le roman d’Isabelle Dartiguelongue

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7. Hakim


proposition de départ

Il prit la route. Le long de la sente ocre s’enfonce son corps long, étiré comme une ombre à son point de rupture. Homme élastique silencieux dans la nuit le sable. Des tongues roses à ses pieds, ornées d’un petit cœur brillant de plastique neuf. Celles de sa mère, les seules chaussures qu’il ait trouvées pour entamer ce voyage qui n’en est pas un. Son dos est courbé, épaules rentrées, tassées vers le sol indistinct – pour mieux chercher la route, disparue la nuit précédente sous le sable amassé par le vent de nord-ouest. Pas de topographie fiable dans le Registan. Hakim se mord la langue. Lèvres déjà crevassées, cuites par le souffle sec qui remonte du sol, s’infiltre dans ses narines, le prive d’odorat et de salive. Il avance en aveugle, engoncé dans le sable rouge encore chaud, masse mouvante et inerte à la fois. À peine posées ses traces s’effacent, noyées dans l’obscurité qui monte vers lui en vague à peine ondulante, vibration ténue du jour qui se gomme, se noie dans ce grand tumulte de son départ. Oreilles tendues. Écoute le crissement du sable sous la semelle plastique des tongues. Il est à l’affût sans se l’avouer. Se redresse, scrute la nuit, la masse noire du ciel, les masses noires des dunes, et ce chemin, qui n’existe pas, noyé sous le sable, qu’il trace à mesure. Homme compas, dérisoire dans le sable du désert. S’arrête. Repart. Aspire expire l’air sec. Cherche à assourdir sa respiration. Attend que l’on crie son nom. Voudrait qu’on le retienne. Qu’on lui demande de ne pas partir. S’arrête. Repart. Sous ses pieds, tantôt le sable tantôt la route.

 

6. Patxi, patchwork


proposition de départ

Lise. Évacuée Lise en quatre lettres lapidaires. L. I. S. E. qui se trouvent dans mon prénom. Lise, prénom bonde d’évacuation. J’y suis dans le récit quelque part, mais nulle part également. Lise, c’est l’envie de s’abstraire du texte. Je suis de l’autre côté, sur le flanc non écrit de la page.

Enrique existe. Mais il s’appelle en réalité Fernando. Bientôt septuagénaire, silhouette d’hidalgo, longiligne, une grande fierté dans des yeux sombres. J’ai habité chez lui pendant une semaine de grand vent. Sa voix m’accueillait lorsque je revenais poussée par les bourrasques et la pluie. San Sebastian. Une fin d’hiver. Fernando incarnait l’Espagne de Don Quichotte et le comte Almaviva.

Hakim. Accroche gutturale lorsque prononcé à l’arabe. Ça se veut râpeux, et qui écorche un peu la bouche et les oreilles. Parce que Hakim est sur la route, que l’errance n’est pas le voyage, mais une succession d’obstacles et d’écorchures, de la peau et du cœur. Hakim écorche.

Fernando existe. Mais il s’appelle Enrique dans le récit. Le Fernando personnage est chauffeur routier, et il aime Emma, Bovary bien sûr.

Emma. Les personnages aimés s’appellent très souvent Emma pour moi. Référence limpide à la Bovary, personnage monument. L’euphonie aussi, douceur du M et paronomase, emma aimer.

Juan. Prénom avant tout espagnol. Prénom symbole sans doute. Je l’ignore en fait. Juan me donne envie de le construire parce que je devrais le chercher, creuser derrière ce prénom, l’exhumer d’une gangue qui sonne mystère. Juan est une falaise, un peu comme Étretat, l’Aiguille creuse, Arsène Lupin.

Ama. Prénom tamoul choisi pour la paronomase, ama aimer, ama maman mère mer. Mater dolorosa et vierge à l’enfant. Ama se charge de connotations bibliques.

Rishath existe. Il a quinze ans, parcours de deux années avec lui pour lui enseigner le français langue étrangère. C’est un hommage, pétillement de ses yeux et souvenirs de jeux inventés ensemble, de son écriture ronde sur son cahier dans des encres toujours différentes.

