de ces deux lieux par Selim Bassa confirme l’errance dans la datation à laquelle l’ouvrage nous convie ou nous oblige, selon le point de vue. 

Codicille : Je tenais à faire cet exercice pour les deux chantiers en cours des Mondes anciens. J’ai fait preuve de méthode, enfin d’une méthode, parce que j’adore ce genre de proposition, je pourrais ne faire plus que ça… Or, j’en attendais quelque chose d’assez précis : de préciser, justement ma relation à ces zones d’ombres, de flou que j’évoquais récemment et que l’avis de François Bon, soutenu par un commentaire bien placé de Françoise Renaud, m’a amené à considérer avec plus d’aménité. Bref, j’ai écrit sur des Post-its les noms poétiques de ces zones à creuser, des noms qui ne les réduisent pas : un trou généalogique, une veille ininterrompue, Alice sans Lewis… Deux couleurs. Jaune pour Alice A, mauve pour le Sérail (on avait ça en stock). J’ai gardé ça sous les yeux pendant 48 h et puis j’ai commencé à développer chaque formule, en essayant de ne pas plagier l’exercice de clôture de l’atelier monstre de l’été 18.

15. Ce n’était pas n’importe qui...


proposition de départ

Ce n’était pas n’importe qui, c’était le type auquel personne ne parlait et qui n’aurait pas répondu de toute façon. Il donnait ce numéro de magie ratée, un numéro de clown qui fonctionnait grâce à son faire-valoir : un petit format, vif comme un singe qui ruinait ses tours médiocres avec une naïveté craintive. Celui-là, par contre, ce pouvait être n’importe qui du moment que les critères de taille et de vivacité étaient remplis et il engrangeait les rires tandis que l’autre se contentait d’applaudissements un peu forcés. Personne ne savait au juste combien d’assistants le magicien avait usés à la tâche. Au bout d’un moment, ils finissaient tous par donner leur congé. Soit ils s’en allaient pour de bon, soit ils demandaient, avec leurs longs cils inquiets, qu’on leur assigne un autre rôle au Sérail, quitte à ne plus jamais remettre les pieds sur la petite scène (…). À leur départ, Osmin-Le-Grand ne desserrait pas les dents. La seule occasion d’entendre le creux de sa voix était son numéro, dont les répliques immuables sont reprises encore aujourd’hui à la moindre occasion par le personnel — une blague court comme quoi Selim aurait dit un jour qu’on pouvait y trouver une phrase pour chaque situation de l’existence et nous ne nous privions d’imiter à la moindre occasion le ton du magicien, pour gronder les commis ou réclamer le sel à table. Toujours en son absence, bien entendu, mais y avait-il autre chose que son absence ? — . Faute de réussir un seul tour en scène, sa disparition entre les représentations se réalisait sans trucage : la porte de sa chambre entrouverte donnait à penser qu’il n’y était pas, voire qu’il n’y mettait jamais les pieds. C’est pourquoi lorsqu’il s’absentait vraiment, qu’il sortait du Sérail et peut-être de la ville, entre l’écho persistant de ses répliques de la cuisine à la buanderie en passant par la salle et les réserves, et son habituel effacement hors du temps du spectacle, c’est à peine si on pouvait s’en douter. Il ne faisait pas spécialement peur, en dépit de sa haute stature, de sa barbe et de ses mains semblables à des battoirs et davantage faites pour les gros travaux que pour le maniement des jeux de cartes truqués, mais personne n’avait envie de se trouver dans ses parages.

Certains soirs, il agrémentait sa prestation d’un moment de divination. Là encore, le texte était immuable et les révélations ne changeaient pas d’un iota d’une représentation à l’autre. Seul le ton pénétré sur lequel il les proférait en fixant une ligne de montagnes bien au-delà de la salle pouvait expliquer le trouble où les invités restaient plongés pendant le reste de la soirée, contraint bien souvent de faire appel aux services très particuliers de la Soigneuse pour sombrer aux petites heures dans un oubli salvateur. Jamais, à ma connaissance, il n’avait lu la main d’une femme et jamais il ne faisait appel à plus d’un volontaire par soir. Un de ses assistants déchus assurait qu’il ne les choisissait pas par hasard, et qu’il défiait toujours celui qui affichait la plus grande aisance. Un autre plus tard a soutenu que Selim Bassa lui indiquait d’un signe discret sa victime en début de soirée. Pour en avoir le cœur net, il aurait fallu lui demander et il n’est plus temps à présent.

Codicille : Des personnages secondaires passés au premier plan par le hasard des ateliers, j’en ai deux. Je me suis dit que ce serait intéressant de les renvoyer au temps où ils n’étaient rien, avant qu’ils ne se soient faits plus gros que le bœuf.

14. Vert incertain


proposition de départ

Vu d’ici, rien n’est plus clair, on pouvait s’y attendre. Mais au moins j’ai conscience d’avoir oublié quelque chose parce que là-bas très vite finalement ça m’avait échappé, plus rien ne collait, tout glissait entre mes pattes de canard arthritique et je cognais ma vieille tête contre les murs qu’ils s’obstinaient à repeindre pour m’égarer davantage — oui, j’avais dit que j’aimais le vert, à un moment donné, mais je parlais peut-être de la palette qu’offrait les essences acoquinées contre le ciel d’orage de l’autre côté de la digue, ou bien d’une robe dont j’aurais aimé qu’elle m’allât encore, mais enfin c’est ma propre verdeur que je regrettais alors, ils auraient pu le comprendre ne faisant un effort, ma taille de guêpe, mais ils ne voyaient déjà plus en moi que la reine des abeilles avec sa mémoire en gelée royale et il est tout aussi probable que je n’ai jamais dit ça, aimer le vert, vouloir du vert, et qu’ils n’en aient fait qu’à leur tête bien certains que je perdais la mienne, ce qui n’était pas entièrement faux, mais ce dont ils ne voulaient rien savoir, c’est ce que j’avais trouvé à la place, en lieu et place de cette tête dont ils avaient si souvent désespéré avant que je ne la perde et je vois bien qu’ils font une édition critique de ma vie, de ce que j’ai pu y faire, y dire, y lire, y écrire à la seule lumière de ce néon de pharmacie, mais je ne perds pas de vue, petit Gnou, que leur version est pauvre : elle refuse du même coup la magie, la fantaisie et la poésie, ce partage que nous avons fait dans leur dos dès que tu es arrivé au monde. C’est vrai que tes yeux, tes larges yeux bruns prenaient toute la place dans ta tête si drôlement ronde que je pensais obstinément olive, olive, olive, pendant tes trois premiers mois et parfois ça se disait parfois à voix haute, alors le service d’ordre maternel me tapait sur les doigts : et que je leur avais fait une vie pas possible pour qu’ils t’appellent Robert, et qu’il était hors de question de changer à présent, et que je refusais de leur dire pourquoi Robert et j’aurais été bien en peine de le faire ! Pourtant à ta naissance c’était la seule chose à faire pour éviter… pour que tu puisses… pour que tu sois… protégé du malheur ? Tu vois, ce n’est pas beaucoup plus clair vu d’ici. Pas Olivier, Robert, Robert, ils me lançaient ça sur un ton excédé avant de le dire quelques mois plus tard sur un ton mielleux, une fois le diagnostique tombé qui m’a fait passer du côté des mal-vivantes, des ombres de soi-même et j’ai tenu bon, oui, parce que je me fichais d’eux, il y avait tellement plus important, toi, petit Gnou, bien sûr, mais pas seulement : ce monde qui collait de moins en moins, il m’effrayait comme un tronc d’arbre creux, mais il m’attirait également et c’était bon cette curiosité, comme l’eau pour la bouche assoiffée qu’on boit dans ses mains en coupe dans les petits lavabos de l’école primaire après une longue course sous le soleil.

Codicille : Trop familière des histoires de fantômes, les lignes viennent vite, mais à côté, je pense, de la proposition, c’est-à-dire de ce que la proposition apporterait de nouveau, d’intéressant au travail. Par exemple, profitant de cette narratrice omnisciente, de dégager un schéma clair des tenants et des aboutissants de l’histoire. Mais l’histoire d’Alice A. est une histoire sur l’incertitude, sur la subjectivité des récits, de la mémoire et par-dessus tout sur la nature frictionnelle de toute réalité. Omnisciente, mais amnésique, mais prudente. Après un long temps de réflexion, je préfère continuer cette progression à tâtons plutôt que de régler d’avance les secrets. D’où ce court texte, qui donne un ton plutôt qu’une structure.

13. Le fait que


proposition de départ

Le fait que j’avais quatre ans alors peut-être cinq, le fait que jusqu’à l’âge de dix-onze ans les enfants s’obstinent à compter les demi-années et à les mentionner quand on leur demande leur âge, le fait que ça s’arrête à un moment changement de braquet, tournez la page, sauter un chapitre c’est faire de sa lecture, Bonheur de Proust : d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages, le fait qu’on dit ensuite j’aurais tel âge en décembre comme s’il était certain qu’on allait arriver jusque là vivant, le fait qu’on persiste à célébrer les anniversaires des personnes mortes en leur donnant l’âge qu’elles auraient si elles ne l’étaient pas, le fait qu’il est communément admis qu’on mente sur son âge les éraflures que j’impose à la belle enveloppe : je cours, je saute, je lève la tête, je replonge et particulièrement les femmes, le fait qu’il est communément admis qu’on mente dans la sphère intime, privée, publique, le fait que les chronologies tremblent, en règle générale, le fait que la chronologie demeure incertaine, incertaine en la demeure, péril en la demeure, mise en demeure, le fait que les ultimatums, le chantage affectif les supplications pour obtenir des réponses exactes en vu d’établir une chronologie exacte sont vouées à l’échec puisque la mémoire est plastique, le fait que Nicolas Sarkozy n’était pas à Berlin le soir de la chute du Mur, mais que depuis qu’il a affirmé y avoir été, omniprésence rétroactive de la mégalomanie, je ne peux pas l’empêcher de surgir à l’évocation du Mur, de Berlin et de la chute, le fait qu’en dépit de tous ses efforts Proust ne peut plus s’emparer du beau nom de Guermantes depuis que le prénom d’une petite fille jamais réapparue depuis s’est lié à lui, le fait qu’à chaque souvenir s’ajoutent le ou les récits donnés précédemment du souvenir, s’ajoute la langue qui va en dire tout autre chose, avec en prime les photos des albums qui sèchent sur les rayons reculés des étagères ou croupissent dans des caves, tout ça confit dans le dédain, la honte et la veulerie, le fait que chez Alice les photos étaient exposées sur touts les surfaces de la maison, murs porte du frigo manteau de cheminée coins de miroirs de tableaux… le fait que Les très riches Heures du Duc de Berry se lisent comme une bande dessinée dont on aurait retiré les cases et les phylactères, le fait que les vitraux se lisent comme une bande dessinée dont on a tracé les cases au plomb, saturnisme, évacuation des locaux, il faut refaire les peintures alors on n’a qu’à tout changer pendant qu’on y est, le fait que les photos peuvent aussi être rangées dans une boîte pour ne pas les abîmer pendant les travaux, le fait que j’étais déjà fort au memory, il est doué d’une mémoire photographique cet enfant, c’est très bon pour Alzheimer, enfin contre vous m’avez compris en tous cas ils jouent à ça pendant des heures tous les deux, le fait que l’enfant aimait que les choses aient un ordre et qu’elles se succèdent, le fait que j’étais moins jeune, mais encore jeune et éloigné pour la succession d’Alice, tu ne vas pas rentrer pour ça, on sait faire, qu’est-ce que tu ferais de plus on s’occupe de tout, le faire que je suis et demeurerai le plus jeune de cette famille à présent, le fait q’une étude menée aux USA révèle que le suicide y est la quatrième cause de mortalité chez les 10-14 ans, le fait que dans cette famille on ne me prévient jamais qu’après coup parce qu’il ne faut pas m’inquiéter pour rien, le fait que le suicide des jeunes enfants demeure un sujet qui jette un froid en soirée, le fait qu’après coup c’est déjà trop tard pour comprendre dans quel ordre les choses se sont passées et comment elles ont pu se succéder, un coup d’éponge, tous les cartons déplacés pour pouvoir faire passer le brancard, le fait qu’on utilise le même brancard et le même hôpital pour les vivants et les morts, le fait qu’Alice est demeurée dans sa maison jusqu’au bout, terrée dans sa chambre avec la petite salle d’eau pendant les travaux de rénovations, le fait qu’un ouvrier se rappelle très bien avoir partagé un sandwich avec elle assise sur un barreau d’échelle dans le salon bâché, le fait que ça ne colle pas, ça non plus, Alice terrée, Alice qui mange un sandwich, le fait que ses affaires chéries sont parties à la benne, parties lors du vide-maison avec la pancarte dehors et l’annonce dans le journal, le fait qu’il n’existe plus nulle part quoi que ce soit pour me rappeler mon enfance auprès d’elle, le fait que je m’en souviens tout de même, le fait qu’un jour mon frère Sacha a eu un accident, le fait que ce n’est pas ce jour-là, ni aucun qui lui soit proche que je l’ai appris (compris ?), le fait que les frais de rapatriement et la paperasse de ces pays-là c’était trop, le fait que la famille a choisi une solution plus adaptée, le fait qu’on ne sache pas où, le fait que je ne me rappelle que son absence à présent, le fait que le chat aimait dormir sur mon oreiller bleu à nuages, le fait que parfois la marque en creux d’une tête sur l’oreiller réapparaissait quand bien même j’avais fait mon lit soigneusement le matin, le fait que je savais que c’était le chat, mais que c’était aussi toujours Sacha qui dormait dans mes nuages tandis que je m’ennuyais à l’école, le fait que la succession d’Alice comporte un codicille me concernant celé pour la famille jusqu’à ma majorité, le fait que Maître Cliquet me laissait mettre de l’ordre dans les revues notariales de sa salle d’attente, le fait qu’on entend très bien des voix qui crient derrière les portes, le fait qu’on ne peut pas jurer quelles voix crient et peut-être la mienne dont je me souviendrais du dehors, le fait d’être un enfant fragile, le fait d’entendre qu’on est un enfant fragile, le fait de le croire, le fait que les enfants et les vieilles personnes sont fragiles, le fait qu’ils se serrent leurs coudes fragiles et jouent aux osselets avec leurs petits os de poulet, le fait qu’Alice a cru qu’on était copains de grande maternelle, le fait que c’était vrai (aussi) et manger des vers de terre pour de faux et casser une vitre avec un lancé de barbies maladroites, le fait que la plupart du temps Alice était davantage ma grand-mère, genre memory et petit gnou, le fait que la famille a détruit sa maison magique avec la peinture sans plomb, les murs ont perdu leur profondeur et où s’en sont allés les démons qu’elle gardait prisonniers dessous, je me pose encore la question, le fait que les entreprises de peintures à l’ancienne conservent devis et factures pendant plus de vingt ans, le fait que les dates sur ces documents sont les prémisses d’une chronologie plus sûre. 

