le roman de Françoise Sullivan

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20. Fonte des neiges


Pas feutrés dans la neige qui crisse — réguliers, lourds. Le bruit ralentit, s’arrête, « dépêche toi, il fait froid ». C’est le souffle qui prend le relai, saccadé pour tenter de réchauffer les mains, et puis les pas encore avec le bruit de la respiration, et toujours le crissement de la neige compressée. Une voix d’enfant mêlée à des rires. Crépitation sourde d’un projectile éclatant avec délicatesse, un peu comme le soupir d’une figue qui tombe dans un tapis d’herbe. La neige mise en bouche résiste pour ne pas être mâchée, solide bien qu’instantanément liquide lorsqu’enfermée dans un palais¬, substance évanescente. Hésitation avant de mettre la figue en bouche, son cœur à mille tentacules rouges dégage pourtant le goût subtil d’un jardin de campagne fermé par un portail vert. La clé du portail, c’est la figue. Dans le jardin, les saisons sont celles des couleurs. Il y a celle des feux d’artifice des dahlias, celle du vert des pendentifs haricot, celle du marron de la terre qui couve son butin. S’asseoir sur le banc rouge à la peinture écaillée — peut-être est-il vert, le banc — devant la porte derrière le grillage. Le rayon du soleil porté par le vent se dépose avec la légèreté d’une feuille d’automne ou celle d’une touffe de pissenlit effeuillée par le souffle d’un enfant — « t’as vu ! » — et dans les doigts de l’enfant, une tige chapeautée par une tête dénudée, minuscule, minable comme celle d’un roi qui aurait perdu sa couronne. Vrombissement d’un avion dans le flonflon des nuages. Plongeon du ciel dans la mer à l’heure où le ciel prend ses distances avec son bleu pour l’envahir de rouge, comme une bouteille d’encre renversée sur une toile. S’asseoir en haut de la dune. Sentir la main de l’enfant. Devant l’horizon proche et lointain, l’intensité du bleu lumineux, ce bleu que seul un peintre sait tenir dans son pinceau alors que celui de l’horizon s’évanouit dans le regard : « tu as vu », « oui ». Trace de pas sur la plage. Ecrire sur le sable léché par les vagues qui se jouent de l’ardoise granuleuse n’y laissant qu’une trace d’écume blanche. « Ah, c’est à ça que tu veux jouer », vite poser un mot du bout d’un bâton sur la grève avant que la déferlante n’arrive. Rires. Douceur de la confiance de cette main d’enfant. Encore le bruit d’un avion invisible dans le ciel de nuages. « Tu crois que c’est un albatros ? ». Dans la mer, une pierre de plume tombe. Elle pèse aussi lourd qu’une ancre. Le ciel fronce les sourcils, s’assombrit, pleure des larmes qui s’infiltrent dans la terre qui s’écrie : « Regarde, c’est le printemps ! ». Bourdonnement des abeilles chevauchant le rayon de soleil, Tui au plumage cravaté de blanc invité à la tablée. Les voix se mêlent au chant, tissent une nappe déposée sur l’herbe, soulevée par le vent.

 

19. Aujourd’hui


proposition de départ

Aujourd’hui. Il n’y a que quelques sièges dans la carlingue de l’avion. Entassés d’énormes paquets ficelés, sacs et outils dont je ne devine pas la nature. Secousses, soubresauts. Je pense au vol paisible d’un aigle porté par un courant traversant le ciel. Je serre les accoudoirs. Pour se poser sur une piste en terre, l’avion fait un demi tour rasant la paroi rocheuse. Du hublot, vision parcellaire sur une verticalité vertigineuse de granite. Le commandant de bord annonce que son contrat est rempli, on atterrit.

Aujourd’hui. Je suis à la porte nord du continent américain, je me tiens sur le seuil. Devant moi, une terre couleur terre dévêtue de son drap de neige. Il y a quelques mois, j’ai franchi le seuil de la porte sud—devant, il y avait des temples de pierres perdus dans des concerts d’insectes. Ce là-bas me revient en l’image d’un coucher de soleil sur une forêt tenant dans ses branches une boule incandescente—défi lancé aux peintres et aux photographes. J’avais à cœur de franchir les deux portes de l’Amérique. Je me sens soulagé lorsque l’inuit nous dépose et s’en repart, point noir parmi les glaces en dérive, laissant derrière lui le bruit de son scooter à ski. Il nous a prévenus, il y aura vent, pluie, torrents—abri à quatre heures de marche, radio dans l’abri pour lien avec le village. Et pourtant. Devant nous une vallée. J’y vois un berceau.
Aujourd’hui. Marche traversée de guets¬—l’œil cherche les pierres, le pied s’engage, assure son chemin en funambule. Vacillement incertain au milieu de tourbillons de gouttelettes. La toundra s’étend jusqu’au pied des parois rocheuses. Je marche sur de minuscules touffes ébouriffées par le vent avec la crainte de les écraser. Le jour s’est installé en pleine nuit au rythme de nos pas dans le creux du berceau. Nous sommes arrivés au poste de secours—cabane en tôle, poste radio à l’intérieur et cahier avec des noms inscrits, anglophones pour la plupart.

Aujourd’hui. Seuil de lumière dans le ciel bleu sombre sur lequel se découpe la montagne de Magritte—aigle aux ailes de granite embrassant la vallée sans lui faire d’ombre. Je sens devant cette montagne les bras d’une mère berçant son enfant, mère au bec d’aigle occupant le ciel entier. Je suis son enfant. Le soleil ne se couche pas. Je marche parmi des débris de rochers. Sur la gauche, la paroi et sa traine de mariée jaunie par le temps. Platitude aussi loin que le regard porte. Pas une âme d’insecte. Oiseau figé dans la pierre. Ciel gris. Il faut se retourner pour voir des traces de pas—les nôtres. Devant, en apprenti sorcier, le vent a tout balayé.

Aujourd’hui. Photo : Cercle Arctique Artic Circle, 66°30’N. Elle pose la main sur le panneau appuyé contre un énorme cairn et sourit à l’objectif. Personne autre que nos ombres pour prendre une photo de nous deux. Des trainées de neige ont résisté au soleil, elles me donnent soif.

Aujourd’hui. Nomades dans la vallée dentelée de ruisseaux, regarder où on met les pieds, nous n’avons pas de rechange. Au fond de la vallée, un rocher : longtemps suspendu dans le ciel s’entraînant à défier la gravité, il a abandonné la lutte et s’est posé sur la terre ocre dans l’attente de voir pousser en son sommet un château.

Aujourd’hui. Encore aujourd’hui. Marcher marcher marcher avec pour seul but de pénétrer plus loin encore dans la vallée. Pas de souci de diversité de menus : délicatement le matin on déchire l’emballage du rectangle de céréales compactées pour la faim en vadrouille. A midi idem et le soir tout pareil. Le repas dure trois minutes, pas de vaisselle ni de rangement. Le temps s’étend, s’étale, se répand, seules les parois rocheuses le contiennent. Nous sommes arrivés au rocher qui s’avère être plus gros qu’une maison à étage au milieu de la toundra. Lichen blanc accroché aux cailloux, touffes d’herbes drues et solitaires. Minuscule fleur rouge. Où est le mouton ? Faut-il mettre la fleur sous cloche pour la protéger ? Je l’ai immortalisée en photo.

Aujourd’hui. Le soleil rode encore parmi les nuages effilochés. Plongée dans le jour qui n’en finit pas. Berceuse sifflotée par le vent pour l’enfant qui ne s’endort pas dans son berceau. La mère de roche au bec d’aigle s’est assoupie la tête cachée sous son aile. Paix dans la vallée, dans les rochers, sur le filet d’eau qui fuit sans bruit vers la baie oubliée derrière. Devant, une courbe, c’est le défi pour demain : aller voir. Quand est-ce demain ?