Sitpan. Prénom tamoul cherché dans un dictionnaire de prénoms tamouls, pour ne pas donner au jumeau de Rishath personnage, le prénom du jumeau du vrai Rishath. Deux syllabes qui claquent à mon oreille comme on claque une porte. Et Sitpan choisit de quitter le Sri Lanka. C’est le son de l’élastique tiré près du cœur, Ma Bohème, Rimbaud.

Lucia existe. C’est l’épouse de Fernando, le vieil hidalgo. Un visage de lune brune ciselée par son sourire. Le rire dans sa voix et le café au lait du matin, tous les matins, près du micro onde. Lucia, lumière.

Patxi. Prénom archétype. Patxi ne peut être que basque. Il est douanier. Sur la Bidassoa, fleuve frontière en plein milieu du pays, basque. Patxi, ce sont les venta, le bar du marché et le Petit Bayonne, le patxaran, l’Artzamendi, le Mondarrain, le Baigurra, Zazpi Anaiak, l’ikasbi où mon fils a débuté sa scolarité. Et douze ans de ma vie. Patxi, patchwork des images d’une autre vie. Avant.

 

5. clic


proposition de départ
1


— Hey ! Toi !

Hakim sursaute, surpris. Pas familiarisé encore avec les sons du français. Toi. C’est quoi toi ?

Pas le temps de réfléchir, le barbu au teeshirt bleu électrique lui a glissé son téléphone dans la main.
— Hey, toi ! Tu peux nous prendre en photo, s’il te plaît ? En photo –- foto –- fo –- to — tu comprends ? You understand ? Yes — oui –— ton doigt là, c’est là que tu appuies. T’as compris ?

L’esprit ailleurs, Hakim la fait cette photo, de ce mec pas beau, avec cette fille maigrichonne. Pas laid. Qui veut s’immortaliser sur la Bidassoa, sur le Pont international, avec cette fille dont il presse si fort la taille. Son bras gauche est légèrement hors cadre, mais Hakim s’en fout. Il a le soleil dans les yeux, n’y voit rien sur l’écran sale du Huawei. C’est presque au hasard que son doigt se pose au bon endroit. CLIC.

2

Le bloc noir de la batterie gît à ses pieds. Sitpan l’a récupérée in extremis, juste avant que la cloison métallique ne s’abatte dans un grincement de tôles et de ferrures déchirées. Un sacré coup de chance ! Au moins 2 000 roupies à la revente sur le quai ! Il ramènera un grand sac de riz à Ama. Verra son visage s’illuminer. Sa bouche qui s’ouvre comme la lune pleine sous l’éclair de ses yeux. C’est le sourire qu’elle a sur la seule photo qu’il a réussi à prendre d’elle, sur le petit écran de son portable. CLIC. Elle s’était figée un instant lorsqu’elle avait compris que c’était elle qu’il avait prise en photo, pas le coucher du soleil.

3

Son doigt tremble sur l’écran. Putain de smartphone qu’elle déverrouille toujours avec un temps de retard ! Aurait bien aimé la prendre, la photo de ce grand type aux traits fatigués. Sur son visage, son voyage. Profils et pertes. Sur son visage, une cartographie de l’errance. Elle les renifle, ces choses-là. Voudrait les capter, en une topographie intime, journal de bord, roman photo de ses journées à patrouiller sur la Bidassoa. CLIC. Trop tard. C’est un gros plan du balai d’essuie-glace qu’elle vient de faire.

4

Enrique renifle bruyamment, racle sa gorge. CLIC. Il vient de prendre une photo avec son vieux smartphone, n’a pas pu l’enregistrer car la mémoire est pleine. CLIC dans le vide. Il voulait la ramener à Lucia cette photo de la Bidassoa, sous le Pont International. Il est inquiet pour Elle. Ses yeux se brouillent, comme le ciel au-dessus du Pont International. Ne sait plus si c’est le rhume ou les larmes. Son cœur est fatigué. Fatigué de battre et de l’aimer encore si fort Lucia, d’avoir ce besoin lancinant de continuer à entendre sa voix rauque de fumeuse, les scories lumineuses de son rire, le claquement de ses talons dans le patio de leur immeuble.