12. Semé


proposition de départ

Dans un coin du garage tout ce qu’on ramasse d’un coup de balai : la poussière bien sûr les copeaux de métal des échardes de bois des bouts d’emballages plastiques des éclats de peinture des poils enfin des cheveux qui tiennent tout ça ensemble avec les restes coupants de petites ampoules de veilleuse esquintées et des miettes d’un vieux sandwich jamais terminé et oublié dans un coin tout ce débris c’était son corps contre le mur.

Les hommes de main ne conduisent pas ce genre de beauté avec leur grand corps lourd tout en plaies et bosses avec leur corps de garde fait pour tenir debout pour tenir la longueur pour tenir la place leurs yeux aux aguets choisissent d’emblée le meilleur angle de la pièce pour y faire tenir leur grand corps brut de la même matière que les murs leur corps en moellons qu’est-ce qu’on irait asseoir ça dans le moelleux des cuirs clairs les os la fondraient la carcasse deviendrait liquide il s’oublierait comme un paralytique dans les coussins et les yeux de lynx chavireraient dans l’image de la ville fuyant le rétroviseur.

Heures d’attentes aux frontières des Balkans des enfants jouent le cul dans l’herbe râpée du terre-plein central ici et là se bricolent de petits feux inoffensifs pour faire griller de la viande la fumée on la respire pendant des heures comme les dieux toute cette viande les camions frigorifiés font leur beurre à la sauvette sans bouger peut-être bien qu’on va acheter une côtelette pour cette petite claque d’air glacé quand la porte s’ouvre et sort les joues de leur torpeur tout le visage s’anime un moment après c’est cuit on mâche pendant des heures et on digère plus longtemps encore on ne redémarre même plus les voitures on les pousse portières ouvertes ça discute ça attend et c’est quelque chose du voyage et non une perte de temps la main croque pour se distraire pour intriguer les enfants pour les voir s’approcher pour sentir le temps sable inlassablement palpé de sa plage.

Il est suave de regarder un bateau couler quand on se tient sur la rive égale suavité à la fin de cette journée marchée beaucoup marchée dans la ville parfaitement vide offerte rendue à elle-même toutes portes ouvertes tous trésors à porté de sa main indifférente sans plus de besoin à peine une figue ici pour le plaisir du parfum aussi lourd que la couleur violette aussi profonde que le chemin des dents dans sa chair avant de se rencontrer satisfaisant d’un coup et la faim et la soif dans un seul baiser et le vent livré à lui-même dans les rues sans entrave l’air dans les cheveux tannant la peau tout le jour et voilà que tout s’arrête dans le refuge sûr de l’habitacle heureux comme Ulysse à son mat derrière les vitres abandonné au siège comme à un berceau la ville à bonne distance et derrière elle le soleil se couche et baigne ses yeux d’extase.

Entre et tombe un tapis roulé contre un mur amorti la chute de la tête la première chaude dans la nuit glacée nuits contradictoires du désert le corps chaud de la chaleur de l’autre ne se rappelle pas grand-chose rêve du nom Binyamin pleurant à chaudes larmes en s’éveillant la manche qui les essuie devient rouge on peut pleurer du sang où est l’outre le biberon de l’alcool vert rien sous la main à boire sous la main c’est le tapis rouge sang d’un homme imbibé du sang d’un autre le tapis son corps roulé dedans son cadavre en réponse le tapis s’est incrusté dans le visage de l’homme.

Autour ça grouille mais le corps ni debout ni assis peut plus participer plus là pas là où ça grouille quelque part ailleurs à se l’imaginer tandis qu’avachi la tête dans les mains sur la table ou en arrière en équilibre le poids énorme sur la chaise réduite à deux jambes fines au bord du sommeil de la transe pour au moins se rappeler comment c’était sinon où puisque où s’est perdu dans la tête entre les mains il ne faut pas dormir monsieur.

Assis comme une valise dans ces trains vides tous les mêmes plus qu’un seul train à la fin et toujours assis comme une valise vide elle aussi le tronc comme une grande boîte d’instrument à cordes le bassin fossilisé dans la banquette du compartiment une banquette calcaire dure comme une barrière de corail toute la vie toute la musique s’est retirée dans les yeux qui boivent les paysages tous différents mais cousus ensemble avec les rails plus qu’un seul à la fin qu’on boit par les yeux à petites gorgées tièdes pour passer le temps sans frontières de ces voyages d’apocalypse ces voyages sans contrôleur et peut-être qu’une éruption qu’un séisme qu’une bombe n’a laissé derrière elle qu’une statue de cendre assise dans un train qui persiste vers l’Est et chaque cahot du trajet émiette légères les peurs et les croyances qui s’envole par la fenêtre entrouverte en plein hiver seule réponse à la température infernale du chauffage déglingué.

À travers le linge fin et trempé de sueur la peau boursouflée des cicatrices et jusque dans la profondeur des chairs un trait fulgurant de douleur fin comme un cheveu d’enfant le corps reste inerte au septième jour du sevrage il ne sait plus se cambrer il donne l’ordre mais le corps ignore ses propres commandements il ne parle qu’à ce fil d’or qui l’aiguillonne le brûle, l’éclaire dans ses rêves il se déplace il se retourne quelques centimètres suffiraient à échapper à son insistance mais toujours l’insistant fil de fin métal dans son dos le ramène au septième jour du sevrage.

Un matin après douze ou quinze années il ne se lève pas les jambes surtout ne bougent plus deux poids morts après douze ou quinze années peut-être sans un jour d’arrêt tout s’arrête le torse peut se redresser dans ce lit de fortune car il n’y en a plus d’autres plus rien que des lits à la sauvette le dos s’accommode de la brève rencontre des matelas durs des chambres de luxe des sols de terre battue parfois le sable le plus souvent le siège passager d’une voiture ou d’une autre au matin il reprend la route il n’est pas d’ici il a affaire ailleurs à ferrailler avec d’autres bagnoles de hasard sur d’autres routes qui ne vont pas et la carcasse dit marche ou crève jusqu’à ce matin et quand finalement il se lève pour rester une journée au même endroit on dirait un cosmonaute qui marche sur la lune tant ses pieds ont oublié qu’ils peuvent marcher hors du voyage de mille lieues.

Ça fend le vent coupe l’espace en deux de la lame de son profil immuable toujours devant la première toujours le visage arrive avant tout le monde un seul élan pour traverser des milliers de kilomètres les ailes aérodynamiques et lisses limitant au maximum les frictions dans la pénétration de l’air glisse plutôt que vole en dépit des ailes et ce visage toujours devant questionne questionne la nuque se tend va au-devant des réponses toujours absentes et ses seins métalliques ne frissonnent jamais dans la grande vitesse.

La fièvre qui te tient des pieds à la tête comme un à fumer les viandes le corps perd ses proportions dans la douleur la jambe énorme la jambe de la taille de la chambre une piqure non une morsure la jambe comme un énorme poisson moche moche moche une lotte exotique avec de la moustache de vieux sage un poisson mort et l’odeur fait venir l’eau à la bouche pas demain la veille que l’estomac acceptera autre chose que de l’eau bouillie mais si ce n’est ta jambe qui sent comme ça c’est le type dans le lit d’à côté.

Dans un vertige de vivre si haut de voir autant de ciel et autant de terre alentour comme si quelqu’un mettait se mains juste en dessous des aisselles bien à plat contre les flancs et donnait tout le jour une infime impulsion vers le haut tandis que le regard domine couve et tire la bienveillante couverture des paupières sur le monde hasardé loin de la ville fortifiée où tu veilles.

La peau n’ira pas plus loin elle est sortie de là c’est cette eau qui lui lèche les pieds viens jouer avec moi viens jouer avec moi la même l’irrigue en dedans au mieux la peau tournera autour du bassin et c’est un assez long voyage qui tourne en ronde sans jamais quitter la côte d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée et les os et le sang n’ont qu’à bien se tenir sous le soleil devant l’eau infatigable viens jouer avec moi viens jouer avec moi c’est la peau qui décide qu’on ne va pas ailleurs même si on va plus loin.

Les poumons aiment ici ont une bouche qui se délecte de l’air extraordinairement léger les poumons boivent à la source et la bouche est tranquille et sèche et les oreilles des poumons certifient que personne d’autres des lieues à la ronde personne ne respire cet air et ils voient de leurs yeux sur le flanc de la montagne tout là-bas de l’autre côté de la vallée une petite lumière qu’ils s’évertuent à faire vaciller à chaque expiration.

Je ne veux pas voir un cil bouger et les crampes à peine installé à peine positionné dans l’angle dans la lumière les crampes venues du fond des temps les crampes à la morsure lente et sûre implacable elles n’épargnent personne nous les subissons ensemble ensemble elles nous lient et serrent nous rapprochent encore jusqu’à ce que nous fassions corps impassibles

Codicille : l’idée me vient immédiatement d’utiliser cette proposition de fragment pour inventer une sorte de chapitrage, des petits cailloux blancs vers quoi revenir, autour de quoi développer. 25 fragments correspondant aux vingt-cinq années du voyage d’Ibn Battuta, c’est arbitraire, mais l’arbitraire me va, le truc me va. Ce genre de mappemonde évolue avec les découvertes inattendues des navigatrices aux longs cours, mais cette feuille de route, je le sens serait déjà la moitié du voyage. J’ai déjà utilisé une technique similaire pour Intérieur/extérieur. Lister des lieux, les augmenter comme Jane Sautière le fait si bien dans Nullipare : d’abord une liste d’adresse où elle a vécu, puis la même liste avec un détail du lieu, puis un paragraphe ou un chapitre, je ne sais plus.

Finalement j’envoie 16 fragments pour l’instant. J’ai vu ce que je voulais voir.

11. Que la gauche ignore…


proposition de départ
Alice par les mains

Ce que j’aimerais savoir, ce qui me rassurerait et vous allez sûrement pouvoir me renseigner, c’est jusqu’à quel âge un bébé ignore-t-il que ses mains sont ses mains ? Comment vous expliquer ? Quand engourdie par un long trajet en auto, le sommeil vous a surprise dans une telle position qu’au réveil l’une d’elles est posée là, juste à côté comme un sac de peau sur la banquette, avec quoi on n’a rien de commun, qui ne bouge pas plus sous l’effet de la volonté qu’un livre, une pierre jaune… Un sac de peau. Une de ces gourdes qui pendent aux bâts des chamois… Une outre ! Non, je ne crois pas avoir dit ça moi. Chameau, j’ai dit… Cela n’a pas d’importance, ce sont des animaux, cela seul compte, des mammifères comme nous… J’en reviens toujours là parce que ça a été vivant, l’outre, la main. La main a été votre main, mais elle fait l’être mort à présent, comme ces insectes qui ne bougent plus dès qu’on allume. D’ailleurs c’est là où je voulais en venir quand nous avons commencé cette conversation… Cette quoi ? Très bien, appelez-la comme cela vous chante, mais ne me faites pas perdre le fil parce que je ne sais pas ce qui m’arrivera dans ce labyrinthe… Oui, la main engourdie, le sac de peau vu de l’extérieur, avant que les fourmis fourmillent, ou une vague de douleur confuse : ce n’est plus vraiment notre main, n’est-ce pas ? Vu de l’extérieur, ce pourrait être la main d’une autre. C’est tout le truc de la mort — je ne dis pas truc par hasard, mais par magie, j’entends la prestidigitation — le corps reste, ça ressemble, mais c’est tout. J’ai eu un professeur de violoncelle — un grand monsieur — et il disait cela mot pour mot quand nous trichions le travail : ça ressemble. Eh bien nos mains, enfin ces mains elles se posent sur mes genoux, sur la table au bout du coude près de la tasse du petit-déjeuner, d’où sûrement ces tâches de miel que je n’arrive plus à ôter même en frottant… je plaisante : je sais ce que c’est que des tâches de vieillesse et je n’en ai pas peur, j’aime que le dessus soit comme la peau du lait que ma grand-mère retirait avec précaution à la fourchette pour me le donner après avoir soufflé dessus, mais voyez-vous ça ne colle pas. Je veux dire, ça non plus, ça ne colle pas. Cette vieillesse qui devrait advenir ne s’en tiendrait pas à des signes extérieurs ? Au lait et au miel, n’est-ce pas ? Ce sac de vieille peau qui tourne les pages, éteint ma lampe de chevet, lave mon visage — au sujet du visage il y aurait beaucoup à dire également : le sourire, il devrait s’user et l’éclat des yeux si j’étais devenue une véritable vieille dame, mais ça rigole là-dedans, autant que dans mon petit-fils quand il a une blague en réserve. Je sais, bien sûr, qu’il y a de jeunes grands-mères… mais laquelle d’entre elles est aussi jeune que son petit-fils ? … qu’est-ce que je disais ? Les sacs de vieille peau ? Oui ! Ils bougent sans moi. Et beaucoup d’autres choses depuis quelque temps. Les escaliers par exemple…