 

18. La ficelle


proposition de départ

Le tenir par les pattes. Elle l’a demandé sans explication aucune… Viens me le tenir, attrape les pattes… Le tenir ? Tu veux nettoyer la cage ? Elle sort de sa poche une pelote de ficelle jaune, en coupe un bout long comme son avant-bras (note : moins d’un mètre) et l’accroche au grillage avec plusieurs nœuds bien serrés. Elle se sert de cette même ficelle pour attacher l’ail et l’oignon dans le chais ou pour faire un bouquet de dahlias destiné à la voisine—son mari, s’est fait renverser à vélo par un chat, fracture du crâne : mort. De l’autre côté du grillage il y a le jardin — choux, haricots, tomates, carottes, pommes de terre. Le lapin n’y met jamais les pattes. (Au moment mentionné, les haricots seuls sont en pleine croissance). De son petit pas rapide elle se dirige vers le puits (à une vingtaine de pas vers la droite) sur lequel sont posés des pots de fleurs et une bassine verte qui, hier encore, était remplie de plumes de poulet (elle avait brûlé le duvet restant à la flamme)… Tiens le bien… Tenir le lapin par les pattes. Serrer fort¬ (un vrai lapin ne se tient pas aussi tranquille qu’un lapin en peluche sur un stand de tir à la foire)… il n’y en a pas pour longtemps, ne lâche pas... Elle tient dans la main un petit couteau de cuisine (couteau qui sert aussi pour le pain ou le beurre indifféremment, manche en bois avec trois poinçons métalliques)… Fais attention, qu’est-ce que tu regardes là-bas ?... A droite, les volets de sa chambre sont ouverts, le traversin repose sur le rebord de fenêtre (c’est le jour de la lessive, la scène se passe de l’autre côté de la cour, à quelques 10 mètres du mur blanc de la chambre.)… Lâche, je le tiens... Le lapin pend la tête en bas, les pattes accrochées au grillage par la ficelle, la peau luisante, les tendons de la cuisse apparents. Bruit sourd dans la bassine — sploch, les tripes tombent sur la pelure grise souillée de sang (le ventre du lapin est entaillé sur tout le long). Elle s’essuie les mains sur un bout de tissu qu’elle sort de la poche¬. Elle est comme le lapin, silencieuse. Du revers de la main, elle essuie une larme au coin de l’œil droit —elle a souvent les yeux qui coulent— et de l’index renfonce un morceau de coton dans l’oreille gauche (son oreille suinte, elle a un tympan crevé). La cage du lapin ne contient plus que de la paille parsemée de crottes¬. Demain c’est mardi, elle ira au marché acheter un jeune lapin (elle va au marché avec Jean en 2cv, elle achète des poulets et des lapins vivants. Jean achète parfois des pigeons qu’il égorge avec une ficelle plus fine).

Tu ne me crois pas ? Pas possible de tuer un lapin avec un petit couteau à beurre ?… si bien sûr, faut du savoir faire c’est tout, le couteau est pointu, manche rouge avec poinçons. La ficelle ?... elle est d’ordinaire pendue à côté de l’interrupteur dans le chais… la bassine ? … Oui, peut-être verte… parler de la cage vide après avoir décrit la mort du lapin, ça fait un peu trop évident ? Sans doute, mais pourtant c’est vrai alors comment le dire ? … Le marché c’est le samedi d’habitude, mais à Auch, il y a plusieurs marchés celui de la volaille vivante – c’est le mardi… l’œil qui coule n’a pas à être associé à la mort du lapin, ça fait cliché ?... Mais c’est vrai, elle a les yeux qui coulent tout le temps, c’est déjà évoqué à la page 14 quand elle est à table au petit déjeuner… Il conviendrait de nommer la saison ? … Cela s’est passé précisément le 24 août — date d’anniversaire de Jean— de l’année 1963, après le petit déjeuner et avant le déjeuner donc entre 11h et midi.

Codicille : Je sens combien je résiste à cette proposition qui élimine le locuteur (fil à la patte) : j’ai supprimé le « je » de cette scène d’enfance mais les « notes » reviennent à la charge… J’ai l’impression d’être trop proche de cette scène ce qui ne la rend pas « vraie » puisque filtrée par un ressenti d’enfant. En après coup, je me suis embrouillée entre « vérité » et « histoire vraie » et comme tous les moyens sont bons, j’ai rajouté le deuxième bloc.

17.


Sera-t-il un jour ? Pour l’instant pages blanches non reliées. Dans l’attente.

Codicille : ce ne sera pas un roman avec une intrigue, un roman qui sait ce qu’il va dire et tient à signifier quelque chose, qui se prend pour le facteur du coin et fait passer un message qui rentre dans la boîte à lettre au format prérequis, qui propose un narrateur surplombant à penchant moralisateur ; ce ne sera pas un roman qui parle qui parle qui s’écoute qui croit qu’il en faut toujours plus, qui utilise de la déco bon marché, qui rend le lecteur paresseux et le balade dans des lieux domestiqués ; ce ne sera pas un roman qui peut être résumé ; ce ne sera pas un roman qui ne soit pas comme main tendue et qui ne donne pas sa place au lecteur ; ce ne sera pas un roman avec des chapitres unité de sens ; ce ne sera pas un roman qui se déclare fini à la dernière page, qui n’est influencé ni par la musique ni par la photographie ni par la peinture ni par la danse, qui ne donne pas à voir le monde sensible, qui ne fait ni respirer ni chanter la langue, qui n’affirme pas la nécessité de l’écriture ; ce ne sera pas un roman qui se considère espace clos et méconnaît l’intertexte, qui ne chante pas, qui connaît la chronologie, qui s’accroche au « je », qui oriente la lecture par le sens et qui n’a comme logique que celle du sens ; ce ne sera pas un roman sans secret qui cherche à raconter l’extraordinaire ; ce ne sera pas un roman qui s’écrit sans sculpter.

16. Notes et commentaires des pages non numérotées


proposition de départ

 J’ai suivi aussi littéralement que possible l’original. J’ai cependant pris des libertés surtout en ce qui concerne le rythme. On sait combien la langue Muouri est monosyllabique. Pour rendre cette régularité, j’ai songé recourir à une forme métrique régulière des phrases mais j’ai abandonné cette idée qui restructurait les unités de sens. J’ai donc opté pour un travail sur la rime interne.

 La ville de Tamoaru se situe sur une terre inconnue, non répertoriée sur nos cartes actuelles. Elle réunit plusieurs espaces¬—urbains, marins, célestes et le maître mot du parcours qu’elle propose est le carrefour.

 Les descriptions pourraient évoquer Timaru sur l’île sud de la Nouvelle Zélande mais aussi le Mont Moaru en Polynésie Française d’autant que les lieux d’altitude reviennent fréquemment dans l’imaginaire de Flavia Azoni.

 Les mouvements du serpent étant rendus sensibles par les adjectifs monosyllabiques, je les ai traduits par une série de participes passés.

 Les carnets que Flavia Azuni tenait indiquent que pour écrire, elle s’était fait faire une table de travail en bois d’acacia. Elle avait une affection toute particulière pour cet arbre sous lequel elle avait appris à lire avec sa mère.

 Ce terme est également utilisé en menuiserie pour indiquer la densité du bois.

 Chacune des plantes répertoriées de ce jardin sont issues de l’un des nombreux herbiers tenus par F. Azuni—plus précisément celui confectionné après la mort Félicité, son perroquet.

 La lucarne est présente dans de nombreux textes. Elle permet au regard de se déployer autant vers l’extérieur que vers l’intérieur suggérant la lumière qui filtre dans l’espace des combles et des souvenirs.

 C’est avec cette image du « palais »—blatelo—que Witki évoque l’atmosphère du jardin de son grand-père. Comment traduire ? Car en Muouri, palais signifie « édifice où siègent les tribunaux » mais également « tombe mortuaire ».

 F. Azuni avait enterré son perroquet dans son jardin.

 Si l’on traduit littéralement, avoir le « galpa brou » se dirait avoir le « sang vert ».

 Ici encore, on retrouve dans l’image des « œufs de mouette » une référence au premier roman de Rapesk « La Mouette » . On sait combien F. Azuni se sentait proche de cette amie avec laquelle elle a signé pendant de longues années des articles botaniques dans la gazette locale. Tout en parlant de jardins, les deux complices écrivaient en fait par des notes en bas de pages un long traité en décalé sur l’influence d’un mot sur les autres mots. Elles ont ainsi développé l’idée de chorégraphie des mots. Azuni cherche dans son écriture la chorégraphie qui corresponde à l’espace qu’occupe le mot, non seulement graphiquement, mais aussi dans sa résonnance, son attirance vers d’autres mots ou au contraire sa mise à distance. Elle croit en effet que certains mots par les sons qu’ils secrètent se disséminent et inséminent.

 Il y a également selon Azuni des mots qui créent des perturbations dans une phrase empêchant d’autres mots de pousser tout comme certaines plantes « se font de l’ombre ». Elle pense que sous le texte écrit, une communication souterraine entre les mots amène une stratégie de réorganisation du sens, certains mots prenant le dessus et finissant par étouffer ou même neutraliser les mots voisins.

Codicille : Chorégraphie peu fluide. Pas évident de danser avec un cavalier invisible sur une partition de notes de traduction.