5

Ama s’est calmée. Ses yeux ne pleurent plus, ses joues ont séché, son pouls a ralenti. Silhouette frêle postée à côté de la bassine à friture sous laquelle le feu s’est éteint. Elle contemple leur maison. De ses deux pouces et de ses deux index, elle forme un carré dans lequel elle emprisonne – geste du cadreur – l’abri de briquettes et de tôles dans lequel elle a passé toutes ces années avec Sitpan. CLIC. Photo imaginaire dans son regard dévasté. Comme une ancre.

6

Il est bleu dur. Chromes étincelants. Rishath ne laisse pas la rouille s’installer, et dieu sait combien le combat est rude, particulièrement pendant la mousson. C’est comme une histoire au long cours désormais, entre son camion et lui, entre Nanuoya et Colombo. Il fait à peine jour, lumière naissante qui remonte lentement du cours de la nuit, s’étale sur la partie bétonnée du parking derrière l’entrepôt des pneus, comme une nappe d’eau calme, et enveloppe le vieux Berliet de rayons doux. Rishath sort son smartphone neuf de la poche de son jean et cadre son camion –- cadrage horizontal qui étire la masse lourde du véhicule. Reflets rosés sur le parebrise. CLIC. CLIC. Deux photos. Pour assurer le coup. Être certain de capturer ce qui lui saute aux yeux à cet instant-là.

7

Penchée sur l’album photo brun sombre, celui de ses parents, Lucia scrute les images de son enfance. Elle a laissé les lunettes sur la table de nuit, n’a pas la force de retourner dans la chambre. Elle colle presque ses yeux aux images affaiblies par le temps, nuances estompées, halo léger de début d’évanescence. Ne se redresse que pour tousser, interminablement, secouée de bas en haut par des hoquets douloureux. Devant une platebande de roses blanches, une petite fille en robe courte sourire plaqué sur visage triste. Elle. Quelqu’un se tient dans l’embrasure de la fenêtre derrière elle, qu’elle n’arrive pas à distinguer, silhouette brouillée sur la laquelle elle zoome désespérément avec la caméra de son téléphone portable. Entre loupe et appareil photo, écran oblongue et sombre qui permet pourtant de creuser dans le mystère de l’image. CLIC. Son doigt a pressé la touche déclencheur, sans le vouloir. Photo d’une photo. Mise en abyme involontaire. Elle ne l’effacera pas.

8

Patxi s’éloigne du véhicule, les doigts gourds. Envie de pisser. Pas eu le temps avant de quitter la maison, et maintenant ça urge. Lise est restée dans la voiture, avec son air d’huître en peine. Il faudrait qu’elle cause, ça lui ferait du bien.

Lorsqu’il revient en direction du Pont International, la lumière du matin le frappe en plein visage, uppercut solaire et ce flottement dans l’air qui annonce que la journée sera chaude. Il ira à la plage cet après-midi, avec Emma. C’est machinalement, presque sans y penser qu’il sort son portable de la poche de son jean. Pour faire un selfie. Sur le Pont International. Dans l’air de l’aube entamée. Pour l’envoyer à Emma. CLIC. Il s’est souri sur la photo.