Ta main lourde

Quand sa main s’élève dans l’air, on imagine ses bagues posées les unes près des autres, conversant la nuit par infrabasses. Cette fois-ci, il a rapporté un œil-de-tigre. Il capte tous les regards, comme le ferait un vrai tigre qui serait rentré avec lui, marchant à son côté. Les bagues à ses mains sont nombreuses, en argent massif, comme les couverts avec lesquels nous mangeons à l’office, de l’argent vieux, sombre et lourd pour nos assiettes de faïence. La clientèle ne vient pas ici pour manger. Seulement pour boire. Et fumer. Et voir. L’argent est pour nous. L’or aussi, qui passe de leurs poches à nos mains, à nos bouches parfois. Pour qui à l’œil, ses mains n’étaient pas élégantes, elles le sont devenues à force de soins, d’habiles et patientes manucures. Des mains qui savent à quoi employer l’argent : le lustre de ses ongles, la douceur de ses paumes décharnées, la pureté de la peau à l’extrémité de ses phalanges de fumeur tiennent de l’art. Son intelligence seule met cette beauté chèrement acquise dans la grâce de ses gestes. Ils dessinent des cercles de dompteur dans l’air tandis qu’il vous parle et vous font comprendre qu’il y a quelque chose à traverser pour parvenir à la matière même de l’existence qui se dérobe dans la fumée de son cigare. Nous imaginons le tintement d’argent de chaque bague sur la petite table de verre qu’il garde dans sa chambre — extravagant présent du cristallier belge, livrée dans une caisse de bois de la taille d’un homme et dont l’espace laissé vide avait été comblé par des plumes d’oiseaux, pour s’assurer du transport le plus délicat qu’on puisse imaginer. Quand nous avons ouvert la caisse, elles se sont envolées partout, il a fallu des jours pour les rassembler toutes et il arrive encore que nous en retrouvions une ici ou là, sous un meuble, ou tombant élégamment d’un lustre pour s’unir à l’aigrette d’une invitée, ou se poser comme un cygne sur la surface d’un cocktail. L’objet fait à peine la taille d’un guéridon, c’est un assemblage de métal tourmenté autour d’un plateau grand comme un visage taillé et polie dans le cristal. Un cadeau comme on n’en voit jamais, comme ceux qu’évoquent les contes pour briser notre pensée afin que l’oiseau quitte enfin cet œuf protecteur et s’envole jusqu’à la fenêtre. Le soir, Selim doit ôter tout cet argent qui enserre ses doigts jusqu’au plus petit et le déposer, anneau après anneau, sur cette table que nous n’avons plus revue depuis sa livraison, mais qui nous fait encore rêver — rien ne sort du Sérail, rien qui ait de la valeur et des plumes on a bourré les oreillers. Depuis, nous faisons des rêves nombreux et sans histoires à proprement parler. Nos nuits se sont peuplées de chants et de légèreté et le rêve du perroquet et de la cage d’or nous visite tour à tour (…) Nous ne nous souvenons pas exactement du récit au réveil, mais nous le reconnaissons dans l’image, de la main grassouillette du marchand inquiet ouvrant la cage d’or. Alors les plumes s’envolent dans un nuage, le perroquet au bord de la fenêtre trace à nouveau pour nous le passage infaillible de la liberté : la mort. Ce prétexte suffit pour solliciter de la Diseuse rousse une énième narration du conte qu’elle fait semblant de redécouvrir dans le fond de son café, les mains en coupe autour de sa tasse. La Joueuse de nay l’accompagne de simple soupirs et chuintements, car elle n’emporte plus son instrument partout avec elle comme elle le faisait à son arrivée parmi nous — . De la table, il n’est plus parlé, mais en cherchant le sommeil, le tintement des bagues d’argent contre le verre, ce son, posséder ce son, voilà assurément ce qu’est la richesse incommensurable. Loin de ces histoires, la Soigneuse doit souvent huiler les doigts captifs de Selim afin de le défaire des anneaux qu’il est aller chercher si loin pour empeser sa main, masquant ainsi les tremblements toujours plus fréquents à mesure que se succèdent les soirées où il risque tout pour rafler une fois encore la mise des poches de nos invités. À ce rythme, la Soigneuse lui dit qu’il devra bientôt se faire monter une enclume en chevalière pour donner le change… À l’hiver, une jeune femme s’est présentée à la porte basse, vêtue d’un manteau trop élégant pour la saison, un feutre à larges bords baissé sur l’œil et la bouche comme une cerise mouillée. Elle a donné aux questions d’usage les réponses nécessaires pour entrer et pour rester, mais quelque chose dans son port fuyait, préférant l’ombre, le regard toujours occupé au dessus de son épaule droite agaçait très vite quiconque s’aventurait à lui parler. Jusqu’à ce que le tailleur lui ait fait sa tenue, elle a gardé la chambre, faisant beaucoup jaser. Selim lui apportait lui-même un repas au milieu de la journée. Dans l’entrebâillement de la porte son demi-visage remerciait les yeux au sol. Elle a fini par nous rejoindre, fardée plus qu’il n’est ordinairement admis pour le personnel : une face de lune qui a laissé le Pierrot interloqué. Comme c’est l’habitude, la vieille du vestiaire — la Physionomiste — a demandé à toucher son visage à leur première rencontre : ses mains valent des yeux. Elles se promenaient en interrogeant l’ossature — par respect, par pudeur, elles ne s’attardent jamais à la peau. Les os, les muscles à la rigueur, voilà ce qu’elles palpent comme si elles devaient ensuite reproduire leurs volumes dans l’argile — tout à coup, alors qu’elles mesuraient l’écart de la mâchoire aux pommettes, elles ont marqué l’arrêt. Puis de la pulpe des doigts, elles ont pianoté légèrement en travers de la joue. La face de Lune était très mal à l’aise, mais qui ne l’est pas pendant le déroulement de cet examen de passage ? Elle s’est figée et l’instant d’après la Physionomiste avait achevé son arpentage. Nos yeux ne voyaient rien, mais nous avons bien vu que quelque chose s’était produit. Dans les jours qui suivirent, ils étaient aux aguets. On s’est mis à parler entre deux portes d’un léger relief, comme une frise dont on pouvait, soi-disant, distinguer le dessin sur sa joue de Lune dans la lumière rasante. Plus nous l’observions, plus elle se terrait, mais bientôt nous étions unanimes : une série de carrés et de cercles, un trou au centre de celui-ci, une bosse pour celui-là… Jusqu’à l’autre soir, où à l’occasion d’une fable propre à distraire la clientèle, la main de Selim s’est dressée comme un serpent, dans un geste plus raide qu’à l’ordinaire. Nous l’avons vue blêmir sous le fard blanc et chacun a pu reconnaitre la facture des bagues d’argent dans la marque qu’elle porte à la joue. Depuis c’est nous qui baissons les yeux ou détournons le regard quand elle se montre. Je ne peux pas dire avec certitude qu’elle se farde encore.

Cette fois encore, je voulais écrire sur deux chantiers, comme pour la #10. Le premier demeure plus facile. Cependant, en cours de route, j’ai essayé de passer le deuxième texte au présent. Je sais depuis longtemps que la temporalité est la clé de ce chantier du Sérail — je n’arrive pas à me décider. D’où ça se raconte ? Quand tombe le présent ? — Mais j’ai l’impression que l’indicatif présent désenglue le récit de sa nostalgie. Il me permet également d’avril une histoire en cours et non un catalogue de souvenirs épars. Je vais aller essayer ailleurs, dans des textes précédents. Pour faire de l’eau tiède, il faut un mélangeur. Ou bien du temps et du soleil. Ou bien encore du temps simplement, selon que l’eau de départ est glacée ou brûlante. Mais en tout cas, aucune de ces solutions ne vaut l’épreuve qu’en fait la main, alors.

9. Habitué.es


proposition de départ

L’arbre est de ceux qu’on voit dans un rêve à Samarcande au pied duquel un trésor est enterré sans qu’on n’y croit : ce n’est qu’un rêve à Samarcande, l’arbre pousse au Caire. De petites tables rouges cerclées d’or lestées d’un lourd pied de fonte noire et ouvragé se reposent sous cette ombre aux abords de Paris. De mauvaises chaises les entourent qui craquent plaintivement à l’assise, puis se taisent à jamais. Pour d’eux d’entre elles, la façade saillante du café, à peine plus large que la porte, sert de dossier, à moins que ce ne soit la clientèle qui s’y transforme en pilastres. De grandes quilles de métal chocolat délimite ce bout du monde. Si on les reliait par un cordon de velours rouge, la terrasse, le Roi du Café et ses invités du monde entier, hommes, femmes et enfants du voisinage deviendraient instantanément les intouchables pièces du musée que le géant assis là collectionne derrière ses yeux mi-clos, dans le flou de sa tasse fumante.

Au lieu d’habitudes, les changements glissent en pente douce. Les petites tables de la terrasse arrivées d’hier — des coccinelles rouges vraiment — , les voilà passées déjà. Ce voile laiteux du ciel entre l’arbre unique et la tour désertée, se posent sur toutes choses pour les blanchir irrémédiablement. Les avions laissent des traces de nuages de lait jusque dans la tasse de thé. La façade aussi s’est faite avaler par les ciels de traîne, mais au moindre rayon de soleil — le sourire de cet enfant à la tête plaisamment ronde — elle fait son effort pour parler des murs clairs de Tanger… ou d’une tranche napolitaine, qu’il mangerait dans une petite assiette publicitaire. Le patron est pâlot aujourd’hui : il a perdu son frère, presque jumeau, ils se relayaient infatigables du matin au soir au bar, en terrasse, tout le monde les appelait « Moi et mon frère », moquant gentiment leur tic de langage. Difficile de dire lequel est mort. L’autre, tout le monde continu de l’appeler gentiment « Moi et mon frère ». Tout blanchit irrémédiablement… il n’y a que la clientèle qui rajeunisse, qui se bariole et se chamarre. L’arbre, hier c’était un platane, ce matin, un magnolia. Et pourquoi pas un magnolia ? L’autre s’est fait attaqué par un tigre, une bien petite bête pourtant, un insecte de rien, mais elle a finalement eu le dessus et il a fallu couper et déraciner la souche. Par la même occasion, ils ont refait la terrasse qui était toute gondolée par la puissance de l’arbre inversé, autant poussé dessous qu’au-dessus, si bien que personne ne se souviendra bientôt plus de ce platane pourri, sur la dalle lisse de la terrasse. Et ce matin, un magnolia en fleurs. C’est un arbre à la mode dans les communes, on dit ça. Pourquoi pas une mode pour les arbres ? Avec le temps, il faut bien admettre qu’il y a une mode pour tout ( les sentiments, les robes, les idées, les chansons, les coupes de cheveux…). L’enfant croit si fort au cordage invisible tendu entre les plots qui séparent la terrasse de la circulation du carrefour qu’on finit par entendre l’océan du Finistère comme dans un coquillage… Si les voitures étaient un petit peu moins agressives, on pourrait se retrouver à un croisement dans Beyrouth, deux conducteurs s’invectivent, comme ça, pour la forme, sans grimper dans les tours, en guise de politesse visant à entretenir une espèce de normalité, une espèce d’humanité, dans l’attente du prochain feu du ciel. Les klaxons grégaires rident le thé, c’est dommage collatéral. Heureusement le voile laiteux finira par remplir les oreilles d’une touffe de poils blancs comme des cygnes qui amélioreront l’illusion du Liban. Tiens, les grosses fleurs blanches sur l’arbre, on dirait cette chanson sur Proust, ça faisait comment déjà ? On la jouait hier dans le bar, elle a dû encourager l’arbre à la floraison…

Une île vraiment avec le palmier de son unique magnolia, dernière avancée à pieds secs dans la mer aux entrailles de factice de la capitale qu’on devine, là-bas, derrière le pont du périph’. Au delà de cette limite, abandonner toutes espérances. Les petites tables rouges sont surpeuplées de conversations vives. Autant de langues en terrasse que de couleurs à l’oiseau exotique qui aurait fait du dernier bien sur l’épaule ronde du patron au crâne lisse.