15. Le pompiste


proposition de départ

Elle racontait qu’elle connaissait parfaitement la route qui passe par la forêt de sapins juste après avoir longé la baie, cette route plate où il n’y a rien pendant des kilomètres ce qui laisse le temps de se demander selon la lumière ambiante si une voiture passera en cas de crevaison, si l’on ne s’est pas trompé de chemin, si le poste d’essence est plus loin ou si on est passé devant sans le voir. Avait-on vu le pompiste de cette station ? Chaque fois qu’elle était passée devant, il était en bleu de travail, immobile les mains dans les poches, aussi droit que ses trois pompes rouges. Il paraissait petit. Elle n’avait jamais eu envie de s’arrêter faire le plein, ce poste avait quelque chose de fantomatique, elle ne pouvait pas dire pourquoi mais elle l’aurait bien vu dans un thriller. Elle pensait qu’il avait un fusil dans sa boutique. Un jour, le réservoir vide, elle n’avait pu faire autrement que de s’arrêter. Dès que sa voiture s’était approchée, comme un magicien, il avait sorti un chiffon de sa poche et avait commencé à lustrer vigoureusement la pompe de droite — d’abord le corps puis l’écran. Ensuite, il avait dégainé le pistolet et nettoyé l’embout, l’avait raccroché et enfin, mais toujours sans la regarder, il lui avait lancé un « beau temps ! », ce qui l’avait surprise vu le gris du ciel. Il était fort possible que « beau temps » signifiait pour lui « enfin, un client ». De quoi pouvait-il bien vivre ? Elle était prête à parier qu’il ne s’arrêtait pas plus d’une voiture par semaine. Lorsqu’il avait sorti le pistolet pour la servir, il l’avait essuyé à nouveau avec son chiffon — comme si c’était de l’argenterie —, avant de l’enfoncer dans la bouche du réservoir. Il avait commencé à remplir, était resté les yeux rivés sur l’affichage du débit à l’écoute du glouglou. Il avait tourné les yeux vers le réservoir quand le pistolet s’était arrêté. Elle s’était fait la réflexion que cet homme ressemblait à sa pompe, chauve, une main dans la poche¬. Il avait remis en marche le glouglou jusqu’au compte rond. On lui avait raconté—elle ne se souvenait pas qui exactement, peut-être Fisher car il passait par là quand il allait pêcher — qu’il ne quittait que rarement la station et qu’en cas d’absence il laissait un panneau « Je reviens » qui n’indiquait pas l’heure du retour, ce qui fait que Fisher — si c’était lui — avait attendu plus d’une heure avec son bidon — sans qu’aucune autre voiture ne s’arrête d’ailleurs — avant de se décider à partir n’ayant plus le temps pour la pêche. Lorsqu’il en avait fait la remarque au pompiste — personne ne connaissait son nom — ce dernier avait juste ri — dévoilant une dentition à trous — en faisant remarquer qu’il était revenu, c’était juste une question de temps. C’est drôle avait-elle poursuivi comme ce bonhomme laissait une impression, comment dire, d’une araignée qui se rétracte dans un trou dès qu’on l’approche. Une autre fois encore elle s’y était arrêtée, chaque pompe était couverte d’une serviette de bain. Au café du port on lui avait dit qu’il occupait ce poste depuis plus de quinze ans. On l’avait toujours vu seul. Dans sa boutique ? Même pas un coca. Quelques bouteilles d’eau, du lave vitre, de l’huile, des étagères vides, pas de chewing-gum, une caisse et sa chaise. Au mur une photo de mer en furie. Contrairement aux stations essence ordinaires, la sienne ne sentait pas le carburant et les toilettes étaient propres. Quand même, un mur de sapin devant le nez tous les jours, et comme ça au milieu de nulle part, ça devait tourner dans sa tête, bien sûr qu’il avait de quoi se défendre.

Codicille : J’ai pensé après avoir fini ce texte que j’aurais mieux fait de mettre ce personnage dans l’action pour que l’empathie ce soit pour demain. J’ai vu des extraits de Wim Wenders sur Hopper, tout semble rapide et fugitif. Sans doute que quelques phrases auraient été plus fortes… à retravailler donc…

14. Ricochets


proposition de départ

Force est de déserter la scène mais pas encore disent-ils dans l’église en s’adressant à mon cercueil —, pas tout à fait … Charley était un homme avec des valeurs comme il y en a peu, un homme qui … Certes. Pourquoi dire cela. Et pourquoi pas. Car avant même que je naisse on m’inventait… il sera ceci ou cela, il s’appellera Charles, ça sonne bien et nombre d’illustres hommes s’appellent Charles. Mon père évidemment mon grand-père et l’arrière également Dickens de Gaulle Baudelaire Aznavour Quint. Charley c’est venu après quand ils ont commencé à m’inventer à leur convenu-convenable et à présent ils m’enferment au passé-simple avec début-milieu-fin. Elle, elle fait comme eux assise au fond de l’église. Elle a mis sa jupe rose et dans son sac il y a son portefeuille et dans le portefeuille un portrait miniature de moi en noir et blanc inséré dans un repli pour que personne ne le voie. Elle rentrera chez elle après la cérémonie inévitablement par la ruelle qui remonte vers le grand théâtre — elle me faisait toujours remarquer que les habitants pouvaient se faire passer des lettres d’amour d’un balcon à l’autre tant c’était étroit — elle fera attention à ne pas se tordre les pieds sur les pavés, fouillera fébrilement dans son sac pour trouver la clé, pendra le sac à la rampe de l’escalier, se déchaussera, montera dans la chambre, s’assiéra sur le lit, attrapera l’album photo sur la deuxième étagère — celui à la couverture grise c’est l’album Mexique et le vert le Canada-Amérique — elle tournera lentement les pages avec le bruit du temps passé, replacera les photos sorties des encoches, sortira la photo du jardin plongeant dans la baie et la retournera pour voir la date, convoquera le blouson rouge LLBean que je portais — garanti à vie — qui se calera sur l’image : elle le voit accroché au porte-manteau, c’était un jour d’hiver on avait été prudents sur la route verglacée, le blouson était en solde et je n’avais jamais porté de rouge, ça faisait jeune. Elle retrouvera à la dernière page de l’album deux lettres, les ouvrira précautionneusement car le papier est jauni à la pliure, remarquera avec regret qu’elle assume que les lettres lui sont adressées mais de fait elles ne le sont pas sur le papier — quelques mots signés, en tout cas écrits de ma main et dont l’encre résiste. Elle lira chaque mot comme on boit de l’eau pour rester en vie. Ce soir dans son lit elle construira un barrage pour enfermer toute l’eau des mots et en faire une usine de mise en bouteilles, elle vérifiera les dosages, les placera sur des convoyeurs à air stérile, les remplira, les bouchera, les identifiera en les étiquetant et les datera avant d’y mettre un bouchon bleu, une mer de bouchons bleus. Musique — Mahler à mon adresse. C’est son choix, elle est là, au premier rang de l’église, les yeux rivés sur les planches qui nous séparent. Elle a mis sa veste noire assortie au pantalon, elle marmonne pardon pardon pardonne moi. Je l’entends. Mais c’est son ‘à faire’. Une fois la bénédiction reçue elle rentrera à la maison et après longue hésitation s’installera à mon bureau — enfin à la place où seul je pouvais m’asseoir. Elle posera les mains sur la table de travail — comme moi— regardera les livres sur les étagères, par terre, en pile sur la table, à côté du fauteuil puis comme moi elle ira marcher le long du canal comme moi elle s’attendrira devant un moineau fidèle à ma mémoire pour faire comme moi. Elle reprendra au téléphone cette discussion que nous avions eue avec Lez… tu vois la fidélité comme une prison ou comme un ruisseau qui tolère l’inattendu… tu ne changeras jamais, tu vas toujours chercher des complications… moi je sais ce qu’il répondrait, je le connais bien quand même, je sais ce qu’il aimait, ce en quoi il croyait, ce qu’il faisait, pourquoi il avait enfin pu habiter ce lieu une fois sa mère morte. Elle racontera qu’un jour sous le saule — celui qui borde le canal et dont les branches vont boire l’eau, tu te souviens à l’automne comme le jaune des feuilles tapisse la surface de l’eau, on pourrait presque y marcher dessus — elle m’avait vu arriver avec une pelle et creuser, ça ne devait pas être un gros trou car je n’avais pas mis longtemps et comme j’étais de dos, de la fenêtre de la cuisine elle n’avait pas pu voir exactement ce que je faisais, j’avais mis la main dans la poche, je m’étais baissé, avais laissé la pelle appuyée contre l’arbre et j’avais fait ma promenade matinale le long du canal, les mains derrière le dos. Non, elle n’avait jamais eu l’envie d’aller voir. La musique résonne dans l’église —Barbara — c’est la fatigue qui me vertige et je tombe… me dérive… qu’est-ce qui m’arrive où va-t-il ce train… perdu la rive… efface… voix… éloignent. Je voudrais bien qu’ils mettent un point d’orgue.

Codicille : il y avait une scène d’enterrement dans un de mes textes, je suis partie de là, j’ai écouté Peter Brook par hasard — j’ai pensé à sa pièce « Le Costume » qui fait vivre l’absent et pose entre autres questions celle de l’infidélité — je ne sais pas trop comment cela s’est passé mais c’est ainsi que ce petit texte a pris naissance.