9

Fernando vient de franchir le Pont International au volant de son 26 tonnes. Il n’a pas encore éteint la guirlande lumineuse qui fait le tour de la cabine avec les lettres qui composent son prénom. C’est Noël qui se serait prolongé jusqu’en juillet. Étirement calendaire qui confirmerait ce goût étrange de la route, dont les kilomètres parfois permettent de remonter le temps. Apnée régressive et indolore dans la jouissance de cette temporalité toujours suspendue. Mais léger vertige parfois, des jours qui s’enfuient gratuitement, sans avoir au passage creusé la légère ornière qui fait que l’on s’en souvient. C’est pour cela qu’il s’est acheté un appareil photo, un hybride dernier cri, dont la notice d’utilisation fait quatre cents pages. Il est certain qu’un outil aussi perfectionné lui permettra de capturer l’instant, d’écorner la surface lisse du réel d’un coup de diaphragme bien placé. Ses gros doigts brunis arrachent d’un coup sec l’appareil à la petite sacoche qui le protège. La lumière est si belle sur la Bidassoa. L’eau lisse avec seuls liserés les remous des barques au repos, bleues ou brunes. Nonchalantes dans la l’aube feutrée. CLIC. Il était en mode automatique.

10

Lise n’a pas envie de sortir du véhicule de la douane, stationnée au milieu du Pont International. Côté Irun, ses homologues de l’Ertzaintza sont accoudés au garde corps. Sans doute l’équipe de nuit qui attend la relève. Leurs silhouettes se détachent noires sur le ciel qui se charge de lumière, palette de douce incandescence. Ses doigts caressent son portable, qui a glissé entre ses genoux sur le siège marine de la Mégane de service, suivent le dessin sinueux des ailes de papillons gravées sur la coque, hiéroglyphe par elle seule décrypté. Qu’est-ce que ça donnerait ces silhouettes sur une photo ? On se croirait où ? Malgré elle – elle est en mode automatique – sa main se saisit du téléphone, le met à l’horizontale. Son pouce s’écrase sur le petit cercle à sa droite. CLIC.

4. Nanuoya, Nati Road


proposition de départ
version douce

Dans la bassine métallique l’huile chauffe doucement, avec cette lenteur calculée du matin, quand la journée n’est pas encore jouée, et qu’il suffit de baisser un peu la nuque, d’arrondir les épaules sous les lueurs roses de l’aube pour sentir l’air couler sa moiteur le long des joues humides de sueur. Accroupie devant la bassine, Ama retire une à une les galettes de lentilles qui crépitent à petit bruit, de ce grésillement modulé qui indique qu’elles sont frites à point, suaves parfumées, croquantes sur le dessus, fondantes dedans, inondent la bouche de fenouil et de menthe. Mais son regard est ailleurs, ou nulle part, tiré vers l’intérieur, vers cette absence qui commence à l’habiter, vaguement, comme un hôte délicat et scrupuleux qui souhaiterait s’installer sans bruit ni dérangement, presque incognito, voulant se faire oublier, sans pouvoir y parvenir cependant, grignotant par touches imperceptibles l’espace clos qui lui a été dévolu, l’occupant méticuleusement, millimètre par millimètre, poli mais inexorable dans sa façon de procéder, s’insinuant dans tous les plis et méplats de la chair d’Ama, qui a froid malgré la chaleur étouffante et humide du petit matin au pied de la rizière.

Sitpan était silencieux la veille au soir, absorbé dans l’affûtage d’un long ciseau à découper le métal. Ramené du chantier des bateaux morts, tel un trophée, une prise de guerre. Celle qu’il livre tous les jours aux carcasses qu’il démantèle, lui et les autres, lui et les comme lui, à marteler sans cesse les tôles amassées, à façonner des plaques métalliques lisses et brillantes à partir de conduits rongés de rouille, de parois bosselées, de trappes démantibulées, de blocs huileux de moteurs silencieux, d’engrenages métalliques momifiés dans le vide de l’oubli circulaire de leur mouvement initial. Quelques kilos de métal revendus pour son propre compte. Il est déjà largement plus de 6 heures, pense Ama, la lumière commence à dorer le tronc du jacquier, et la souche sur laquelle Sitpan fume sa première cigarette est couverte de fourmis. Sa main est roide sur l’écumoire, les dernières galettes noircissent. Elle semble ne plus les voir, aspirée par le bouillonnement paisible de l’huile ignorante et lissée à sa surface par le ciel cru qui s’y reflète, noyant la bassine de lumière, puits muet sous ses yeux qui guettent Sitpan.