Babel sous l’arbre
L’antique volière chinoise
Coiffe les murmures

Cinq oiseaux à peine
Conseil déplumé sinon sage
Bruissent comme cent

Cachées par leurs chants
Percussifs éclats métalliques
Des vies se délient 

L’écrit des pleureuses
Est un semblable paravent
Pour la vie secrète

Les arêtes des chaises sont dures comme des dorsales de gros poissons hideux et spectaculaires, mais c’est ici seulement qu’on peut s’assoir droit dans ses bottes de pêche : l’horizon de la grande ville après la tour fantôme et le pont du périphérique demeure éloigné, même si le vent parfois en apporte des nouvelles , elles se brisent sur le rivage arrondi du trottoir — et si d’aventure une vague plus audacieuse s’élève en gerbe d’écume jusqu’au tables qui bordent la terrasse, il reste le désintérêt des joueurs de dé pour la rabattre —.

Il convient de dire Chez le Roi, plutôt qu’au Roi : le nom est légitime et dignement porté. Ils étaient quatre frères, — comme dans les contes ou ils peuvent être trois, sept ou douze, mais alors tout va autrement — à faire tourner l’affaire. Deux d’entre eux ce ressemblent tant qu’on les aurait crus trois en tout et pour tout. Mais à l’hiver, le plus patron d’entre eux, bien en chair et chaleureux par tous les temps, celui qui aurait pu supporter l’oiseau exotique sur l’épaule droite et la boucle à son oreille, au moins pour la blague, a passé l’arme à gauche et depuis, on reconnait chacun des frères restés derrière à la façon singulière de porter le deuil.

Codicille : Ma #8 était déjà très entachée de #9. J’ai donc repris une des propositions pour ces 3 regards. C’est étonnement peu troublant de faire passer par un même lieu des personnages qui n’appartiennent pas à la même histoire. J’ai du mal à tracer des frontières, à croire aux frontières, à délimiter. Je cherche un geste continu.

8. dedans / dehors


proposition de départ
hôtel

Un hôtel vide. Désaffecté. Abandonné. En transition entre deux gérants, en attente d’une vente, d’une réduction de l’indivision, hors-saison… Sa façade témoigne du faste modeste et solide des pensions de familles. Son emplacement est à l’image de sa situation actuelle : pris dans un entre-deux, d’un côté la rue en pente, de l’autre le ravin vertical. Tout le confort moderne pour une toute petite bourgeoisie de professeurs, de fonctionnaires des impôts, de commerçants à boutiques… Des chambres sans unité, décorées chacune d’un papier différent, longuement élu à cette place — des mois de consultation rêveuse des gros Fleurs et Oiseaux, des hypothèses, des heures de discussions fiévreusement inquiètes : on ne va pas en changer tous les dix ans… —. Quelques chambres familiales où l’on tient à cinq en ajoutant un petit lit de camp tendu d’une toile aux motifs psychédéliques par des petits ressorts costauds. À chaque étage, une salle d’eau, mais chaque chambre a son lavabo et (ô merveille !) son bidet. Et surtout, une vue. Certaines chambres sont dotées d’un petit balcon de bois sur le ravin qui encaisse un torrent entêté dont la fougue répercutée mille fois par seconde contre la pierre fait la hantise d’une partie de la clientèle, qui préfère de loin dormir sur la rue, tandis que l’autre au rebours s’apaise à ce fracas continu et sur les lourds matelas de laine, entre les draps à rayures roses ou bleues, dort comme un bébé. La vaste salle à manger —qui dort, dîne et prend le petit-déjeuner pour une bouchée de pain de la boulangerie épicerie d’en face, mais les confitures, servie dans leur petit ramequin duralex sed lex, sont faites maison, oui, même celle aux abricots qui ne poussent pas par ici, mais arrivent, comme les hôtes, par la route longue et escarpée des montagnes — pas de calcul là encore, pas de rentabilisation de l’espace, les tables se pressent vers la lumière de la véranda. Les motifs géométriques des nappes jaunes, blanches et noires, discutent avec les ombres portées des croisées des fenêtres qui losangent le parquet comme une piste de bal.

lumière traversante

Une pâtisserie orientale, angle saillant de deux rues sans histoires, en face d’une caserne close. Deux fois par jour la lumière la traverse de part en part. Il faut être là. Des petites tables aux plateaux de cuivre gravés, collées aux banquettes rouges, En vitrine, les pâtisseries de miel toujours accompagné semble-t-il des abeilles qui l’ont fait — à moins que ce ne soit des guêpes, mais quelle importance : la transparence de leurs ailes, l’élégance de leur caparaçon noir et or s’appareillent au couleurs translucides des décorations des vitres, comme autant de gourmandises pour les yeux, dans les miroirs des plateaux d’argent —. Le sucre glace des loukoums en plein désert d’orient est un sable délectable et leur résistante mollesse sous la dent promet des dunes formidables qu’on ira voir un jour, quand on sera grande, —même si déjà, très vite, nous y sommes puisque c’est l’heure naïve où se confondent avidement l’évocation pauvre et une lointaine réalité, les deux emballées dans le papier d’or de l’invention de l’Orient par l’Occident, dont on n’a pas la moindre idée mais qui nous enveloppe à notre tour de certitudes réconfortantes, magiques et douces—. En attendant, on regarde couler du ciel le thé vertigineux, cascadeur intrépide jeté de l’énorme théière satellite vers le bassin étroit et versicolore où l’attend un bloc de sucre blanc comme un iceberg. Le plongeon de la mort dans l’odeur de menthe pour toujours mélangée à la lumière. 

fonction I

Luxe de l’espace, le seul. Très peu de meubles — De quoi avez-vous besoin pour travailler ? Une table, un lit, une machine à laver, une connexion — en prime, il y a du plancher, une étrange moulure ornementale ressemblant à un sein contre le mur blanc qui fait face au lit, une bibliothèque qui tient deux côtés d’un grand salon donnant sur la rue la plus bruyante de la ville, absolument vide — ses rayonnages n’en ploient pas moins sous les ding des trams et leurs coups de freins métallurgiques — assortie au parquet : on pourrait retourner la pièce comme une boîte à son sans que son occupante occupée s’en aperçoive, mais surtout, dans la cuisine il y a une planche contre la fenêtre qui tient lieu de table d’appoint, grossièrement peinte d’un coup de blanc, comme le reste de la pièce elle fait corps, et de là on voit d’une bonne hauteur la canopée du parc semi-sauvage enfermé dans gigantesque pâté de maisons, une voiture rouge désossée qui rappelle gaiement le chaperon du conte. Impossible de distinguer dans cet ensemble géant les voisins d’en face, seules leurs lointaines fenêtres, parfois éclairées.

fonction II

Luxe du silence, après 18h, le lycée est vide, le parking est vide, les autres appartements de fonction ne servent jamais. Entre l’inauguration et la modification de la loi concernant le logement dans la place du personnel permanent, il ne se sera pas écoulé le temps d’un emménagement. Mais alors comment expliquer que chaque pièce ici soit peinte d’une couleur différente ? ( Vert Caraïbes : salle de bain. Très framboise : salon. Bleu pipi : cuisine. On renonce à allumer quand on arrive dans la chambre. Les stores sont clos. Tes rêves pré-écrits par David Lynch ). D’où sort le coûteux canapé en cuir gris ? Comment en es-tu venu à penser qu’il était en peau d’éléphant ? Association d’idée peut-être avec l’écran plasma disproportionné qui trône là et la vue sur la forêt d’un côté : y voir, sang, chasse… D’une petite cuillère pas l’ombre dans la cuisine équipée, pourtant. Les toilettes fuient. Si tu devais faire de même, évite le parking très à découvert. Pas sûr non pour le camp rrom, relégué dans l’impasse sans eau courante, mais avec le marais attenant… De l’autre côté, il y a toujours la forêt.

trains

Dans les trains vides de l’envers du décor balkanique, la vie aussi s’épaissit. Elle s’y laisse voir à l’oeil nu, pourtant les bulgares sont unanimes dans la détestation du transport ferroviaire. Si vous dites que vous êtes venu par ce moyen, vous êtes à peine croyable. Une chimère. Un ami consentant à m’accompagner à la gare de Roussé, sa ville natale, au beau milieu de l’hiver reste ébahi de la voir encore là. Comme s’il allait de soit qu’on l’avait ôté de la ville, comme une gare jouet, toute monumentale qu’elle fut, et qu’un coup de gomme sur la carte avait suffit à faire disparaître les voies ferrées. Il m’a suivie, émerveillé comme au Train Fantôme et à l’invitation de s’assoir à mes côtés dans le compartiment désert en attendant le moment du départ, un effroi le saisit à l’idée que le train pourrait partir en avance, sans prévenir et l’emporter vers d’insoupçonnables contrées ( ô diamant brut de la pure logique : les voies ferrées disparues, les destinations deviennent fabuleuses ). L’incrédulité des autochtones parachève ma métamorphose en personnage de roman, en chimère, en illusion. On traverse plus que les Balkans, le temps morne, blanc, immobile, qui est la marque de l’Est, pris dans ses heures de trains perdues dans des trajets si longs qu’il est impossible de savoir où l’on en est, impossible même de vouloir le savoir, traversées où tout s’est — enfin — absenté, jusqu’au contrôleur, jusqu’aux passagers… quant au conducteur, la machine s’en passe, il ne s’est pas réveillé, il est mort… L’éternité s’invite dans ces heures suspendues, on peut en partager la solitude avec des personnages, des fantômes et des souvenirs d’autre trains — train de nuit de l’enfance, couchettes aux taies SNCF bien repassées et couvertures vertes et rouges où nous finissions toujours, bien à regret, par nous endormir, alors que rien n’est plus excitant que ces petites cabanes roulantes avec leur fenêtre sur la nuit. On ouvre un œil à chaque arrêt pour prendre un bon flash de néon, puis on replonge aussitôt dans les bras de la madone des sleepings. Pour un dormeur de taille adulte, le lit du train-couchette offre au plus un repos, une sieste de nuit. Le Sofia-Varna arbore encore la marque de son ancienne servitude — ce DB à l’élégance désuète des compartiments allemands —, si bien qu’un instant, on pourrait le croire en cavale comme un train chez Prévert qui voudrait à tout pris voir la mer, ou plus bêtement accessoire géantin du magicien distrait qui fait disparaître un wagon entier —. Pour trois cacahuètes occidentales, une même personne peut s’offrir une cabine pour deux en première classe, avec sa salle d’eau de poupée et sa paix royale jusqu’à l’arrivée aux petites heures dans la gare en front de Mer Noire.

refuge

Une île vraiment avec le palmier de son unique magnolia, dernière avancée à pieds secs dans la mer aux entrailles de factice de la capitale qu’on devine, là-bas, derrière le pont du périph’. Les petites tables rouges sont surpeuplées de conversations vives. Autant de langues en terrasse que de couleurs à l’oiseau exotique.

Babel sous l’arbre
L’antique volière chinoise
Coiffe les murmures

Cinq oiseaux à peine
Conseil déplumé sinon sage
Bruissent comme cent

Cachées par leurs chants
Percussifs éclats métalliques
Des vies se délient 

L’écrit des pleureuses
Est un semblable paravent
Pour la vie secrète

Les arêtes des chaises sont dures comme des dorsales de gros poissons hideux et spectaculaires. Dire chez le roi, plutôt qu’au roi : le nom est légitime et dignement porté. Ils étaient quatre frères à faire tourner l’affaire. Deux d’entre eux ce ressemblent tant qu’on les aurait crus trois en tout et pour tout. Mais à l’hiver, le plus patron d’entre eux, bien en chair et chaleureux pour tous les temps a passé l’arme à gauche et depuis, on reconnait chacun à sa façon de porter son deuil.

terrain du jeu

En plein jour, on ne le voit pas nettement, comme le labyrinthe de la Cathédrale de Chartres. Là, c’est pas les chaises qui cache la forêt, c’est les bagnoles. Du fatigué, de l’occasion. Ça s’affirme sur les vitres arrière : NON AU NUCLÉAIRE ! Bébé à Bord ! Match amical samedi 19 Juin ! Sur les banquettes : poils de chiens, bouteilles en plastique jamais entièrement vides, paquets de photocopies d’exercices de math, ballon en pleine insolation, tout le saint-frusquin que trimballent les profs à longueur d’année. Rien qui ait de la valeur. Les voitures, il y en a aussi. Trois ou quatre, en comptant la Mini publicitaire rose de l’Institut de Beauté du Centre de Thalasso. L’administration, les visiteurs. Et une caisse de luxe égarée. Tout est relatif : une Mercedes. Récemment chahutée. Avec son véhicule de la police.

Les toits forment une mosaïque métallisées qui réfléchit par éclairs aveuglants et ondes de chaleur le soleil au zénith.

La nuit, seulement le marquage apparaît, blanc sur noir, régulièrement repeint. Les jours de grand souffle, on pense aux géoglyphes de Nazca. Mais le plus souvent, c’est la Renault 5 esseulée du gardien qui a tué le docteur Leblanc, dans la buanderie de l’aile ouest, avec de l’ennui.

Codicille : l’extérieur plus rétif que l’intérieur. Conséquence probable de la perception scénographique de la boîte noire… Parfois de la récup’ occasionnant un retravail intéressant.