13. le fait que


proposition de départ

LE FAIT QU’il arrive qu’un avion s’écrase, le fait que le même rêve revient, celui d’un avion prenant pour piste d’atterrissage une autoroute et ne parvenant pas à atterrir parmi toutes les voitures, le fait que le bruit est assourdissant, le fait qu’ils luttent depuis longtemps pour que l’aéroport ne soit pas construit, le fait que le terrain vague est aujourd’hui laminé par les pelleteuses et que demain plus aucun champignon n’y poussera, le fait que le matin s’éveille avec des quatuors d’oiseaux, le fait que les oiseaux tiennent en boule sur le fil électrique, jamais en même nombre, parfois en solo et certains matins il n’y a aucun oiseau sur le fil, le fait que c’est toujours le même pigeon coloré dont je ne connais pas le nom savant qui me réveille et que Ralph ne l’entend pas, il a des acouphènes comme tant d’autres, c’est l’âge paraît-il, le fait qu’à Beyrouth ça explose une fois encore, le fait qu’il est là en scène et qu’il oublie son texte, un trou énorme, béant, il sent que ça glisse et que le silence amplifie le silence, le fait que le voisin fait pétarader sa moto au milieu de la nuit, le fait que la chouette ne s’en trouble pas et que l’araignée fait la belle sur le mur blanc, le fait que la valise pèse trop lourd, je dois laisser des livres, choisir parmi le tas sur le bureau, Musil, Deguy, Pennac, Celan, Derrida, Sarraute, Poe, Conrad, Shakespeare, le fait que les nuages se parent de liserés rouges, qu’ils avancent lentement suspendus au bleu lumineux par des fils invisibles, le fait que dans les églises les cierges brûlent encore et les prières s’envolent en fumée, le fait que ma grand-mère dépose tous les samedis un cierge pour moi et que je ne lui dis pas que ça me rassure, le fait qu’en ville je ne vois plus le ciel et que je n’y pense même pas, le fait qu’à Venise j’ai envie de voir du vert, de m’asseoir dans l’herbe, de m’appuyer contre un arbre, le fait que reste gravé le geste d’un au revoir, d’une main tendue comme pour retenir le temps et le vent et repousser la mort du départ alors que partir c’est aussi la vie, et qu’il en faut de l’audace dit Spinoza, le fait de mettre un petit caillou dans la poche pour trouver la disposition qui me fera grimper à ce qui se présente comme une montagne indifférente à ma petitesse, le fait de ramer tous les jours pour qui pour quoi parfois je ne sais même pas, le fait de m’entêter à parvenir au geste gracieux pour ne pas gifler l’eau, le fait de glisser sans bruit et de me retourner alertée par une autre présence, celle d’un cygne blanc, le fait que j’ai donné à mon petit fils un t-shirt de New York qui avait appartenu à mon fils où sont représentées les Twin Towers, le fait qu’une chute de sérac au Mont Blanc provoque une avalanche que l’on qualifie d’impressionnante et qu’en bas dans la vallée l’air devient de moins en moins respirable, le fait que l’on n’ait plus à gratter les pare-brises ou les phares de nos voitures après avoir roulé la nuit pour décoller les insectes attirés par la lumière, le fait qu’après la pluie vient le beau temps, le fait que je connais des noms de rue, rue des Boyens, Lafitte, Ste Catherine, de Turenne, Monbazon, du Mouzon, des Faussets, Ambroise, Maginot, des Fours, Magendie, mais que je connais peu de noms d’arbre pourtant j’habite une rue où devaient pousser des arbres puisqu’elle se nomme rue des Chênes-Lièges, le fait que je connais encore moins de noms d’oiseaux et ne sais pas les reconnaître alors que nous cohabitons, le fait que sur l’Arche de Noé hommes et animaux ont été sauvés, le fait que revient souvent l’image des ricochets que je faisais avec mon père sur des lacs de montagne, le caillou plat rebondit saute dans le vide tout comme les mots rebondissent de bouche en bouche en recherche d’équilibre, le fait qu’il faille faire attention qu’une balle tirée ne fasse pas ricochet sur une surface dure, les chasseurs le savent-ils, le fait que les appeaux sont conçus pour tromper canards, colverts, limicole, oies, le fait est que nous ricochons à notre insu.

12. Fenêtre


proposition de départ

souffle ventre gonflé la montgolfière ne passe pas par la fenêtre de la tête aux pieds raide

dehors sous la surface des eaux bruit de galets brassés par les vagues roulis emportée au large vers l’entonnoir par la bouche par la bouche de l’entonnoir et puis ça se referme passage étroit de l’air poumons étiolés

mains de plomb doigts ouverts main tendue le vent ne s’attrape pas alors quoi tenir le cerf-volant picoti picota lève la queue et puis s’en va le coude soudé solidaire à la main reste là dans l’oreille le vent susurre la corne de brume

cotonneuse et puis s’en va picota chatouille qui monte qui monte qui monte la petite bête non veux pas le courant passe par l’orteil dressé à l’affut le talon planté et les racines s’enfoncent pour chercher la source car la plante des pieds a soif exposée aux vents nue sur la souche picoti

picota

respirer ventral ou dorsal ou fessiers pas breveté ça gratte grain de beauté c’est comme ça qu’on les appelle grandit grossit terrier de taupe sale bête

lève la queue et puis dans la gorge tenue trop serrée respiration ventrale celle du vent qui secoue les fils électriques de la tête aux pieds bzitt bzitt

grésille picota

baisser souples les épaules de chameau traine sa bosse soif de partir

genoux ça prend un x au pluriel comme les poux ça gratte le poids du cheveu à la racine sur le crâne toute une plantation rassemblée en tresses et défaites le soir le poids si lourd

lourde sur le matelas sentir l’os de la cheville frêle sous le poids qui enfonce le pied dans la vase entre les doigts visqueux tirer splatch splatch vers la terre ferme

par les narines l’air s’accroche aux poils souffle chaud insuffler le courage par la fenêtre dehors le froid le vent sous le duvet flotter mais

ancrée sur le matelas mou qui veut de ce corps qui ne veut pas du vide qui garde la trace qui dérive

vas-y pars faut le prendre avec toi ce corps qui ne bouge pas le tirer par le nombril immobile tout autour ça se gonfle de houle et dedans ça parle gargouilli gargouilla et puis s’en va et tu restes là dans le creux de l’oreille l’oisillon veut pas partir il veut la béquée

par la fissure de la vitre le vent pousse le brouillard dans les narines il se faufile frais froid s’étale sous le crâne se répand comme le torrent dans le lac cotonneux blanc les idées défilent en nuages effilés lenticulaires

le genou raide dans le refus de collaborer solitude de la bouche inhabitée désertée asséchée tressaillement de la lèvre picoti

effroyable blancheur qui s’affaisse et tombe dans les yeux qui la noie

pétrifiée c’est l’heure et puis s’en va et picoti picota

Codicille : je suis partie d’un de mes personnages, et d’une situation d’ être « là » avant un départ imminent vers un ailleurs mélangée à une autre situation d’un de ces moments de réveil où la conscience ne reconnaît plus le lieu où elle se trouve, suspendue parmi des sensations. J’ai laissé flotter les mots et les images un peu dans un état dit « d’hypnose » pour laisser effleurer « sous la surface » et puis j’ai retravaillé pour tailler, élaguer, donner forme.

11. Will these hands ever be clean — seront-elles jamais propres ces mains ?


proposition de départ

Sur la photo, ses mains — croisées — sur le tablier gris ; prise il y a longtemps déjà — ses mains tricotant sa vie ; photo couleur — peau basanée — ses mains déformées par l’arthrose vorace comme une vallée creusée par les torrents ; ses mains — vrillées — tiennent un chapelet, l’égrainent sur les bancs de l’église je vous salue Marie pleine de grâce je vous salue priez pour nous pauvres pécheurs — signe de croix — Dieu du ciel veillez sur nous ; clic sur le clavier de l’ordinateur ; photo — noir et blanc— forcer les contrastes, rides de la main gauche, crevasses tailladant le pouce, la main droite prend soin de l’autre, lui fait un pansement ; ces deux mains sont sœurs jumelles depuis longtemps… l’une dit à l’autre : regarde, je fais du vélo d’une main ; déplacement du curseur des couleurs — « What, will these hands ne’er be clean ? » — mains rouges de sang, un couteau dans l’une, dans l’autre le lapin tenu par les pattes, les gouttes de sang éclatent en étoiles sur le ciment parmi d’autres étoiles sèches ; ces mêmes mains à la table familiale servent la cuisse du lapin au verjus, serviront le chocolat chaud du petit déjeuner ; ces mêmes mains bordent le lit le soir, se posent sur la tête de l’enfant lorsque dehors il fait noir et que les sorcières sortent du placard ; ces mêmes mains posent les ventouses sur le dos du grand-père, elles veulent qu’il guérisse — ces mains sentent l’ail et souvent l’oignon ; curseur sur la balance des couleurs, sur la main droite un dé à coudre chapeaute le majeur, on dirait un petit bonhomme casqué qui part en guerre bientôt muni d’une lance pointue ; un léger geste de la main lisse le tissu de parachute étalé sur la table de la cuisine — vert pomme sur marron bois — peau trop pâle — plus foncée pour faire émerger la rugosité, les accrocs sur la douceur de la soie qui se fripe légèrement ; les mains lui tendent la robe qui flottera légère au vent… tiens, essaie-la donc, tourne toi… ne me pique pas avec tes aiguilles… arrête de bouger… la main maintient l’épaule droite ; curseur du temps, ces mêmes mains lisses, tendres qui disent à d’autres mains N’égarez pas vos mains, ce que vous tenez là dans vos mains qu’est-ce donc , posez ce fusil, vous voulez un café, ne laissez pas vos mains empester ; curseur sur 1959 , les mains essuient l’eau de vaisselle sur le tablier gris, le dénouent, le posent sur le dos de la chaise, accompagnent le bruit des chaussures sur le carreau puis le grincement de la poignée, remontent jusqu’à l’œil, cueillent une larme ; au milieu de la rue du Mouzon les mains s’agitent en au revoir puis se figent, tendues vers la voiture qui s’éloigne, Dieu du ciel protégez ces pauvres enfants !