version moins douce

Dans la bassine métallique bosselée, l’huile chauffe rapidement, répand fortement son odeur poivrée de curry et de curcuma devant la maison de brique et de tôle. La lumière du petit matin est crue, a déjà éliminé toute trace de la nuit, recommence son cycle brutal et aveuglant dans la chaleur humide qui rend le corps éponge et las. Accroupie devant la bassine, Ama retire une à une les galettes de lentilles qui crépitent grassement, de ce grésillement sec qui indique qui indiquent qu’elles sont croquantes. À point. Mais son regard est ailleurs, tiré vers l’intérieur en une crispation qui tend sa bouche vers son menton. Elle semble pétrifiée, faite d’argile de lames séchées, soufflées sur son visage maigre par l’absence qui a commencé à habiter son corps, locataire indélicate, hôte peu scrupuleuse qui s’enroule autour de ses muscles, paralysant le bras qui tient l’écumoire, la main qui chasse les moustiques, ses lèvres figées sur ses dents, se refusant à prononcer le mot, à même le penser -– parti –- enfui.

Sitpan s’est barré. Elle a reconnu tous les signes, et surtout se rappelle la soirée de la veille. Son silence écrasant. Tassé dans un coin de la pièce il s’est absorbé longuement dans l’affutage d’un long ciseau oxydé. Ramené du chantier des bateaux morts. Prise de guerre rongée de rouille et d’usure. Trophée corrodé plongé entre ses mains noires et meurtries qui s’y crispent sans un mot comme pour se protéger de la noyade dans les eaux rougies du cimetière de navires. Guerre sans merci dans les boues toxiques du port, au fond des cales empoisonnées par toute la chimie accumulée, peintures ignifuges, antirouille, huiles et graisses de toutes sortes, antifongiques, gasoil, soufre, amiante, pesticides capables d’éradiquer une bonne partie des vivants de la planète, essences diverses. Ses pieds nus rongés, ses mains crevassées. Puis l’accident, trois doigts emportés de la main gauche, l’abcès sournois. Qui suinte. Ama réalise qu’il est déjà largement plus de 6 heures. Le tronc des jacquiers paraît s’embraser sous les rayons du soleil qui ont percé la brume dense de la vallée. La place habituelle de Sitpan, sur la souche devant la maison, est vide, désertée, recouverte de lézards immobiles. Sa main s’est encore raidie sur l’écumoire. Les dernières galettes crament au fond du récipient, mais elle semble de pas les voir, aspirée par les gros bouillons de la friture, par l’odeur de charbon qui commence à s’en dégager.

3. Nanuoya, Railway Station


proposition de départ
version brève

Sitpan s’assoit un instant sur un parpaing. Pour réfléchir. Même s’il est bien trop tard pour réfléchir, trop tard dans la nuit, trop tard à ce stade de sa décision. Pas d’émoi. Aucune turbulence. Juste le tempo de la petite veine qui se soulève sur la face interne de son poignet, et qu’il contemple, vidé de lui-même, déserté déjà par les visages familiers et aimés, comme entré dans une forêt de l’oubli, en dehors de laquelle plus personne, jamais, ne prononcera son nom. Il est quatre heures du matin derrière la petite gare de Nanuoya. Dans quelques minutes il se glissera dans la benne du camion de Rishath, qui part vers l’ouest, vers le port de Colombo. Rishath, c’est son jumeau. Il n’a pas envie de le quitter –- quelque chose se soulève en lui au creux de son abdomen contre cette séparation cet abandon ? Il se lève. Tourne autour du parpaing, bloc énigmatique, dont il attendrait une sorte d’oracle, un viatique, une raison de ne pas s’en aller ainsi ombre parmi les ombres dans la nuit profonde sillonnée de chauve-souris.