7. tant de questions pour toi...


proposition de départ

Il calcula sa chance : le soleil déjà en route vers le zénith, lentement mais sûrement, sa force diminuée par l’alcool des derniers jours, sa force diminuée par l’absence d’alcool depuis son réveil… Il n’est pas fort en calcul, il compte sur ses doigts qui tremblent. Le corps dans le tapis, impossible de le charger comme un bélier sur les épaules, il suffit d’un coup d’œil pour deviner que le dedans de l’homme ne vaut pas mieux que le dehors. Qu’est-ce que tu vas t’encombrer de ça ? Ses yeux très durs cherchent un regard dans le visage tuméfié. Le débat est clos depuis un moment. Il le sait. Il en discute avec lui-même pour la forme, pour le bruit. Il faudra le porter comme une mariée, comme un enfant. L’autre ne parle pas. Les dents ont bien tenu pourtant. Il faut prendre la direction inverse à celle des traces des véhicules qui l’ont laissé là. Ne pas courir le risque de retomber sur eux. Sur eux… il n’est pas très fort en probabilité, mais c’est un vrai boulot d’hommes de saccager un type comme ça. Attendre la nuit ? Il n’y a plus d’eau. Le peu d’alcool qui restait dans l’outre, il a lavé les plaies avec. On pourrait dire LA plaie, ça irait aussi vite. Il fait déjà très chaud, mais le corps frissonne de fièvre. Il compte sur ses doigts les villes, les villages et les hameaux qui pourraient se trouver aux environs. Il n’est pas fort en géographie non plus. Lui-même, il était perdu quand il s’est posé là pour dormir, dans cette masure sans toit. Il était ivre mort, il ne se rappelle pas grand’chose : il entre, il tombe, un tapis roulé contre un mur amorti la chute de sa tête, il a chaud dans la nuit glacée, ces nuits contradictoires du désert, il a chaud de la chaleur de l’autre, il le comprend maintenant, il ne se rappelle pas grand’chose, il a rêvé du nom Binyamin, on l’interdisait et il ne savait plus comment appeler son frère, pleurant à chaudes larmes. En s’éveillant, il les essuient sur son visage et la manche devient rouge. Il croit un instant d’effarement qu’il a pleuré du sang, il cherche l’outre de la main, le biberon de l’alcool vert, c’est le tapis qui vient sous sa main, c’est le tapis qui est rouge. Le sang d’un homme imbibe le tapis dans lequel son corps est roulé, son cadavre. En réponse, le tapis s’est incrusté dans le visage de l’homme. Sur la boursouflure de la joue la trame marque son fin quadrillage, ses alvéoles régulières. La teinture noire de la laine a laissé une trace oblique en haut du front. Ses cils sont blancs à l’oeil droit. Comme les franges du tapis. Au milieu le nez… le nez seul tient droit, écrasé mais non dévié, les narines élargies par l’urgence d’air. Les yeux, il n’y en a pas. Pas même des fentes. Ça inspire. Les gestes de secours viennent facilement, même si les mains tremblent déjà du manque d’alcool. Les personnages évanouis, morts de cette drôle de mort des bandes-dessinées ont des croix en place des paupières closes… Il verse l’alcool d’un coup sur la tête et le torse, tout d’une pièce molle, douloureuse, tourmentée de zones sombres et pâles, comme si la tête était couverte d’un bas couleur chair. Les tâches noirâtre font croire à des yeux ici et là. Les touffes de cheveux manquantes laissent de petites clairières rouges qui semblent autant de bouches béantes dans une barbe noire et poisseuse… Il calcule qu’il est mauvais en calcul et en chance et pour les probabilités, il manque d’imagination. Garder le soleil dans le dos pour pouvoir marcher le plus longtemps possible avec ce corps dans les bras… Il n’est pas fort en calcul avait dit l’instituteur français à sa mère et il avait eu honte à s’en mordre les poings, mais elle avait répondu du tac au tac, avec son accent cabossé de danois : il est fort en force, ça suffit. Il soulève le corps. La longueur en est malcommode mais il ne pèse rien. Il faudrait prendre le tapis, on ne sait jamais. Il se dit qu’il faut prévoir à partir de maintenant et cela le trouble si fort qu’il cligne plusieurs fois les yeux. Le corps contre lui est léger comme un os de sèche et plus brûlant que le désert alentours. Il manque d’imagination mais il interrompt sa discussion intérieure pour lui parler tandis qu’il se met en route : une fois, quelqu’un qui s’était perdu dans le désert a rencontré la Caravane Khafila qui remontait vers la mer…

Une fois, il partit trop longtemps et les anglais fins connaisseurs en gibier difficile, — puisqu’ils chassent le snark —, ont raison de dire qu’on perd la trace du temps, sa piste et non sa notion, ainsi que les français avaient coutume de dire, comme si le temps se résumait à d’un concept philosophique. Mais le temps se moque d’eux : il est une des créatures aux cent visages qu’on croise sur la route. Il a perdu dans ce voyage la trace du temps, du temps familier — chien qui réclame sans avoir à compter nourriture, caresses et promenades à heures fixes —. Du temps du Sérail, il ne reste plus qu’un signe : la lune quand elle se montre à lui, l’espace d’un instant, il n’est jamais parti. Il cherche quelque chose qu’il ne trouve pas et sa quête se déroule, comme le long ruban de sa route, dans un présent sans borne. Elle ne permet pas de regard dans le rétroviseur, ni même de jeter du sel par-dessus son épaule, non plus qu’elle ne l’autorise à tirer des plans sur la comète. La distance se fond avec le désert, loin et proche y sont les noms d’une même silhouette, d’un même arbre… le temps aussi disparait dans l’idée fixe, dans la dévotion, dans l’amour. Lui-même il est effacé devant sa mission, il se confond avec elle : un visage posé sur son visage qui ne vieillit pas. On pourrait dire que le voyage dure vingt-cinq années, mais après tout ce qui vient de s’énoncer ici, ce serait ridicule de prétendre lui attribuer une durée qui se compte sur les doigts. À son retour, le présent persiste. Les ombres du passé sont si vivantes qu’aucun regret n’est possible, aucun souvenir non plus.

Il entra dans la ville par la porte du Septentrion, et là tout s’arrête. Pour mieux dire tout est arrêté. La ville est vide. Pas de gardes, de contrôleurs, de guides d’aucune sorte aux alentours de ses murs d’enceinte larges comme des maisons. Les passantes matinales avec leur panier sur la hanche ne passent pas, personne ne bat le linge dans les grands lavoirs. Il se dit qu’il est tôt encore, très tôt même, mais c’est justement la bonne heure pour venir à la ville porter ses légumes, ses fruits, ou ces méchantes affaires sans trop souffrir de la chaleur. Il enjambe la barrière dérisoire. Il rêve sûrement, mais ce n’est pas certain. Il se dit qu’il est tôt encore comme dans ces moments désagréables où l’heure a été avancée ou reculée sans qu’on n’en soit informé et qui décalent les gestes familiers, les lieux de rendez-vous coutumiers, les couloirs sûrs et tranquilles de la routine dans un présent irrattrapable, irrémédiablement manquant — comme cette fois aussi où la lune contrariée, tous les filets de pêches demeurèrent secs, la marée haute méprisant de plusieurs mètres leur emplacement ancestral. Ou cette histoire qu’on lui avait dite d’une pluie torrentielle échappée d’un nuage unique au milieu du désert à quelques pas à peine d’un homme mourant de soif qui en portait un autre dans ses bras et qui était tombé sur les genoux d’épuisement sans pourtant se décharger une seconde de son fardeau. Ou la fois où il avait été obligé de raser sa barbe après tant d’années et d’aller nu sous le regard des hommes, des femmes et des dieux … — Il cherche à chaque pas son équilibre. Il se sent joué au point qu’il en oublie d’être méfiant, soupçonneux, sur le qui-vive, comme il est toujours depuis que son chemin a croisé celui de Selim Bassa et que sa vie a trouvé son sens — de cela, il ne parle qu’avec lui-même, dans le secret de son cœur et quand tout dort autour de lui —. Finalement tout de même, murmure l’idée d’une embuscade qui l’attendrait. Passant du côté de l’ombre, il longe des rez-de-chaussée vides : il ne distingue personne dans le mince ajour des volets clos, n’entend aucune parole, ne voit pas même un chat traverser la rue poussiéreuse et leur absence lui pèse, comme si chaque habitant de cette ville avait été une connaissance qui l’aurait accueilli avec une joie semblable à la sienne de venir la saluer après un si long voyage. Puis, enfin, quelque chose d’un son, une mélodie, une voix chante qui s’accompagne d’un instrument à cordes comme on les fait dans ce pays. Elle est si ténue qu’il croit saisir un fil arachnéen et c’est avec mille délicatesses qu’il le suit dans les grands escaliers et les passages qui tiennent lieu de rues dans tout le cœur de la ville et jusqu’au palais qui la domine. Parfois le fil s’épaissit, le son se tresse comme une corde de chanvre et il marche d’un bon pas vers sa source, mais dès qu’il gagne en confiance pour quelques enjambées, il croit le perdre ensuite et le voilà qui tourne comme un derviche au croisement de la montée du château, du chemin du grand marché et d’une ruelle fraîchement sombre où flotte une odeur de poisson et d’algues. Il penche de ce côté là. Est-ce le son dans le conduit de son oreille ? Est-ce la promesse humide du boyau ? Du linge pend en travers du ciel étroit, assombrissant encore l’endroit. Il avance prudemment, en soulevant haut ses genoux, la musique, une joyeuse petite plainte l’entête comme ces vins clairs qu’on boit sans y penser. La ruelle fait un coude et débouche sans prévenir sur l’éblouissement d’une grande clairière blanche qui lui brûle les yeux d’abord. Dans le chantier, une radio a été oubliée. Il s’en approche, hésite et l’éteint avant que la mélopée ne s’achève complètement. La musique laisse place a un silence où elle résonne encore pendant de longues secondes. Et là tout change : à l’intérieur de ce silence, comme dans un cratère, les fontaines coulent et éclaboussent les rues vides de la lourdeur de leur débit, les oiseaux chantent presque trop fort si bien qu’il les entend distinctement parler, formuler, phraser et les pierres de la ville frottées de mille corps, de mille pas l’accueillent mieux que ne l’auraient fait ses habitants, dont la réputation de vantardise et de pingrerie n’est plus à établir. Tout le jour, il marche dans cette ville ancienne et prisée sans croiser âme qui vive. Devant sa beauté à plusieurs reprises son cœur se serre et le trouble comme s’il portait dans sa poitrine celui de Selim et non plus le sien — ou les deux ensemble, dans l’armoire de son torse.

Dans le jardin d’un musée ouvert aux quatre vents, il mange sur l’arbre des kakis doux comme des sourires las. Il se plonge tout entier dans le grand bassin des lavoirs vers la fin du jour. Un drap a été oublié là qui le sèche avec bonheur. Au moment de la lumière la plus chaude et des ombres rasantes une impression vertigineuse l’enveloppe : Tu pourrais rester ici.

Confortablement installé dans l’auto, il contemplera à une distance salutaire le couché de soleil sur les hauts murs de ville vide.

Tout de même, il y eut ce jour où il reconnait la Soigneuse dans la rue, sa silhouette leste et compacte naviguant un marché grouillant de monde. Il a tant de questions à lui poser ! Et d’abord que peut-elle bien faire là, si loin du Sérail, dans cette ancienne ville perse avec sa jeunesse et son gros ventre ? Il la suit, mais retarde le moment de lui parler, de lui faire partager la surprise de leurs retrouvailles (…) Au détour d’une rue plus tranquille, elle se retourne d’un coup, comme une brave, habituée à ce genre de manœuvres peu fines et pas décidée à se laisser impressionner. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit si grand. Il baisse les yeux sur elle. Sa jeunesse est plus jeune encore que quand il est parti. Elle a dû trouver la main douce et fraîche du remède, celui qui guérit du temps et efface la peine. Il se sent fatiguée à la voir si fraîche. Elle ne le quitte pas des yeux. Elle est très émue. Elle est viscéralement heureuse de le voir. Un poids qu’elle portait sans le savoir vient de lui être ôté. Elle est toute légère. Il murmure alors son nom, précédé du Ô invocatoire, son nom qui est sa fonction, mais elle lève la main, avec le geste vif et doux qu’il lui connaît bien, tendre et efficace pour l’interrompre : Tu es Osmin, le gardien du Sérail. Je savais que tu reviendrais. Ma grand-mère savait que tu reviendrais, c’est parce qu’elle me l’a si bien répété que j’ai fini par le savoir. Elle t’a attendu le plus longtemps possible, mais — la terre lui légère —, elle a dû partir soigner la nuit. Elle m’a répété que je te reconnaîtrais à la façon que tu aurais de me prendre pour elle, de ne pas savoir ce qui est impossible. Viens avec moi, viens chez moi partager le thé. Tu pourras te laver et dormir. Tu as une longue histoire à raconter et j’ai tant de questions pour toi !