Codicille : au départ, Toni Morrison « The Bluest Eye » et cette phrase “So when I think of autumn, I think of somebody with hands who does not want me to die.” D’autres mains, celles de Lady Macbeth, de Solange dans “Les bonnes”, et surtout celles de ma grand-mère sur une photo dans mon bureau.

9. Bus Stop


proposition de départ
Lily

Le chemin qui mène vers l’abribus est tel qu’imaginé : caillouteux, poussiéreux, mal entretenu. L’abribus vert foncé est vide. Le banc à l’intérieur penche dangereusement sur le côté — les pieds en bois le soutiennent à peine. Il est couvert de sable gris sans trace de passager aucune. Au dessus du banc, la feuille des horaires est toute jaunie. A quelque pas de l’abri, sous un pin parasol, une dizaine de boîtes aux lettres — toutes en mauvais état — sont accrochées à une planche précaire. La 156A est rouge. A côté, la 158B n’est pas peinte. Ensuite une boîte sans numéro, jaune. Puis un nom sur une boîte : FISHER en lettres majuscules, pas de prénom, juste FISHER. Derrière, les maisons aux toits en tôle pourraient être inhabitées tant elles sont délabrées. La baie en toile de fond se confond avec le ciel dans le gris. Trois maisons après l’abribus, ce doit être celle de FISHER.

Karl

Jamais vu personne dans l’abribus — tout du moins à cette heure de la journée. Avec le vert foncé du bois de l’abri et le pin parasol qui projette son ombre, le banc à l’intérieur est protégé des regards. Il est 17h32. Le gris du ciel absorbe la lumière du soleil rasant à l’horizon. Le vent est tombé, aucun souffle. Le chemin qui fait le tour de l’abri passe devant les boîtes aux lettres — jamais vu personne relever son courrier — et continue jusqu’à la baie puis bifurque vers la ville. Il est 17h 38. Le banc est toujours vide.

Les

L’abribus est construit en bois et avec le temps, la peinture verte s’écaille ¬— des pans entiers de bois sont à nu. Il protège un banc de la pluie et surtout du vent, et si le soleil brille dans le pays, on en profite on n’attend pas à l’ombre de l’abri. Les horaires sur le mur n’ont jamais été changés, il n’y a guère que les gens de l’usine qui prennent ce bus-là. Il faudrait dire maintenant prenaient. A droite de l’abri, il y a les boîtes aux lettres. Elles ont toujours été regroupées là. Chacun sa couleur de boîte — le facteur les associe à des noms qui n’ont pas changé depuis trente cinq ans, tous travaillent à l’usine. Il faudrait dire travaillaient.

Codicille : envie de donner un prénom aux trois points d’énonciation, tant pis pour la transgression (les trois prénoms peuvent indiquer le genre possible du personnage). Ce lieu que j’avais imaginé vide et bien cadré dans la #8 (comme dans une photo) s’est ouvert (plan plus large, mouvement de l’œil ou d’une caméra).

8. Toiles


proposition de départ

La baie est figée — miroir d’eau sous le soleil déjà suspendu dans le bleu — et les bateaux de pêche jaunes adossés au ponton sont immobiles comme frappés d’un sort. Du haut des piquets délimitant le chenal, le piaillement des mouettes n’intimide en rien les cormorans. Sur le côté droit du port, des conteneurs empilés comme des cubes d’enfants forment un rempart contre le vent le long du chemin vers la jetée où les pêcheurs, penchés sur leur canne, sondent les moindres frémissements à la surface de l’eau.

Alertées par le grincement du portail, les deux poules accourent en se dandinant. C’est l’heure où le ciel s’embrase jusque dans les fenêtres de la maison carrée. En contrebas, les lumières de la ville brillent encore et dans le port, les masses sombres des bateaux jouent aux ombres chinoises.

Bus stop. Arrêt du temps. Poussière sur le banc déposé par les nuages des voitures roulant trop vite sur le chemin de terre. Feuille des horaires de bus jaunie et desséchée. Pieds du banc penchés dangereusement sur le côté. A droite de l’arrêt de bus, une dizaine de boites aux lettres — style américain — tiennent en équilibre sur une planche soutenue par deux poteaux de fortune. La boîte 156 A est tombée à terre ainsi que la 158. La boîte jaune, sans numéro, est en partie ouverte et attend sa pitance. Derrière les toits en tôle de quelques maisons et en fond, des collines jaunies surplombant le bleu de la baie.

Le sentier court comme transformé en peau de léopard par le jeu de lumière à travers les feuilles. Au pied des arbres, d’énormes fougères — qui pousseraient encore si ces derniers ne faisaient pas prisonnière toute la lumière du ciel — déroulent leurs feuilles aux mille doigts. Au bord du chemin, un long cou couvert de vert s’élève sur la mer de verdure — cygne végétal échappé de la forêt des merveilles dont Alice avait oublié de fermer le portail.

La porte de la cuisine donne sur le froid de la baie vitrée qui invite à sortir endosser la couverture rosée du ciel ce matin. Sur la droite, il y a la vieille cuisinière électrique — à quatre serpentins — à laquelle deux torchons sales ont été accrochés. Dans l’évier, six assiettes emmêlées à une casserole parmi quelques débris d’oignons et de carottes. L’ordinateur sur la table de la cuisine est resté ouvert, l’écran est noir, le fil d’alimentation traine à terre.

Sur le canapé, le creux de l’assise ne s’est pas reformé et le coussin blanc est tassé, enfoncé sur lui-même. Une canne repose sur la table basse tout près des journaux soigneusement empilés. Sous la lumière tamisée du lampadaire à pied, l’horloge digitale clignote 22 :32. La porte donnant sur le couloir sombre est ouverte. La pièce entière est silencieuse. Au-dessus du canapé, un tableau avec un cyprès à droite d’un mas de Provence 22 :33. Sur les deux accoudoirs du canapé, des napperons au crochet. Bruit de chasse d’eau 22 :35.

Un matelas gris tâché d’auréoles jaunes somnole sur le lit en fer — les draps dorment par terre. Au-dessus de la tête de lit, un crucifix tête basse yeux fermés. L’armoire en bois de pin est ouverte sur des cintres vides. Devant la fenêtre à petits carreaux, un bureau d’écolier dont la surface est tachée — tasses à café, encre, traces de peinture. Dans la corbeille à papier comme on peut s’y attendre, un paquet de cigarette écrasé, des feuilles de papier froissées, une cordelette jaune.

L’escalier en colimaçon s’enfonce comme un tire bouchon de marches rouges dans un goulot vertical blanc éclairé régulièrement par de petites lucarnes dans l’épaisseur du mur. En bas à l’aplomb, cela ressemble à l’œil d’un cyclope. Après le seuil en haut, un autre escalier plus étroit et raide donne sur une lanterne rouge. Il fait jour, elle est éteinte.

Codicille : J’ai ressenti le besoin de me replacer dans des lieux bien précis. Les images viennent mais les verbes à y apposer sont en permanence remis en question par l’image qui, dans l’attente du personnage, résiste souvent au verbe.