version longue

L’attente est longue, silencieuse, dans la nuit épaisse de Nanuoya. Le dernier train est passé depuis longtemps. Sitpan fixe le néon de la petite gare, seule lumière à des centaines de mètres à la ronde. Le bâtiment est désert à cette heure de la nuit, et il en fait le tour en silence pour dégourdir ses jambes lourdes, puis revient s’asseoir sur le parpaing qui se trouve dans la petite cour des marchandises à l’arrière. Il voudrait réfléchir, mais il est bien trop tard dans la nuit, trop tard à ce stade de sa décision, qu’il n’a pas mûrie, mais qui s’est imposée à lui avec une évidence aveuglante, de la même lumière blafarde et crue que celle du néon. Aucune turbulence. Juste le tempo de la petite veine qui se soulève sur la face interne de son poignet, et qu’il contemple, vidé de lui-même, déserté déjà par les visages familiers et aimés, comme entré dans une forêt de l’oubli, en dehors de laquelle plus personne, jamais, de prononcera son nom avec la bonne inflexion. Il est quatre heures du matin derrière la petite gare de Nanuoya, le long de la voie unique qui relie Nanuoya à Colombo. Pas un bruit à la ronde, à l’exception du sifflement des ailes des chauve-souris lorsqu’elles frôlent le bâtiment crépi. Sitpan s’essuie les mains sur son pantalon de toile bleue. Il a chaud. Soif. Espère qu’il y aura encore du thé dans la thermos de Rishath. Dans quelques minutes, il se lèvera lorsqu’il entendra grogner le moteur du vieux Berliet, pour se glisser dans la benne du camion de son jumeau. Malgré sa désapprobation, Rishath a accepté de le conduire vers l’ouest jusqu’au port de Colombo. Rishath ne partira pas avec lui. Il continuera à conduire son camion, allers retours poussifs entre Nanuoya et Colombo pour convoyer thé, parpaings, bidons d’essence, de glyphosate, de ciment, rouleaux de toile, tuyaux, sacs de riz, enfants malades, poulets maigres, hommes blessés des chantiers des hôtels à touristes étrangers de Nuwara Eliya. Le camion de Rishath est un petit village ambulant qui traîne sur les routes escarpées des rizières le grondement rassurant de son moteur. Sitpan n’a pas envie de le quitter — de l’abandonner ? Quelque chose se soulève en lui au creux de son abdomen contre cette séparation, cet arrachement non prémédité mais inscrit en lui en une profondeur qu’il n’aurait jamais soupçonnée auparavant. Une force insensible mais puissante, l’alizée de la saison sèche, le courant des eaux boueuses de la mousson, la mousse rongeant les arbres de la forêt de Sinharaja, les lianes s’enroulant autour des troncs centenaires en les agrippant si étroitement qu’elles se fondent peu à peu dans les écorces fauves, tentative de lent étouffement -– ou étroite symbiose ? Sitpan s’y perd. Dans sa tête, derrière ses yeux fermés éclatent les quais noirs de l’arrière port de Colombo, cramés de soleil et de la rouille installée dans les carcasses immobiles des bateaux à démembrer, qui attendent leur tour, gisant comme seuls gisent les morts apaisés. Ama avait ce visage-là, de navire enfin au port, sous le voile orange qu’elle ne soulevait que pour lui. Il se redresse. Tourne autour du parpaing, bloc énigmatique, dont il attendrait une sorte d’oracle, un viatique, une raison de ne pas s’en aller ainsi ombre parmi les ombres dans la nuit profonde parcourue des effluves moites de la mousson, odeurs mêlées de terre et de tôles, de fritures et de jasmin. Puis il déplie sa main gauche et contemple les deux doigts qui lui restent. Fini pour lui le dépieutage des bateaux. Terminées les heures à marteler chaque bout de tôle arrachée dans le silence de l’arrière port, face à l’eau rougie par les reflets des coques rouillées, à soulever les ancres mortes, à se glisser à quatre pattes dans des coursives envahies par la vase et les boues molles du port. Il part.