Codicille : L’écoute de la proposition a été très inspirante. Beaucoup de notes dans différentes directions. Pour la réalisation, contrairement à mon travers habituel, je n’ai pas cherché à faire la maline, à trouvé une proposition de forme à cette proposition de forme. J’en ai simplement fait l’expérience. L’expérience vertigineuse du choc des blocs temps dans nos oreilles tellement conditionnées à ne pas les faire se rencontrer jamais. La question de la concordance des temps, ça fait un moment que je tourne autour, joue avec : j’écris “de courtes nouvelles. Des nouvelles données depuis un bout de ce monde à ce petit peuple éparpillé depuis la fermeture. Deux lignes. Deux pages. Trois cycles : avant, pendant, après. Parfois les textes sont ramassés ensemble pour un lectorat nécessiteux. Rarement. À quoi bon ? Chaque cycle toujours en augmentation, jamais achevé, susceptible à chaque coin de rue, à chaque visage vaguement familier, à chaque détournement d’un sens d’être contredit, renouvelé, rendu à son point de départ. Les cartes aussi, peuvent en raconter assez long dans leur hasard sur ce que sont nos amis devenus. ”. Mais je m’en tenais à de petits arrangements (finauds, probablement). Ce coup-ci, j’ai eu l’impression de sauter dans un vide ( sanitaire ? ) de la langue. Ça m’a amenée à faire venir à la table le futur, le futur antérieur… Je distingue ici (encore) quelque chose du long terme de cette écriture qui m’occupe. Dans ce texte qui se veut sans fin, protégé par cette inachèvement du récit, un voyage de vingt-cinq années.

6. testament additionnel


proposition de départ

Il m’écrit :
à la lecture de ton dernier poème, j’ai d’abord pensé que, comme travailler, pédaler fatigue. Ensuite je me suis demandé qui est Jeanne. Tu n’es pas du genre à piocher un prénom à la mode pour inventer un : Le problème avec J... Ta grand-mère peut-être ? Va-t-elle bien ?

Il m’écrit rarement. Un ami à qui je raconte cet envoi, me dit : il a une intelligence si … — et il hésite parce qu’il voudrait trouver un mot qui n’existe que pour cet ami commun, que j’appelle depuis des années (et tous ses proches à ma suite) le Chat Alex — rare.
Le Chat Alex me connait bien.
Je ne suis pas du genre à piocher un prénom à la mode.
Je ne suis pas du genre à piocher un prénom.
Jeanne est le seul vrai prénom, prénom issu de la vie non-fictionnelle qui apparaisse dans la somme de mes écrits. C’est parce que Jeanne est une vraie personne, Jeanne est ma grand-mère. Elle est morte en avril dernier, mais elle est toujours ma grand-mère.

Mes proches parfois donnent lieu à un récit. Je dis alors : il, elle, le jeune, l’ami, le vieux monsieur, le père… Le prénom est au trop intime. Il brûle, il est incompatible.

Je ne suis pas du genre. J’ai été dotée de trois prénoms, deux mixtes, un féminin. Mon prénom usuel depuis l’enfance n’étant pas considéré par l’état civil comme mon premier prénom, la réalité du subterfuge et de la double-vie est irrémédiablement incrémentée dans ma cornée et entache ma perception activités humaines les plus banales. Tout cela n’est pas bien sérieux, ai-je coutume de m’exclamer intérieurement à tout propos : le roi est nu dans un vaste carnaval. 
Par ailleurs, pour moitié Corse, le maquis m’a toujours semblé une solution préférable au mariage pour changer d’identité et améliorer un quotidien pas toujours mirobolant.

Il était une fois, pour un conte où un nom m’est venu : Orso Batomet. Un nom improbable, composé du prénom d’un des jumeaux du Père humilié de Claudel et de ce nom de famille à mi-parcours entre Baphomet et Mahomet sorti d’on ne sait où et bon à rien d’autre qu’à la fantaisie. J’ai écrit La bonne étoile d’Orso Batomet en tirant sur le fil du cocon de ce nom. La facilité des lecteurs et des lectrices à s’identifier à ce petit garçon avec son nom à la 6-4-2 ( ou à la Fifi Brindacier) ne laisse pas de m’étonner.

Dans le grand chantier des Écrits-traces de la Chenille, qui s’est étendu et métamorphosé à la faveur de l’Atelier Ville de l’été 2018, tous les noms cités sont de faux noms : les personnages se dissimulent derrière des pseudonymes (Pilar Carter, Schöne Hilde, Yves Lejeune C. Laguenille), identités usurpées, de des anagrammes, des surnoms, des malentendus ( Moi-et-mon-frère, le Grand D’ombre…) … à la base de tout cela : des dénominations inventées par un très jeune enfant ( “ le parler du petit gnou ” ) effrayé par l’incompréhensible maladie de sa grand-mère Alice ( qui se confond avec l’Alice du Pays des Merveilles : lecture préférée ou Alzheimer ? Mystère et boule de gomme ). Dans ces méandres, des vivants, ou d’anciens vivants se risquent : Normand Lalonde, Dominique Kalifa et François Bon.

Dans ces textes épars, les Julie, Thomas, Paul, ou Olivier qui peuvent être mentionnés font figures d’étrangeté, de cas d’espèces vivant en marge de la réalité, certes peu banale du Petit Gnou devenu grand.

Au Sérail, des noms des personnages de l’œuvre source ( Die Entfürhung aus dem Serail / Mozart / Stefani), je n’en ai conservé que trois : Selim Bassa, Osmin et Konstanze. Mais cette dernière s’est substantivée : la Konstanze, c’est n’importe laquelle des chanteuses étoiles qui se succèdent au cabaret. Quant à Selim, c’est son nom de renégat… Pour tous les autres, qui sont venus grossir la distribution initiale — la fonction crée l’organe —, le prénom, le nom de famille c’était avant. Le Sérail comme la légion ou le couvent dénude, lave et baptise à neuf : le Cliquetis, le Gardien du Chiffre (aka le Chiffre) , la Vestale, l’Arénophile, la Soigneuse, le Malabar, l’Épice. En entrant, on endosse une fonction pré-existante et le nom qui va avec, ou bien on en crée une dont on portera la marque. Cet usage permet une permanence par succession ( le Roi est mort ! Vive le Roi ) susceptible de traverser le(s) siècle(s). Quelques noms d’état civil fréquentent ici et là le Salon sans Tain ou les voyages d’Osmin, donnant l’occasion d’une déboussolante datation : Charles Carpeaux, la Baronne Blixen, Philippe Wolfers. Ils ont existé comme Jeanne. 
Et je me demande si Osmin, à son corps défendant, ne serait pas coincé dans une forme d’immortalité… Il sort du lot depuis quelques temps. Osmin sur la route, j’y pense beaucoup.

En manière de conclusion de ces quelques jours passés à me demander le quoi, le quand, le pourquoi et le comment des noms, je dirai : j’aime qu’on ne sache jamais vraiment.

5. cliquetis matériaux


proposition de départ

Des dizaines de clés qui pendent à sa ceinture, il en saisit une sans hésiter, il l’extrait du cercle d’argent d’un geste économe et la lui tend.

Il tourne la clé deux fois dans la serrure, comme si cela pouvait empêcher quiconque d’entendre les cris qui passent sous la porte. 

Son passé joue : il déteste ouvrir ce coffre avec sa clé. Une fois sur deux il prétend l’avoir perdue, s’exposant à la consternation ou à l’amusement du Maître. Il supporte l’un comme l’autre en frottant la clé entre le pouce et l’index au fond de sa poche. Au moment de la rendre définitivement, elle glisse dans la doublure de son pantalon et tombe sur le sol avec un petit rire — car la clé était fée —

Elle tapote gentiment les poches des manteaux de soirées sans faire bouger un seul cintre. Quand sa paume rencontre la faible résistance d’un poids, elle plonge furtivement dans le vêtement : si ce n’est pas un étui à cigarette — rare, très rare — c’est immanquablement une clé, les plus petites ouvrent des tiroirs à secrets qui ne l’intéressent pas, les autres, leur automobile. Elle la soupèse, c’est une bonne, avec un cheval d’argent en porte-clé. Elle lui échange dans une poignée de mains, tandis que l’attirant vers elle de l’autre elle tape dans son dos : fais le bon voyage.

Quand il enfonce la clé dans la serrure, il pense aux histoires de partenaires échangés à la faveur de la nuit. Il est délicat et sur le qui-vive, comme si la voiture allait déceler autrement l’imposture. 

Dans le rêve il ouvre sa large paume sur le lourd porte-clé oblong de la chambre 116, les yeux du groom du Bulgaria s’élargissent comme des soucoupes, il va s’en saisir, la grosse main se referme. La petite clé d’or qui pend à son poing semble un bijou barbare.

Cinq d’affilée à une terrasse de café. Du coup une sixième, on pourrait passer sa vie à ça, partir de là comme du PARPAING l’été dernier, et tirer le fil.

4. rien ne presse plus


proposition de départ
barbe douce

Il fouaille dans les poils de sa barbe sombre — enfant, il réclamait pour chacun de ses anniversaires un de ces loups qui couraient dans les histoires du soir de sa mère. Un loup du nord du Nord d’où elle venait, de l’autre côté de la grande eau et des terres mouillées, avec sa blondeur, sa haute taille et ses yeux clairs. Il n’y a pas de loup du Nord dans notre pays de sable, son père tapote ses joues toutes rondes en lui faisant la leçon, seulement des chacals. Tu voudrais un chacal ? Parfois ça le fait rire, parfois pleurer à grosses larmes toutes rondes elles aussi qui ondulent son visage lisse comme un troupeau de biches sur le Mont Galaad. Il sourit intensément à cette image, au mot Galaad, il aime chaque occasion où il sent l’empreinte du Bassa sur sa vie, sur toute sa vie, même avant leur rencontre. Un instant il sait le chemin à nouveau… — soupirs de freinage pneumatique de la serveuse, l’odeur de Javel qu’elle répand à force d’agiter son chiffon humide comme un encensoir rappelle autre chose, un dortoir, une prison… Le tracé du chemin s’est effacé, ses yeux font le point sur la carte du restoroute : les photos des plats enjolivent de très loin la réalité des assiettes de ce boui-boui, de cette chaîne de boui-bouis qui déshonore l’hospitalité balkanique en travers de deux pays grands comme des régions. Tout à tellement changé depuis ses premiers voyages… La grosse main abandonne le lit de fourrure dans lequel elle s’était assoupie — et qui sait quand un lit, un vrai lit se présentera à nouveau, un lit à sa taille, qui ne s’affaisse pas sous son poids mais le reçoit dans une embrassade moelleuse…— Elle fait trop de bruit en ramassant les tasses. Elles s’entrechoquent comme des dents sur son plateau. Il tourne vers elle son plus mauvais regard, sans succès : s’il n’est pas content qu’il aille se faire voir ailleurs, elle est chez elle comme un poisson accoutumé à l’eau de vaisselle dans son 7/24, il n’est nulle part loin du service ouaté du Sérail, des murmures du personnel et la pièce pour l’auto n’arrivera pas avant la nuit. Sur le parking le temps est KO : Les poids lourds se garent seulement quand les paupières pèsent un mort. Dans les cabines à tout heure le sommeil écrase, recroqueville, sue. Porter son regard au-delà, c’est enjamber des corps dans le train de nuit qui relie Belgrade à Sofia, être le seul au monde éveillé, comme quand il a quitté Vienne. L’automobile, il faut l’abandonner dès la première défaillance : jauge vide, cendrier plein, bruits d’oiseaux… À peine quitté la ville, il a su qu’il la ferait réparer en cas de panne. L’idée s’est insinuée dans l’habitacle à l’odeur douce de fauve, musc, cigare, en auto-stoppeuse discrète. Il a joué à lui faire la conversation, pour passer le temps, pour étouffer le battement à ses tempes de sa dernière entrevue avec Selim Bassa avant son départ, et elle l’a joliment embobiné. C’est la première fois qu’il en fait réparer une. C’est une faute, mais personne ne la saura. À ce moment-là de son voyage, il croit encore qu’elle est habitée d’une odeur qui lui rendra la mémoire. La réparation prendra deux jours, probablement, il imagine qu’il verra des étincelles dans la nuit tombée du garage comme s’il s’agissait de changer un fer au cheval de Gösta Berling chez un maréchal-ferrant… Dans l’interminable somnolence du service de l’après-midi, la serveuse a monté le son de la télévision : Turbo-folk ! Il sent dans le contact ancien de sa barbe, qu’il a tout son temps, comme s’il serrait sa propre main pour un accord de principe sur la conduite à tenir, dorénavant. En pénétrant plus avant dans l’Est, d’autres dieux décideront. Son corps géantin fait craquer sous lui la banquette en simili-cuir, il finira bien par arriver un jour à l’Hotel Bulgaria.

barbe rêche

L’attente gratte. Il tripote sa barbe. Il se tâte. La serveuse n’a pas débarrassé les tasses des précédents cafés. Pas son job. Elle apporte, elle encaisse. Les clients partis, elle ramasse en une fois les sucres tâchés de marc, les cuillères collées, les emballages éventrés. Les tasses. Ça l’agace, c’est pas difficile de rapporter le plateau en plastic avec les tasses dessus et de le poser sur la poubelle à la sortie. Elle grogne en passant une lavette de javel sur les tables. Il ne supporte pas cette odeur. Il ne supporte pas ce service. Il est si loin du Sérail déjà. Trop vite. En cas de panne, la règle est simple : tu laisses la bagnole. N’importe où ou presque. Tu n’y mets pas le feu. Pas de fumée, pas de traces. Il y en a forcément une autre qui t’attend. Il a triché. Personne ne regarde, mais il triche avec cette réparation. Impossible de repartir avant le lendemain. La pièce, ils ne l’ont pas. La tête du garagiste devant la berline : volée, il s’est dit. Les hommes de mains ne conduisent pas ce type de beauté. Un homme de main. Son poing s’écrase sur la table : la serveuse a poussé le son de la télé au max. Ils se détestent depuis qu’il est entré. Elle est chez elle. Il est nulle part. Même pas une cabine pour dormir. Il regarde vers l’Est. Là où il ira. Plus tard. Un déclic : rien ne presse plus. Ristretto !