7. Lily


proposition de départ

Elle acheta un piano. Longue hésitation chez le marchand. Elle explique à l’abondante chevelure blanche qu’elle ne veut pas précipiter l’achat, la couleur importe peu ce n’est pas la peine de la lui vanter. Elle n’est pas sûre de beaucoup s’en servir, c’est un rêve né avec Chopin en festival nocturne lors d’une envolée dans le firmament. Elle s’assied au piano noir, joue le début de Satin Doll. Ses doigts tremblent. Fausse note sur fausse note. Perdue sans partition. Improviser elle ne sait pas. Lui reviennent en tête ses cours de piano avec un professeur aveugle les doigts à tâtons sur les touches du clavier à la recherche des siens puis plaçant sa grosse patte moite sur sa main qui tente alors de se rétracter comme un Bernard l’Hermite dans sa coquille. Elle se raidit. Il se saisit de son index et le pose sur le ré dans les aigus puis tire son doigt vers les graves en entraînant son corps entier contre le sien. Elle court sur le chemin du retour chez elle, ouvre le petit portail en bois, traverse le potager. D’un geste brusque elle ferma le piano. Au printemps, elle se fit couper les cheveux. Elle n’ose pas se regarder dans le miroir. Le claquement du ciseau et son léger grincement poursuivent la conquête de sa toison brune. Le bout du ciseau ressemble à un bec de corbeau croassant, clamant qu’il a perdu la lumière du ciel. Par terre il pleut de fines touffes de cheveux. Vous allez continuer à couper ? Vous ne croyez pas que… ? Un nuage de laque rigidifie la coiffure. Dans le miroir, ce n’est pas son visage mais un visage ressemblant à celui de sa mère. Ce fut son dernier passage chez un coiffeur. Une fois encore elle déménagea. Pour tout faire rentrer dans deux valises, un tri s’impose — évaluer ce qui peut valoir comme souvenir sur une étagère à poussière. Elle regarde par la fenêtre les oiseaux sur les branches du sapin et leur prête insouciance et légèreté puisqu’ils chantent. Les enfants insistent pour amener leurs peluches — une valise pleine — cela paraît insensé mais à regarder de plus près, ce monde inanimé de douceur ne demande qu’à vivre. Dans sa valise, cela ressemble à toutes les valises anonymes en transit — vêtements, chaussures, trousse de toilette, appareil photo, gris-gris, livres, cahiers, odeur d’une maison. A côté de la valise, le tas d’indécision — autres vêtements, gris-gris, chapeaux, bruits d’une maison. Elle ferma la valise. A la fin de sa première journée de fac, elle débarqua à Saginaw, Michigan. Ils sont plusieurs avec leurs petites pancartes à attendre les voyageurs : Holiday Inn, Hilton Hotel, De Merritt Family, YFU. C’est ça, YFU —Youth For Understanding. Le jeune homme à la pancarte est en shorts effilochés, t-shirt blanc avec lettres YFU en bleu, sourire imprimé sur le visage. Accroche des regards. Elle monte à ses côtés dans son van YFU. Yes, on vacation, and you ? Egalement en vacances et travaille l’été pour l’organisme d’accueil. Il vient de San Francisco. La voiture file sur l’autoroute puis s’engage sur de plus petites routes à travers les sapins. Il s’arrête pour faire le plein. Trois pompes à essence rouges posent comme des statues sous la lumière blafarde du lampadaire. Un pompiste appuyé à la première pompe semble les attendre ou peut être vient-il juste de servir Pégase s’abreuvant en essence dans ce Nouveau Monde. Pendant qu’il les sert, Ralph — c’est ainsi qu’il dit s’appeler — va chercher un coca dans la machine à l’intérieur du poste. De sa vitre, elle voit qu’il met une pièce et qu’il revient les mains vides mais toujours avec le sourire imprimé et raconte que parfois ces machines avalent goulûment les pièces sans rien donner en retour. C’est comme dans les machines à sous, parfois on gagne parfois on perd — c’est ce qu’elle comprend qu’il lui dit, il énonce lentement pour lui laisser le temps de comprendre. Il lui donna une carte avec son numéro de téléphone. Sans trop chercher, elle trouva la clé du coffret d’Eddie. Une clé dorée, fine dans une enveloppe blanche fripée. Elle s’installe sur la chaise devant le bureau et remarque sa photo dans un cadre doré — elle a peut être vingt ans sur cette photo — puis tire vers elle le coffret en bois orné de métal doré. Elle sait qu’elle ne devrait pas l’ouvrir mais Pandore est curieuse. A l’intérieur, pressées les unes contre les autres, des enveloppes méticuleusement décachetées — au couteau vu la précision de l’ouverture ¬— toutes adressées par une même écriture fine à l’encre bleue. Elle referma le coffret et mit la clé dans sa poche. En ce jeudi d’automne, elle entra dans l’église par la porte latérale. Soudain elle réalise qu’elle porte une jupe rose et un corsage blanc. Les autres sont en noir. Le cercueil solitaire est figé devant l’autel. Depuis sa chaire, le prêtre prétend que du ciel où il se trouve, Charley les regarde et vit en eux pour toujours. Elle s’avance, prend place sur une chaise qui craque, une jeune femme se retourne, le visage impassible. Elle écoute sans entendre la voix caverneuse du prêtre qui résonne contre l’odeur de salpêtre. Comment rester fidèle à la pensée de Charley ? Fidèle à ce qui n’est plus qu’une image, la figer donc te faire mourir Charley. La vague efface les traces sur la plage. Combien de fois ? Elle conjugue silencieusement le verbe disparaître au présent. Je disparais de ton regard qui ne me voit plus. Tu disparais et je t’attends. Il disparaît dans son cercueil. Nous disparaissons dans l’écriture. Vous disparaissez et je me souviens. Ils disparaissent, le ciel se noie dans la mer. Elle n’alla pas au cimetière. Evidemment, elle lui ouvrit la porte. Tu es en retard. Il pose sa main sur son épaule. Tu m’avais dit que tu viendrais manger, tu as vu l’heure. Il regarde vers la table les deux couverts silencieux disposés en face à face à la lumière de la bougie. Tu aurais pu appeler au moins. Sa voix grave bredouille des excuses, il pose son cartable dont la poignée est cassée depuis plusieurs mois à côté du canapé. Tu ne changeras pas, et tu as déjà mangé avec elle je suppose. Il parle de son émission radio — sur l’unicité de la vie. Ta prochaine chimio, c’est demain ? Il hocha de la tête.

Codicille. Impression que la phrase au passé simple — dont je me suis servie pour ouvrir mais aussi fermer la fenêtre du temps — m’a donné un appui qui a rendu plus installé le reste de la rencontre avec le personnage dans chacune de ces fenêtres. De ce fait, j’ai moins eu le sentiment de devoir m’occuper de l’action — puisqu’elle est posée par le passé simple. Par conséquent il m’a semblé pouvoir plonger sereinement dans chaque moment évoqué, ayant suspendu la durée temporelle. Un peu par hasard, j’ai écouté Ohran Pamuk évoquer comment Borges parvient à être dans l’histoire qu’il écrit tout en se débrouillant pour que le lecteur ne soit jamais sûr de qui est Borges ou qui est le personnage — ce qui laisse par conséquent au lecteur un espace. Pour ce qui est du temps, j’avais envie de jouer avec Hopper, sa peinture Gas Station m’est venue.

5. beurrer sa tartine


proposition de départ
1

Assis devant sa tasse de thé — odeur de bergamote dans les narines. Motte de beurre au trois quart entamée. Le couteau hésite devant l’entame irrégulière avant de trouver la prise adéquate — c’est qu’il s’agit de couper une tranche très fine qui puisse facilement s’étaler sur la tartine. Légère pression sur le couteau. Stries du couteau sur la face du beurre. Peintre, il étale le beurre sur sa toile.

2

Il entend le bruit de ressort détendu du grille pain, se détourne de l’évier, attrape la tartine du bout des doigts, la dépose sur la planche en bois. Clac sec du couteau qui tranche un morceau de beurre d’une épaisseur suffisante pour l’étaler et boucher tous les trous de la mie. Il aime que la mie — éponge difforme — ne se voie plus.

3

Devant la planche à pain, le téléphone portable. Il prend ses deux tartines chaudes — juste expulsées du grille pain — et se fait un sandwich au beurre. Il compose le numéro de Lily d’une main, porte à sa bouche le sandwich de l’autre.

4

Passe moi l’autre couteau s’il te plait, celui au bout rond, pas possible de beurrer une tartine avec ça, je te l’ai déjà dit, le beurre ça se coupe en tranche fine et uniforme, d’ailleurs faudrait un vrai couteau à beurre, c’est le seul qui n’égratigne pas la mie.

5

Il pose son journal sur le coin de la table, ouvre trois pots de confiture — abricot, prune, melon— et un pot de miel de ronces, dépose les couvercles devant les pots correspondants sur lesquels il place une petite cuillère pour chaque puis pose le beurre sur une assiette, quatre tartines grillées sur une autre et s’installe sur la chaise — en prenant soin de bien glisser la robe de chambre sous ses fesses afin qu’il n’y ait pas de plis.