2. Sur la Bidassoa


proposition de départ

— Quatre euros.
— Merci... le premier mot français qu’il a su prononcer, en peinant sur le son sifflant, sssssi…

Hakim empoche le paquet de Craven A et quitte lentement le Tabacos. Il a la journée – vide – devant lui. De la petite place, à l’ombre du Ficoba, il a une vue directe sur le Pont International, chauffé doucement par en dessous par la brume matinale qui monte de la Bidassoa, et par les roues noires des camions dont le bruit ne cesse jamais. Ils s’alimentent les uns les autres en grondements sourds de moteurs gras, en crissements crasseux de remorques rétives, en passant sur le fleuve frontière. Depuis deux jours, Hakim y stationne, sur la frontière. Depuis qu’il a perdu la trace de Sitpan le Tamoul. Ensemble ils ont traversé l’Espagne depuis Ceuta. Dans ses narines s’accroche encore l’odeur lourde de la glu de poisson qui imprégnait les filets laissés au fond de la barque bleue délavée, qui leur avait paru presque irréelle au clair de lune sur la plage, celle qu’il avait pu atteindre, avec Sitpan. Épuisés tous deux, mais incroyablement confiants, comme si les rondes de la Guardia Civil n’étaient qu’un jeu, une sorte de cache-cache niveau expert où ne se jou ait qu’une partie de plus de leur survie, ni plus ni moins, en une sorte d’évidence non morcelable, bloc noir d’avenir à détourer de leur fuite si hasardeuse, pas après pas.

Il se sent seul sans les yeux sages de Sitpan, sans son silence, sans sa démarche pesante et agile. Il se sent seul à cette frontière inconnue face au Pont, à la fois invite et barrière. Pour la première fois depuis des mois, il se sent lourd, incapable de prendre une décision. Son regard est accroché au Pont, à la voiture bleu métallique des forces de l’ordre, immobilisée au milieu du pont comme un grossier piège à oiseaux, assuré de se refermer sur des proies faciles. Du dehors, le véhicule paraît vide. Mais derrière les vitres sales, Hakim distingue un mouvement, reflet fugitif d’une chevelure féminine qui s’agite de droite à gauche, puis la blancheur de la main crispée sur le volant du véhicule immobile, comme pour empêcher une sortie de route, le redresser après une embardée, le remettre dans le droit chemin… c’est cette discordance qui attire l’attention d’Hakim. L’immobilité du véhicule planté au milieu du Pont et l’espèce de bouillonnement qui semble en agiter l’habitacle. La femme à l’intérieur parle dans son uniforme de la police française, et de là où il se trouve, Hakim comprend qu’elle parle très fort, qu’elle pourrait emplir la voiture de sa voix. Mais elle paraît seule. Peut-être est-elle au téléphone branchée sur haut-parleur. Puis il se dit qu’il y a peut-être quelqu’un à l’arrière, allongé sur la banquette, ou par terre, quelqu’un qui a peur et qu’elle effraie par les paroles qui sortent de sa bouche, ouverte sur un fleuve de mots noirs. Quelqu’un qu’elle menace. Ou qu’elle injurie. Contre qui elle est en colère. Qu’elle veut humilier. Réduire au silence. Réduire en poussière… ça ne peut pas être autre chose -– elle porte un uniforme, elle est la loi -– celle que Hakim a appris à connaître, qui n’est jamais de son côté, autre fleuve à rive inaccessible pour les hommes comme lui, condamnés à l’inexistence de l’errance dans ce monde où l’on célèbre pourtant si fort la mobilité. La femme ne cesse de parler, de plus en plus fort dirait-on. Hakim perçoit nettement les mouvements de ses lèvres, alternativement comprimées puis ouvertes comme en balafre blême. Ses paroles s’accompagnent de mouvements de tête -– en avant, puis en arrière –- balancement improbable, dérangeant, comme si elle voulait projeter sa tête contre le pare-brise, en plein milieu du Pont International. Alors il se dit qu’il y a peut-être quelqu’un à l’arrière, tapi sur la banquette, et qui la menace, l’insulte, la pourrit de mots blessants, la rend inutile et nue sous l’uniforme qui ne la protège de rien. Sombre histoire.