Codicille : je me suis appuyée sur les valeurs longues (diphtongues, nasales, féminines) pour le premier texte, sur les brèves pour le second. Apprendre à "faire des longues" à "tenir les longues" c’est une des bases de la déclamation. Ça m’a ramenée à des heures heureuses avec François Régnault au CNSAD et au vade-mecum de Michel Bernardy : Le Jeu verbal qu’on trouve en ligne facilement. J’ai toujours été à l’aise avec les longues, j’avais une diction de chatte au soleil, — une amie très chère m’avait dit : on dirait Gena Rowland bourrée ta Bérénice —. Pour resserrer le rythme, je travaillais avec les accents des langues à consonnes, les langues du nord. Je n’ai pas vraiment poussé ça dans le deuxième texte : le premier m’a fait une proposition que je ne pouvais pas refuser. Un chapitre d’attente dans un restoroute quelque part entre la Slovaquie et la Roumanie. Quelque chose qui raccroche les wagons avec le #4 de Pousser la Langue : dans la thématique d’Osmin sur la route. Sans chausse-pied, cette fois-ci. En résonance lointaine comme quand on se retrouve dans la station service d’en face, sur l’autoroute.

3. loin du sérail


proposition de départ
version brève

Sortir du Sérail aux petites heures, juste après que les invités ont réussi à réveiller leur chauffeur. À la maison, commande la voix grelottante de froid, qui sort de ces êtres sonnés comme des cloches battues pour la première fois. Préférer comme eux la porte basse, jamais une autre, jamais celle de l’entrée par où l’on reviendra un jour, à la grâce de dieu. Supporter la brûlure sur la nuque de l’oeil au-dessus du porche, son profond tatouage. Arpenter les rues à la recherche de l’automobile dont Selim a donné les clés subtilisées quelques heures au paravant dans la poche d’un manteau resté au vestiaire. Rouler en voiture de luxe dans Vienne, vers l’Est, avec simplicité comme on conduirait un camion, une bétaillère. Passer une première frontière, puis une autre avant la chaleur. Abandonner l’auto quand le réservoir est vide. Marcher alors jusqu’au premier oiseau venu. De là, décider. Décider tout le temps la route à suivre jusqu’au Marché des Vacillantes. Espérer que l’oiseau sera le corbeau, ou le chien de la fois précédente, même déguisé, même méconnaissable, c’est toujours le même chien, le même corbeau qui connait le chemin mieux que moi, qui ne sait pas ma droite de ma gauche, mais peut de mes deux mains étrangler un homme. Essayer de se souvenir des cartes, des figures, de qui il faut ramener pour que le Maître soit content, même si jamais il n’a manifesté d’irritation ni de déception devant mes trouvailles. Accepter quand les chaussures sont trouées qu’on s’est perdu. L’admettre en moins d’une semaine. Attendre par exemple le sifflement d’un train qui rappelle les sifflets des caravaniers. Voyager comme un gueux après un départ princier — Als ein Gott kam Jeder gegangen. Und sein Schritt schon machte mich stumm… Laisser faire des deux phrases entêtantes, la mélodie inexacte, mal retenue. Attendre le baiser d’un dieu, se faire leur objet. Guetter les rêves que donnent la fièvre. Les laisser ricocher sur les flaques de conversations étendues ça et là. Franchir toutes les portes magistrales qui s’offrent à la vue — le marbre est une pierre puissante —. Attendre là, dans l’embrasure que le marchand apparaisse : Le Maître sera content.

version longue

Une fois, il est parti trop longtemps. Rien ne le laissait présager : il avait remis ses pas dans les traces des précédentes expéditions selon le rituel familier : il avait eu un entretien avec le Maître, le vestiaire lui avait donné les clés d’une berline qu’aucun client n’oserait venir réclamer, il avait quitté le Sérail avant l’aube, il avait repéré l’auto en un clin d’oeil, confortablement assis pour le début du voyage il avait traversé les beaux quartiers avant même que n’ait commencé à s’activer tout le petit monde sur le dos duquel ils étaient établis, — cette tortue à la patience d’éléphants —, il roulait vers la lumière nouvelle, ne semblait connaître que sa direction, son coude à la fenêtre dans l’air glacé, la boucle d’une mélodie en bouche, l’esprit ailleurs, plusieurs centaines de kilomètres plus loin. Mais plus la ville s’égrainait d’immeubles en maisons, de rues en route, de parcs en terrains, plus le pont de sable tendu jusqu’à sa destination s’effritait comme cette mélodie dont il ne savait plus avec assurance que les premières notes et les dernières. Dans les années qui suivraient, il se pencherait avec obsession sur ce dernier départ, sur chacun des signes qui le jalonnaient, se persuadant qu’il aurait dû les lire, ne pas les laisser se jouer de lui. Son regard traversait la lentille d’eau de sa mémoire et voilà qu’il s’apercevait que ça ne s’était pas passé tout à fait ainsi que je viens de le raconter, puis l’eau devenait boueuse et il se persuadait que son départ avait été tout autre, le rituel, perverti par une foule de détails discrets, n’avait plus opéré et il s’était perdu. Il pouvait alors encore en dresser la liste exhaustive, les scruter, les questionner (…). De Vienne, il refuserait bientôt de regarder la moindre image, d’entendre jusqu’au nom, terrifié de perdre, après sa destination, son point de départ. Mais arriva un moment, dont il se souvenait avec déchirement et dont nous reparlerons, à partir duquel la mémoire du jour où il avait quitté la ville devint un miroir, ne lui renvoyant plus que son propre regard dans le rétroviseur, tandis que filaient en toile de fond des quartiers, des carrefours et des paysages, dont il avait désormais peine à croire qu’ils aient pu exister. 

Dans le cas de la nouvelle Osmin tente une sortie et échoue. Il ne part pas loin, il revient très vite. La nouvelle c’est une des trois tentatives qui précèdent le long récit. Il faut peut-être retravailler son départ aux phrases non-conjuguées, ressassement du trajet, de la méthode pour quitter la ville sans la fâcher, sans offenser personne.

Dans le cas d’un roman, Osmin sur la route — cela s’impose d’après Bauchau dont Œdipe sur la route a tant compté pour moi, si souvent offert, relu, parlé, étonnée de sa simplicité narrative, une forme de naïveté, un langage épuré, loin du fantasme du psychanalyste, mais finalement issue de la pratique de l’analyse, du dépouillement qu’elle induit. —

Je venais d’entendre un long entretien de Mathias Enard avec Oriane Jeancourt, dans lequel il est fait mention du voyage d’Ibn Battûta et immédiatement, la clarté de mon tracé de ces derniers mois, dernières années dont la quête du Marché des vacillantes menée par Osmin est l’axe. (Plus tard dans la soirée, mon grand-père Marcel me parle de l’Atlantide. Je m’aperçois que j’ai toujours mélangé ce mythe avec celui de la Cité d’Is. Mais c’est une nouvelle insistance de cette journée sur cette thématique).

Il y a quelques mois c’est encore en pensant à Osmin, à son chemin perdu, à cette quête obstinée du Marché des Vacillantes que j’ai investi dans Balkans Transit de François Maspero, que j’ai à peine commencé voilà quelques jours.
Ibn Battûta c’est un voyage de 25 ans. (Les fameux voyages de Ibn Battûta sur les frontières de l’œkoumène musulman au XIVe siècle ont généralement fait l’objet de tentatives d’identifications toponymiques qui ont abouti soit à valider son récit soit au contraire à stigmatiser ses incohérences. La relecture critique de trois itinéraires, vers la Chine, l’Afrique orientale et le Mali, révèle au contraire leur cohérence dans le projet de la Rihla, tandis que les bricolages du voyageur et les libertés prises avec la réalité de son voyage, s’éclairent par sa géographie mentale.)

Pour Osmin, le voyage commencerait par l’ultime sommation du maître à retourner au marché des vacillantes, en dépit du chemin perdu. Un grand voyage pour ne pas décevoir l’attente de la personne la plus aimée.
Une phrase vient, ouverture du roman : Une fois, il est parti trop longtemps.

Phase 2 : Je retravaille l’extrait d’un texte ancien pour la nouvelle.
À partir de la phrase : Une fois, il est parti trop longtemps je brode pour le roman : j’annonce les revisitations à venir de ce moment fondateur et glissant, le départ.

Deux concentrations très différentes. Mais l’impression chemin faisant de voir se dessiner une carte.

2. chemin, itinéraire, corbeau


proposition de départ

Vu du dehors, il ne se passe rien, parce qu’il n’y a rien à voir : la porte est close sur le couloir et le mur contre mon dos leur garantit le secret. Mais à la façon dont le géant a fermé derrière lui, la légère hésitation de sa grosse main sur la poignée ou peut-être à la seconde où son grand front a été attiré vers la panneau pour une brève pause, un répit, qu’il s’est refusé net en relevant le nez, dans un mouvement fier et définitif suivant l’usage des Balkans pour dire non, je peux dire que quelque chose se joue là, entre ces-deux là, qui sort de l’ordinaire. Je devrais aller voir ailleurs, mais le mur est frais contre ma chemise, le tapis du couloir doux sous mes fesses et personne n’a dit le mot… Je serai cuisinée ensuite, à l’office. On voudra savoir ce que j’ai vu, de quoi ça avait l’air et ce qui se passe finalement pour que le géant n’ai pas pris la moindre nourriture depuis son retour, pourquoi le maître a mis trois jours à le recevoir. Il avait un air étonnement léger en entrant dans sa chambre tandis que la balustrade tremblait sous les pas du géant à sa suite. Il avait presqu’un petit sourire… Pour le reste, je devrais broder : la musique des voix, les vibrations du sol, l’entrechoquement des objets racontent des histoires négligeables. Le géant, il est resté debout tout du long, dans les craquements identiques du plancher : un ours dansant d’un pied sur l’autre. Le maître, couché à demi, sur le tapis : sa voix glissait sous la porte, par vagues, précédée toujours par l’annonce d’un de ses grands soupirs. D’abord le géant a longtemps parlé, une tirade, vraiment, qu’il avait dû préparer et remâcher dans sa barbe, trop longue pour être honnête quand on connaît sa réputation de taiseux. Et sa voix assez haute disait quelque chose d’un petit garçon qu’il avait été autrefois et qui avait pris possession de sa grande carcasse pour l’occasion. Et ça a duré, duré : pour un peu je me serais assoupie, si la promesse n’avait pas été si puissante sur mes sens d’une chose à savoir, à comprendre de ce qui se tramait-là… Un bruit sec, comme d’un bloc, amorti par le tapis a finalement interrompu cette comptine plaintive qui ne voulait plus finir. La danse s’est arrêtée aussi et comme s’il venait de prendre un quintal sur les épaules, le géant s’est affaissé et le plancher a craqué terriblement — un craquement d’os. Le maître a parlé : il énumérait, posément, et chaque point correspondait à un silence, de ceux articulent : tu me comprends bien. Une liste qu’il dressait pour le géant, une liste en six mots. En six noms ? Peut-être… Six c’est sûr. Puis il s’est levé et il a dû aller vers le fond de la pièce : le ton est monté d’un coup. L’éloignement semblait insupportable pour le géant et je crois qu’il a pleuré, oui, sa voix s’est fissurée et j’ai distinctement entendu : Mais je te l’ai déjà dit, Bassa !… Le maître a fait un geste pour l’interrompre, un geste de non-recevoir, un uppercut qui a traversé l’espace entre eux deux et collé le géant au mur. Sous le choc, mon dos m’a fait mal. Il y a eu encore un silence, j’ai cru qu’ils allaient s’en tenir là : je m’apprêtais à déguerpir, quand des sanglots, des sanglots comme le tocsin pour une catastrophe naturelle ont explosé dans l’air lourd. Le mur en était secoué et l’étage et je me suis dit que toute la maison allait croire que le tremblement de terre de Van Der Lind de 1921 répliquait. Au milieu de ce chaos sourd, j’ai fini par saisir un mot ou deux, à force qu’ils les répètent et que le ton montait, suppliant d’un côté, inflexible de l’autre : chemin, itinéraire, corbeau… Le dernier est peu vraisemblable, je devrais l’ôter du récit que j’en ferai tout à l’heure à l’office, quand mon cœur aura cessé de cogner ma poitrine comme le géant a fait du mur. J’ai eu tellement peur que j’ai oublié de m’en aller, de bouger, de respirer, mais il est sorti comme une ombre, après avoir refermé la porte doucement, il a essuyé son visage, il ne voyait plus rien de ce monde. On dit déjà qu’il est reparti, emmitouflé dans le maugréement de sa barbe sombre.