6

Elle s’énerve, il a encore mis la plaquette de beurre au frigo, combien de fois faudra-t-il le répéter, allez trente secondes au four à micro onde ça devrait le faire et zut on dirait le cratère d’un volcan— beurre fondu au milieu de la plaquette. Elle beurre la tartine — plus exactement huile sa tartine — dont la mie absorbe goulument ce que le couteau y dépose. Et maintenant comment mettre de la confiture sur cette mie décomposée qui va partir en morceau —c’est sûr — lorsque trempée dans le thé.

7

Tous les matins, il lui beurrait deux tartines et les laissait sur la table recouvertes par une assiette. Il savait comment elle les aimait : beurre étalé uniformément en une mince couche — pas bon pour les artères trop de beurre — mais pas sur la croute afin de ne pas en avoir sur les doigts. D’un geste las, elle se tranche deux tartines, les pose sur une assiette, s’assied le regard perdu dans les trous de la mie.

8

D’un coup sec, elle coupe un morceau de beurre, s’y reprend à plusieurs fois pour l’étaler. Petits icebergs jaunes flottant sur une mer de mie agitée.

9

Ah, tu sais, entre le café jus de chaussette et leur pain de mie impossible à tartiner le matin, je pense que je ne vais pas rester bien longtemps ici… question d’habitude… tu parles, je ne m’y ferai jamais, dès le matin ça commence mal, le pain se met en mille morceaux … maniaque ?... je voudrais t’y voir, toi qui ne peux même pas prendre ton café servi dans une tasse en carton !

10

Elle s’est levée d’un bond quand elle a vu l’heure, a posé la bouilloire rouge sur le feu, mis deux tranches de pain à griller, est partie se brosser les dents et s’habiller, a versé l’eau chaude sur le sachet de thé dans la tasse, a dévêtu le bout de la plaquette de beurre de son emballage pour la frotter contre la tartine chaude et dorée.

3. au-delà


proposition de départ
rythme roman

Si elle venait à apprendre qu’il ne lui restait que peu de temps à vivre— les os rongés par la maladie — s’apprêter à partir de ce monde exigerait un effort considérable de l’imagination pour concevoir son corps inerte entouré d’un épais manteau de noir. Mais le départ qui l’attendait se ferait à partir de la gare du centre ville tournée vers les collines, elle aurait une valise à la main et le temps serait légèrement brumeux. Son départ serait un simple entraînement — que mettre dans une valise, que laisser trainer sur son bureau, à qui dire le dernier au revoir, où prendre son dernier repas, ranger ou donner les vêtements qu’elle n’emportait pas. Elle en était convaincue, ce départ là n’avait rien de définitif, c’était un petit départ, un peu comme les départs de matins d’école lorsque sa mère l’accompagnait jusqu’au croisement avec son traditionnel fais attention en traversant Lily regarde bien à gauche et à droite ne cours jamais sur la route tu risques de trébucher allez vas y à ce soir travaille bien ma Lily. Le départ, c’était pour demain. Elle ne voulait pas se l’avouer mais elle savait qu’elle ne reviendrait pas— c’était comme quand elle allait finir une plaquette de chocolat, elle en laissait toujours un carré pour plus tard et dans le placard, il y avait plein de derniers carrés qui trainaient. Elle ne se souvenait plus du moment où elle avait appris qu’au delà de sa petite ville du bout du monde enracinée entre le pôle sud et l’équateur, il y avait un autre monde. Son père lui avait tant de fois répété, alors qu’ils ramassaient des coques, tu vois Lily au delà des collines là bas il n’y a rien d’autre que du vert et au delà de la mer de ce côté rien d’autre que du bleu et personne comme nous ni d’un côté ni de l’autre pas la peine d’aller chercher en rentrant tout à l’heure on va pouvoir ramasser les carottes elles ont poussé vite t’as vu tu les as bien arrosées ma Lily. A la bibliothèque de son quartier, elle avait voulu lire tous les livres sans exception et elle l’avait fait, envoutée par sa rencontre avec Ulysse navigant au delà des collines, avec Marlow descendant le fleuve et remontant au commencement du monde ténébreux, avec Blanche débarquant valise à la main dans une ville du sud et tant d’autres encore. Sa petite ville de Tamoaru s’était agrandie vers le nord, au-delà des collines vertes, au-delà de la décharge où, avec son frère, elle partait à vélo chercher des trésors, Lily t’as vu regarde un peu ce bras de poupon superbe si tu trouves des vis et on va le monter sur ce bout de bois pour en faire un monstre qu’on lancera dans la rivière—. Son père voulait qu’elle cherche du travail dans le parc industriel comme son frère— elle avait l’âge de devenir indépendante. Au sud, la ville stagnait, au-delà du panneau de fin de ville, les maisons s’espaçaient, se dispersaient disparaissaient, la terre devenait marécageuse, inondée durant les fortes marées. La gare était au nord et le départ était pour demain. Elle avait compté les jours de cinq en cinq depuis trois mois, il n’en restait qu’un déjà bien entamé. Elle avait dans sa poche une liste de choses à faire ou à prendre, tout était barré sauf sur une ligne : Ralph. Le front contre la vitre, elle sentait l’air passer par le montant de la fenêtre. Ralph. Dehors les oiseaux gazouillaient et plus fort que tous, l’oiseau qui la réveillait systématiquement le matin, tui- toui- ta-toui-toui ; tuituit-tu-i-u-u-u-tu-tu-i-tu. Elle le reconnaissait parmi tous. Par le trou de la serrure elle entendait le souffle du vent. Ralph. Les grilles du jardin botanique seraient déjà fermées, il lui faudrait faire le tour par la jungle de la rue Allenby. Ralph. Elle irait mal habillée, pas grave, tout était déjà rangé dans la valise, la boîte à bijoux aussi, tant pis pour les boucles d’oreilles qu’il aurait pour sûr eu plaisir à voir—son cadeau d’anniversaire. Voir Ralph. Parler à Ralph. La rue était vide, les jeunes serrés dans les bars, les plus vieux au théâtre municipal pour rêver ou oublier que très bientôt ils se précipiteraient pour attraper le dernier bus. Rendre à Ralph son livre. Ralph Synclair. Il suffisait de sonner, son nom était écrit en noir—de son écriture— sur la petite étiquette. Elle a frotté un instant le dos de ses ongles sur ses lèvres — geste qui l’aidait à réfléchir— puis elle a mis la main dans la poche, il y avait un paquet de chewing gum, —elle les a comptés, il en restait dix. Elle allait appuyer d’un coup sec sur la sonnette mais s’est ravisée, a remis la main dans la poche, serré la main sur le paquet de chewing gum en a sorti un et lui est venu en tête un jeu favori qui lui faisait passer le temps avec son frère en attendant le bus. C’était toujours lui qui lançait le jeu, Lily allez on joue à « poche » vas-y devine ce qu’il peut avoir dans sa poche celui-là oui le bonhomme barbu vouté sur sa canne suis sûr qu’il a un pistolet et qu’il va kidnapper quelqu’un et celle-là avec son kilt je te parie qu’elle a des bonbons dans sa poche—lui des billes —et lui un briquet et des cigarettes et ses clés. Demain, elle irait à la gare à pied. Elle ne passerait pas son temps à scruter le visage des autres femmes comme ça. Visages jardins de certaines —colorés et fruits de saison pendant aux oreilles, visages collines d’autres ¬—ravinés par le soleil et le temps, oreilles sous un bonnet, ou encore visages ciels — cachés sous les nuages et la pluie, oreilles dans la ouate. Tous ces visages lui renvoyaient son visage de nuages d’hiver. Demain, il y aurait le zip de la fermeture éclair de la valise. En chemin, elle passerait devant sa cour d’école primaire — rien n’y avait changé, les grilles peintes en gris, les trois marches pour rentrer par l’entrée principale, le terrain de basquet dans l’immense cour, la grosse cloche assourdissante que chaque élève désirait faire sonner— une ancienne cloche de la première église montée sur un tréteau. Les enfants crieraient et joueraient dans la cour, ils ne se soucieraient pas de son départ. En passant devant l’immeuble de Ralph elle presserait le pas, bien qu’à cette heure là, il serait déjà parti au port pour décharger les conteneurs du haut de sa grue, aux commandes des bras mécaniques qui engouffraient insatiablement tout ce qui sortait des navires. Il n’avait jamais eu envie de partir au-delà des collines vers l’embouchure. Elle avait souvent eu envie de courir avec les nuages vers la grande mer.

rythme nouvelle

Le visage contre la vitre, Lily écoutait le vent souffler par le trou de la serrure. La brume enveloppait les collines et déjà effaçait la ville en bas. Tant mieux, lorsqu’elle partirait demain, le départ serait léger. Elle avait promis à Ralph qu’elle passerait pour lui remettre ce qui lui appartenait. Ralph lui dirait encore, comme son père le lui avait répété, que de l’autre côté des collines, là où la mer se frotte au ciel, gens n’étaient pas comme chez eux. Elle le regretterait. Mais Lily avait trop regardé les nuages courir vers la grande mer pour les écouter.