1. en mouvement


proposition de départ

Passer sur le Pont International, c’est comme marcher en traînant des valises trop lourdes, trop grandes, trop épaisses et mal fermées dont s’échappent des manches de tricots rayés. Dans son blouson bleu électrique, Juan se demande encore de quel côté de la Bidassoa il veut exister. Il y a le bruit dans sa tête du percolateur poussif du Café de la Gare, et la voix rauque de la femme aux épaules nues malgré la fraîcheur du matin. La femme dans le café qui cherchait des hommes, les cherchait du regard, les cherchait de sa voix cassée à se parler seule, à se briser au fond des verres enchaînés sous l’œil morne du patron, en face de l’horloge de la gare, de l’autre côté de la place en travaux, dédale de barrières et de planches boueuses casse-gueule. Passer sur le Pont International avec son sac Venta Peyo, c’est revenir lentement le dos rond vers la maison fade aux volets rouges, puis passer le jardinet éteint comme un quinquet de décor de théâtre, rentrer après avoir pris l’air sur le pont où ça ne s’arrête jamais –- les piétons les camions puants les voitures excitées mais peu de vélos – où ça ne s’arrête jamais, mouvement de trame et de chaîne humaine, dans lequel s’enroulent les passants qui voudraient bien trouver une raison pour s’y arrêter, sur le Pont International, une raison pour cesser les navettes, se suspendre un instant à ce non-lieu, à ce sur-lieu, empilement de tous les autres en strates compactes et mémorielles. Sur le Pont International, l’espace se dilate, s’hypertrophie comme une glande temporelle chargée de l’humus du temps. Premier pied posé vers l’autre côté. Vers l’autre rive. Vers l’autre lieu. Vers l’autre pays. Enrique tortille sa moustache jaunie, s’est accoudé au parapet. Il pense à Lucia qui tousse beaucoup depuis quelques semaines. Il est inquiet, comme un signal sourd à l’estomac. Il aimerait qu’elle ne tousse plus. Il aimerait ne plus l’entendre le matin, entre les couinements du caniche pressé de sortir et les hoquets de la cafetière à court d’eau. Il aimerait rester sur le Pont International, à écouter les camions, à regarder la Bidassoa, à sentir parfois sur sa joue ridée quelques gouttes de pluie échappées de nuages insipides qui ne se reflètent même pas dans le fleuve. Lise a stoppé la voiture de la douane au milieu du pont, au milieu de là, comme ça, ilot métallique bleu qui rappelle aux passants la force du droit, l’omnipotence de la loi, sur le Pont International, où chacun est susceptible d’être contrôlé. Elle a mal dormi, voudrait être ailleurs, dans la montagne, dans un chemin qui sent la rocaille chaude de l’été et qu’elle connaît bien, et qu’elle dévalerait en courant souffle court, un air rock dans la tête en trébuchant sur les cailloux coupants sans jamais tomber cependant, car la montagne elle la connaît. Le pont lui sort par les yeux. Trop de bruit, trop de camions, trop de trafics, ceux qu’elle connaît, ceux qu’elle devine, ceux qu’elle initie. Elle est fatiguée du mouvement, voudrait que l’on pose des barrières des deux côtés du pont, que plus personne ne passe et que le silence se fasse sur la Bidassoa, à la façon dont on remonte une couverture sur le corps frêle d’un enfant qui s’endort. Elle reste dans la voiture, alors que Patxi est descendu pour dire bonjour à un chauffeur dont le prénom s’inscrit scintillant sur la guirlande lumineuse qui fait le tour de sa cabine. Elle a oublié son thermos. Sa bouche est inondée de la saveur âcre du manque, de l’odeur absente du café qu’elle aime fort et sans sucre, noir épais et qu’elle ne trouve jamais aussi bon que bu au milieu du pont, alors que lui revient toujours la même image, celle d’une balançoire de son enfance – bois brut et corde –- et cette vision du ciel en mouvement.

 



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1ère mise en ligne 22 juin 2020 et dernière modification le 16 août 2020.
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