À nouveau l’écoute de la proposition m’emmène vers l’Atelier Nouvelle #5 et ce mur de séparation que j’avais continué à développer. Là encore, j’accueille la première image qui vient. Elle augmentera la partie Alors d’une somme autour de l’Enlèvement au Sérail : La Mosaïque. C’est une sommes composée de trois parties (Avant, Alors, Depuis), elles-mêmes ramifiées en trois sous-parties ( les lieux, les portraits, les objets). Confusément, je vois que l’épisode auquel je veux faire référence est la charnière qui fera passer de Alors à Depuis, ce qui fait du texte ci-dessus, un début. (Je découvrirai quelques jours plus tard la #3 qui viendra à point nommé pour creuser plus avant cette sensation du début ). 
J’écris cette fois-ci directement sur Evernote. Je le regrette immédiatement après le premier jet, non tant pour la qualité du texte que pour m’apercevoir que l’écriture manuscrite m’est beaucoup plus… euphorisante. Après, l’euphorie n’est pas le sujet. Je retravaille sur trois jours. Une autre idée vient d’un autre corpus : un enfant qui assiste à une discussion à couvert entre des membres de sa famille sur une décision médicale à prendre concernant sa grand-mère. L’idée de cette vue du dehors que les enfants ont sur les adultes, qu’ils les croient capables de magie… mais la #3 tombe, mettant dans le mille d’une continuité avec la #1 et la #2. Je pense au carrefours de Bonnfoy et prends cet embranchement en notant soigneusement les sensations de la deuxième idée venue, comme on prend la photo de la cadette dans son portefeuille.

1. Schneetag


proposition de départ

Par un trou rond. Iris d’un œil sans paupière, d’un œil qui n’aurait que l’iris. Suffisant pour voir et se sentir observé. L’œil au-dessus du porche, opaque aux passants de la ruelle. Déjà dans un pays de montagne, il en avait connu un semblable et maintenant celui-là, au-dessus du porche, qu’il n’a vu qu’une fois, à son arrivée par là, par derrière, BÜHNENEINGANG ZUGANG NUR FÜR PERSONAL UND KÜNSTLER, et il est loin d’être le seul de la maison dans ce cas, mais les autres n’y ont pas vu l’œil de Claude-Nicolas Ledoux. Rares sont ceux qui auront vu l’autre côté, l’envers de l’oeil : l’intérieur de la petite pièce au-dessus du porche, le coffre, le bureau où il tient les comptes — mais les chiffres sont inamicaux ce matin, on dirait qu’une radio sans station est restée allumée quelque part, la ruelle appelle…
Depuis la fenêtre oculaire le Directeur de la Saline Royale pouvait les voir tous se répartir sur l’esplanade : les ouvriers et les contremaîtres, les femmes qui se pressaient vers la manufacture et les enfants qui couraient à l’école. Ils étaient sortis comme un seul homme de leur logement dans la ville de chaux et se séparaient en trois cohortes, chacun, chacune ayant à faire. Ils savaient que le Directeur était là, qu’il les observait , attentif à son œuvre dans l’œil de sa fenêtre. 
Pas d’esplanade ici, pas de portiques, la rue large à peine assez pour que les fournisseurs acceptent en ruminant des avertissements méprisés d’y engager leur camion, empêchant presque le passage des ouvriers qui préfèrent ce boyau au trajet des façades où leur aspect les épinglerait sur le blanc impeccable des immeubles en pierre de taille. Mieux vaut passer par derrière, où la suie et les fumées d’échappement ont bien noircis les murs — à tout heure les chats y sont gris —, où en toutes saisons les pavés de la rue sont couverts d’une couche de gras bien loin du lustre des avenues voisines sous la pluie — du gras mat et collant venu d’on ne sait où mais que les habitants imputent à l’écrasant derrière du Cabaret Sérail qui à lui seul occupe entièrement un des deux côtés de leur rue, les domine de ses sept étages borgnes, oui, borgnes exactement : toutes les fenêtres définitivement closes, murées de tentures immobiles au point qu’ils les croient de pierre, elles aussi, à l’exception de ce trou rond au-dessus du porche qui paraît un gros oeil sans sommeil, toujours à les toiser dans leur cuisine crasseuse, le réduit de leur chambre où ça s’entassent à quatre ou cinq, où ça gueule quand ce n’est pas à se morfondre de la rare lumière et des maigres perspectives. Les travailleurs qui empruntent la ruelle gardent souvent la tête encore penchée à contempler le reflet de leur dormeur dans chaque pavé. Il y en a un qui regrette chaque matin l’école, il lit dix fois, vingt fois, sans même sans apercevoir les lettres peintes en noir si net qu’elles parviennent à se détacher de la crasse du mur : BÜHNENEINGANG ZUGANG NUR FÜR PERSONAL UND KÜNSTLER, tout en pressant le pas vers l’atelier ouvert aux quatre vents où elles continueront leur danse syllabique jusqu’au premier verre de blanc. Mais tandis que ça fraye entre les camions, les somnambules et les bicyclettes des mieux lotis, d’autres regards sont captés d’avance par la loupiote du tailleur d’en face, une méchante ampoule qui tout de même fait un point chaud dans la nausée du petit matin, la fatigue de la veille portée sur les épaules en plus des besaces. Celui qui coud là depuis une heure déjà ne s’avise pas de quitter son ouvrage des yeux : le Sérail lui confie toutes les boutonnières du personnel — brodées d’un fil jaune qui éclaire mieux que sa lampe, et à l’arrondi dessine un petit astre, comme on en voit aux vieux manuscrits arabes, où les points sont marquée par des soleils —. Il répare sans mot dire les accrocs des tenues de service et le contact de la soie rude des leurs grands pantalons lui fait parfois venir des larmes qu’il n’explique pas — il ferait beau voir qu’il en vienne une jour d’urgence, de tragédie, de mégarde à recoudre la troisième robe de la chanteuse dont on dirait qu’elle est coupée dans la chair d’un petit enfant — . Mais ce ne sont pas ces menus travaux tout réguliers qu’ils soient qui lui ferment les yeux et la bouche le laissant interdit derrière ses longs cils aux questions occasionnelles de la Police et aux regards que les cuisinières en course traînent sur sa vitrine où s’exhibe depuis l’ouverture officielle de la boutique — quelques quinze années auparavant, l’immeuble d’en face à l’abandon après un incendie commode qui avait fait cinq morts et de l’argent — son chef d’œuvre : un complet trois pièces aux larges poches passepoilées, au double col châle, et aux revers impeccables — vêtement importable, conçu dans l’unique intention de donner à voir aux badauds, aux clients, sa science du détail, sa fabuleuse minutie —. S’il tient sa langue et détourne le regard de l’arrière du Sérail, le tailleur, c’est qu’il sait aussi broder certaines étiquettes à la française qui viennent heureusement remplacer celles des meilleures boutiques viennoises dans les manteaux de fourrure qu’il revend pour neuf, après les avoir délicatement soulagés de leurs légères fatigues éventuelles. Des pièces somptueuses et pourtant mortes au point qu’aucune beauté, aucune magnificence ne les ramènera à la vie et que lui cède — contre de menus services, toujours à venir, toujours dûs —, cette femme aveugle qui tient au Sérail le vestiaire, où la clientèle semble plus souvent qu’à son tour semble oublier ces dépouilles de luxe. Il est arrivé qu’à l’heure de l’ouverture il trouve un de ces beaux messieurs adossé contre sa porte, contemplant ivre mort, en bras de chemise, ou une manche arrachée à sa veste de smoking, le haut mur borgne du Cabaret : BÜHNENEINGANG, BÜHNENEINGANG, BÜHNENEINGANG… Alors il la boucle, le tailleur, et encaisse la fumée des livraisons et ces matinées à la vue obstruée par les grosses inscriptions aux bâches des camions. De toutes façons, il n’y a rien à voir : le matin, ça dort là-dedans. Les livreurs déposent leur marchandises sous le porche. Il y a bien une gamine qui ponctionne chaque jour un fruit dans la cagette du dessus, mais elle est si sale qu’on dirait qu’elle prélève la dime de la ruelle et personne ne dit jamais rien, même si c’est sûr, là-haut, l’œil a repéré son manège. Elle a l’air sortie de la fente d’un soupirail, comme ce chat qui va et vient sans cesse d’un trottoir à l’autre, glisse sous les camions à l’arrêt, frottant tout ce qui passe à sa porté, mais même s’il partage avec la gosse cet air bravache des propriétaires sans acte, il est bien nourri, lui. Il y a un angle mort : le dessous du porche échappe à l’œil mais la surveillance de la rue même hypothétique et les histoires qu’on raconte sont plus efficaces que le soufre pour les chiens et suffisent à dissuader tout autre ponction sur les commandes et toute visite qui n’aurait pas été annoncée. 
Le plus souvent dans l’immeuble borgne le matin ça dort oui. Mais parfois, aujourd’hui, il y a un grésillement. Inaudible mais palpable. Comme si la neige allait arriver. Il y a une perturbation atmosphérique d’intérieur et les femmes vérifient où en est leur cycle en comptant sur leurs doigts, les hommes se promettent de moins boire ou essaient de se convaincre qu’ils n’auraient pas dû jouer la paye de la semaine d’après sur un coup de tête, le gardien du Chiffre s’emmêle dans ses colonnes et vérifie que ses lunettes sont bien les siennes, qu’on ne lui a pas fait la blague idiote de les intervertir avec celles du magicien, tandis que la dame du vestiaire est parcourue d’un long frisson comme elle emporte ses prises de la veille de l’autre côté de la rue. Schneetag. Tout le monde à le mot sur les lèvres, comme un bouton de fièvre, mais personne ne le dira, craignant à le prononcer, une sorte d’avalanche.

Dans la rue vide, une jeune femme fort mal chaussée pour les pavés glissants, l’air égaré. Elle cherche autour d’elle. Schneetag. Elle croit un instant qu’elle a oublié d’éteindre le feu sous le café chez elle. Elle va dire quelque chose, le murmurer… C’est si loin chez elle, quelqu’un aura éteint, ou la maison, brûlé. Elle va lever son regard vers l’œil, danser d’un pied sur l’autre. S’en aller.

Mardi. En écoutant en écrivant, des notes lapidaires, je me suis retrouvée à l’endroit exact de la proposition #4 de l’Atelier Recherche sur la Nouvelle. À l’endroit exact où je me trouvais (un café à Reims) mais plus encore à l’endroit exact que j’écrivais alors ( Quatre approches du long terme / 1 : C’était à Vienne, mais ça n’a plus d’importance à présent. Un ancien corps de bâtiment morcelé de boutiques franchisées et d’appartements décrépis jusqu’à l’os en étage des néons clinquants. Quelque part, une porte noire, étrangement basse, dans un immeuble des années 20, engoncée dans un cadre de vieil or crasseux. On dirait une serrure, dans un souffle. Il n’y a pas de porte, quand on s’approche, mais le moignon d’un couloir sombre, qui escamote les visiteurs par les côtés. Prendre à droite ou à gauche est indifférent : les deux entrées desservent un même espace. Une scène étroite, surplomb d’un encombrement de coussins et de tables basses culs par dessus têtes. Un homme sans âge, avec des dents en or usé, offre le thé.

Le lendemain, il n’y a plus rien là. Et le rien paraît très crédible. Les dorures sont là. Mais le trou de la serrure est muré de moellons peinturlurés de noir, bouche de pirate… Reste le goût du thé).

J’aborde cet atelier sans projet préconçu d’augmenter une ou l’autre de mes sommes, mais je ne refuse pas non plus la première image, l’image mentale : l’œil de Ledoux, l’architecte de la Saline Royale d’Arc-et-Senan. Le trou de serrure du texte précédent, œil de bœuf devenu. Ce retour à Vienne, c’est également l’effet de l’illustration choisie par François Bon (Otto Dix, à vue de nez). Mon seul projet ferme, c’est d’écrire régulièrement en utilisant tout le temps donné pour chaque proposition.

Mercredi. Je déplie mes notes, toujours sur le papier. Moment d’une très profonde concentration qui entre dans la consigne du dépassement du format habituel. Pas de relecture. Du flux.

Jeudi, je saisis en l’amendant le texte de la veille. Je suis d’abord consternée : j’ai encore confondu le moment de l’écriture (sa qualité) avec l’objet écrit. Je vais marcher. À mon retour, je saisis la suite, plus convaincue au fur et à mesure. Bref, tout le début est à refaire.

Vendredi. Longue cogitation de la nuit sur l’idée de virer purement et simplement la référence à Ledoux. Dans le temps donné à ce travail, je décide de la conserver (l’ôter bouscule trop la structure de l’ensemble et risque de m’amener à jeter le bébé avec l’eau du bain. J’insiste sur la relation au temps que je me suis donné pour cet atelier. Je ne veux pas qu’il empêche d’autres travaux en cours, il faut donc accepter que je ne suis pas là pour être satisfaite. Je me sens un peu comme une lycéenne qui note en bas de son devoir de math : ma méthode est correcte mais le résultat que j’obtiens est incohérent, avant que l’heure ne sonne). Ce texte me déstabilise : je pensais n’en être plus là, être ailleurs. La consigne Écrivain omniscient ne fait pas mes affaires courantes (je note d’ailleurs ma démission sur une écriture inclusive. Non pas en .es mais en donnant à voir les elles autant que les ils pour un pluriel plus précis. Je me demande si ça à un lien avec le fait que je ne suis pas écrivain omniscient, éventuellement écrivaine omnisciente, mais comme ce n’est pas ce qu’on me demande, j’écris comme à côté de moi). Mais je vois aussi que de manière fragmentaire, ce texte porte en germe des formes, des sujets qui m’intéressent : sa raison d’être ici-bas, donc.

Samedi : dernière relecture et envoi. Moment préféré des dernières corrections. Petites, majeures. Joueuses aussi : ce fragment comme les autres dans l’atelier, on pourrait le faire cracher tout l’été.

 



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1ère mise en ligne 20 juin 2020 et dernière modification le 11 novembre 2020.
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