2. bile jaune


proposition de départ

Derrière le comptoir de la petite épicerie, il y a un buste en chemisette qui s’affaire surplombé par une tête qui se tourne vers la droite pour aider la main à attraper les cigarettes, vers la gauche pour le journal, se baisse vers la caisse enregistreuse. Sur la face de la tête, un visage affichant un sourire carte postale chaque fois que la porte de l’épicerie s’ouvre avec le « ding » d’une petite clochette accompagné des bruits de la rue devenue piétonne le temps du festival. Ce coup-ci entre un homme serrant sous son bras droit un catalogue ou quelque chose de ce genre. Le buste en chemisette lui donne un journal. « Cling » de la caisse enregistreuse, raclement de pièces, échange de sourires carte postale puis le buste quitte son comptoir porté par deux jambes poilues dépassant d’un short bleu marine et sort par une porte située au fond de l’épicerie alors que la porte donnant sur la rue s’ouvre et que l’homme serrant toujours sous son bras un catalogue ou quelque chose de ce genre ainsi que « La Dépêche du midi » à présent se retrouve dehors. Derrière le comptoir de la petite épicerie il n’y a plus personne, devant le comptoir non plus. C’est alors qu’apparait dans le parking derrière l’épicerie l’ombre du buste et des deux jambes cependant qu’à ce moment précis une voiture— noire, grosse, rutilante— clignote trois fois imitée immédiatement par une voiture — jaune, petite, poussiéreuse — qui clignote deux fois. Toussotement puis ronronnement d’un moteur. La grosse voiture recule, la petite fait un bond en avant accompagné d’un bruit de tôle froissée. Suit un silence figé. Comme provenant des profondeurs de l’enfer, la voix de l’homme au journal— sur le parking lui aussi — lance une sommation. Les deux jambes poilues descendent de la grosse voiture l’une après l’autre. Face à face silencieux, constat des yeux —on le suppose vu l’orientation des regards cachés par des lunettes noires. De la bouche carton carte postale fuse une réplique, le buste chemisette flottante hausse les épaules et son homme remonte dans sa rutilante pour s’installer derrière le volant. L’homme au journal se précipite vers la portière de la grosse noire. Sa voix semble sortir d’un mégaphone. Face à face verbal . Les mots giclent à telle vitesse qu’ils s’échangent d’une bouche à l’autre indistinctement. Un classement donnerait toutefois ceci : abruti bouffon con connard couillon crétin débile ducon enflure enfoiré fumier fripouille. L’homme sans journal toisant d’une tête l’homme de l’épicerie pose une main sur son épaule droite mais repoussé brutalement se retrouve plaqué contre sa jaune poussiéreuse. Un chien s’en mêle mordillant entre deux aboiements la cheville de l’homme au journal qui, ne sachant plus où donner des coups, en revient aux abruti bouffon con connard couillon crétin débile ducon enflure enfoiré fripouille qui lui sont renvoyés presque à l’identique sous une pluie de postillons. Une femme à l’entrée du parking, une laisse à la main, appelle son chien, se rapproche, demande que cessent ces insultes indémêlables, s’écrit qu’il y a trop d’étrangers dans le village que ça finit toujours pareil qu’il faut immédiatement appeler les flics.

Codicille : quelques pensées dans le flou avant l’écriture vers Robbe Grillet et le souvenir d’une description d’une plantation de bananiers dans « La Jalousie » vite lâchée. J’ai eu envie d’un texte genre film muet en noir et blanc, mais ne sachant trop comment y insérer les « cartons », j’ai fini par coller une bande son. J’ai plutôt pensé à une caméra, mais même comme celle de W. Wenders portée sur le dos, la question de la subjectivité demeure. J’ai constaté que choix d’un adjectif peut vite rendre le narrateur subjectif.

tableau


proposition de départ

Le restaurant bourdonnait de voix, tintait de couverts et de porcelaine, c’était dimanche. Avec chaque client qui rentrait par la porte d’entrée une bouffée d’air froid emboîtait le pas. Ce n’était pas de chance pour Leslie et son mari, la table qu’ils avaient réservée bien à l’avance se trouvait certes près de la fenêtre mais trop près de cette fichue porte. Décidément elle avait mal choisi sa tenue à vouloir faire la belle avec son chemisier léger de fleurs. De la cuisine — en fond de salle — entraient et sortaient sans se regarder les serveuses vêtues de noir — décision de la direction que d’embaucher du personnel féminin, essentiellement des jeunes filles copines de copines de copines. Aucune ne s’attardait à la table des clients — plus à cette heure-ci, il s’agissait de tenir le rythme, de quitter une table pour courir vers une autre revenir en cuisine allez allez mon petit que ça saute le poisson va refroidir et les frites ramollir ; Jan, souriez mon petit. Un couple tout emmitouflé est rentré avec sur le dos un sac de froid. Une serveuse les a installés à la table ronde spécialement réservée pour eux près de la cheminée. La femme dont les mèches grisonnantes dépassaient d’un bonnet tricoté à la main a posé son parka sur le dossier de sa chaise, s’est installée, a replacé l’assiette bien en face d’elle, poussé le verre pour qu’il soit exactement au milieu du diamètre vertical de l’assiette. Satisfaite, elle a tendu la main à travers la table vers celui qui avait été son fidèle compagnon pendant un demi siècle, c’était leur anniversaire de mariage, eux seuls le savaient et savouraient la scène que tous les ans à la même date, au même lieu, à la même table ils venaient célébrer vêtus des mêmes habits sortis pour l’occasion d’une boîte aux couleurs passées. Une serveuse un plateau à la main avec deux assiettes fumantes s’est approchée de la table de Leslie, s’est immobilisée et réalisant qu’elle s’était trompée de table s’est détournée promptement pour revenir en cuisine. Dommage, ils auraient voulu une autre bouteille. Leslie a pris une gorgée de vin pour lancer le sujet — objet de discorde — expliquant que l’occasion d’un poste à Paris ne se représenterait plus, qu’elle se devait à elle-même de l’accepter, qu’il y trouverait du travail, l’informatique c’est universel et pas besoin de bien connaître la langue du pays tout le monde parle anglais dans le monde des geeks. Le nez dans son assiette son mari continuait à sélectionner soigneusement les frites qu’il piquait de sa fourchette et pourtant, converser, c’était bien poser des mots pour construire quelque chose à deux, ne croyait-il pas ? Ou converser était-ce finalement poser une à une les pierres de mots fatigués et construire un mur qui sépare en prenant pour mortier d’autres pierres de mots malmenés. Leslie a détourné le regard de la bouche de son mari occupée par les frites. En face sur le mur, dans un cadre doré bordé de noir, une peinture — qu’elle n’aurait pas voulue sur le mur de son salon encore moins de sa chambre — se dévoilait chaque fois qu’il baissait la tête pour regarder son assiette. C’était un paysage d’hiver avec un torrent traçant son chemin à travers un vallon enneigé vers une énorme montagne au centre — sorte de muraille bloquant toute issue — et sur la berge droite un refuge dans les sapins. La porte du restaurant s’est à nouveau ouverte sur un souffle d’air glacial suivi d’un petit groupe qui a traversé le restaurant sans saluer qui que ce soit pour s’arrêter au porte manteau et le recouvrir tant bien que mal de pelures supplémentaires avant de s’installer bruyamment cependant que la serveuse attitrée à la table de Leslie et de son mari, pressée de finir son service, s’est penchée vers eux pour leur demander s’ils voulaient se laisser tenter par un dessert. En réponse, Leslie l’a interrogée sur la peinture — en connaissait-elle le lieu — a expliqué qu’elle n’aimait pas particulièrement ce genre de peinture et pourtant qu’il y avait quelque chose d’intrigant dans le paysage, comme un appel de la blancheur ou de la hauteur, elle ne savait pas trop. C’était un paysage de Suède et le refuge un endroit où s’était caché un dissident dont la serveuse ne se souvenait plus du nom, elle ne savait pas non plus comment cette peinture était arrivée là, sans doute par le grand-père écossais de la propriétaire installé sur l’île tout jeune et dont la mère était suédoise, un cadeau de mariage croyait elle.
— Tu vois, si nous partions à Paris, nous pourrions voyager, ce serait bien de sortir de l’île.
— Il y a tout ce qu’il faut ici. On est heureux, non ?

Leslie a tourné le regard par la fenêtre vers la baie. Le vent soufflait sur la couverture de l’eau, l’ébouriffant de blanc. La table s’est évanouie. Leslie marchait sur la plage de son enfance et courait après son cerf-volant emporté par le vent.

Codicille : souvenir d’une nouvelle d’Ernest Hemingway « Hills Like White Elephants » et de sa « théorie de l’iceberg ». Tout savoir tout voir mais ne pas tout dire.


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1ère mise en ligne 21 juin 2020 et dernière modification le 6 novembre 2020.
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