le roman d’Elisabeth Saint-Michel

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J’anime des ateliers d’écriture dans la banlieue de Lille (association Filigrane à Villeneuve d’Ascq)

J’ai participé à deux ateliers de François Bon (autour de la nouvelle et pousser la langue que j’ai particulièrement apprécié). Je trouve les propositions stimulantes ainsi que leur rythme qui me fait me sentir en perpétuelle alerte.
J’ai publié un roman (Captifs) chez l’HARMATTAN ainsi qu’un recueil de nouvelles (Putain de dimanche) et un roman (l’hôtel des possibles) aux éditions du RIFFLE.

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14. La vie moche


proposition de départ

Tout serait de ma faute. Leur sourire trop timide et trop pâle, trop rare, leur teint, leur difficulté à voler de leurs propres ailes, leur difficulté à seulement avoir des ailes, leur manque d’assurance, la coquille dans laquelle ils se terrent. Le procès qu’ils ont intenté contre moi est toujours ouvert. Le fait d’avoir disparu, d’être morte, partie en fumée sans un lieu de sépulture qui pourrait me rappeler à eux (ils n’ont même pas souhaité récupérer le petit tas de cendres que je suis devenue) n’y change rien. Ils se lancent encore aujourd’hui dans des évocations de leurs souvenirs, une vision de leur enfance qui remue les charges sans aucune circonstance atténuante. Ils n’ont rien effacé sur l’ardoise des accusations et pour chacune d’elles, ils m’ont estimée coupable. C’est moi qui ai tout gâché, qui leur ai maintenu la tête sous l’eau, les regardant se débattre pour remonter, incapable de faire autre chose que de freiner leur croissance. Ce qui est fait est fait, on ne peut pas revenir sur le passé et rien ne sert de le ressasser et si c’est le mal qui est fait, contre lui, on ne peut rien, il faut faire avec. Moi aussi j’ai souffert, qu’est-ce qu’ils croient ? Voir sa propre fille délaisser ses enfants et ne pas se retourner sur eux qui quémandaient leur mère ? Ils l’agaçaient plutôt qu’autre chose à piailler, à tenter de se faire remarquer d’elle et à se disputer l’espoir de ses genoux. Ils finissaient dans leur chambre, ils étaient pathétiques et n’ont jamais changé d’attitude. Ils ont leurs torts. Ont-ils pensé un instant que c’était douloureux aussi pour moi, ont-ils songé au jeu de miroirs auquel ils me renvoyaient ? La tendresse, on ne peut pas dire que j’en ai eu beaucoup quand j’étais môme. Pas de cuisses sur lesquelles s’installer en imitant le galop du cheval, pas de douceur superflue. C’était moins à la mode et l’école ne se mêlait pas de faire des signalements. Jamais je n’ai gémi sur mon sort, j’ai intériorisé et j’ai laissé les souvenirs pourrir et s’éliminer d’eux-mêmes.

Quand ils m’ont été confiés, j’étais fatiguée et je ne sentais pas l’âme d’une maman de substitution. Mais on a estimé qu’ils seraient mieux chez moi que dans un foyer. On : un imbroglio de personnes avisées qui savaient mieux que moi. J’ai tout sacrifié pour ces enfants, mes dernières belles années. Et ma responsabilité, ils y ont pensé ? Ce n’étaient pas mes gosses et je ne pouvais pas me permettre qu’il leur arrive la moindre chose. Ils me le reprochent encore aujourd’hui. Dès qu’ils se retrouvent, ils énumèrent les mêmes faits, encore et encore, les restrictions, les interdits que je posais. Ils n’ont que cela à la bouche, alors qu’ils parlent de moi à leurs propres enfants et que par réaction, ils leur ouvrent tout grands les robinets de la liberté comme si elle coulait à flot. J’aurais pu m’en fiche et les laisser devenir des petites frappes au contact des morveux de la ZUP, j’aurais pu la laisser, elle, comme sa mère, fréquenter n’importe qui et se retrouver enceinte. Oui, j’aurais pu aussi, oui j’aurais dû, pourquoi ne l’ai-je pas fait, sortir avec eux, leur apprendre la vie, les inscrire à droite à gauche pour qu’ils découvrent le monde et s’épanouissent. S’épanouir, le mot fétiche d’une psychologue qu’on m’a obligée à voir et qui m’a dit que les 40m² de mon appartement ne leur suffisaient pas et qu’il fallait qu’ils sortent, ces enfants ! Les éducateurs et les assistantes sociales ne nous ont jamais lâchés et m’ont forcée à ouvrir des portes. Les savoir dehors, aux mains d’étrangers, soi-disant professionnels, sur des terrains de sport ou dans des centres aérés, les imaginer dans un bus pour filer à la mer ou je ne sais où, ça me rendait folle. Cela a contribué à les éloigner de moi. L’extérieur les a attirés comme un aimant et ils ont fini par partir. Ont-ils réellement, d’eux-mêmes, demandé à vivre dans un foyer d’accueil ? Ce qu’on voulait leur éviter étant petits, ils l’auraient réclamé à quatorze et seize ans ? J’ai toujours pensé qu’on leur bourrait le crâne. Mais je n’étais pas de taille à lutter. J’ai fini de vieillir seule. Ma fille, leur mère biologique, a changé de région et n’a plus donné signe de vie et eux, mes petits-enfants, n’ont jamais eu la moindre reconnaissance. Ils ont construit leur propre famille avec leurs certitudes et leurs enfants ne leur ont pas moins filé entre les pattes. L’existence que j’ai quittée, c’est ce que j’appelais la vie moche. Je ne pensais pas plus que ça à la mort mais quand j’ai senti le moment arriver, tout ça a défilé en un éclair. Ma vie, la leur. Tout a été très vite et je n’ai pas eu le temps d’avoir des regrets ni de me demander s’ils auraient du chagrin.

 

13. De longs bains aériens


proposition de départ

Le fait que tu cherches toujours plus profondément, que tu creuses, que tu grattes, le fait que, sous la barre du zéro, tu penses découvrir des fragments de toi, des bribes égarées, que pour les exhumer tu attaques à mains nues une terre lourde, collante, le fait que la confiance et l’estime te soient à ce point étrangères, le fait que tu sélectionnes, dans le réseau de galeries que tu conçois, les cases punition, privation, que tu les fasses communiquer avec les grands halls des compensations et des addictions, le fait que tu picoles, que tu joues, que tu avales comme on engloutit, que de peur de ne pas faire le poids, tu t’élargisses et te garnisses de graisse, le fait que le cercle soit vicieux, que la même toupie te catapulte inlassablement dans la même spirale, le fait que tu en aies la tête qui tourne, des malaises, des nausées, du dégoût de toi, le fait qu’entre victime et bourreau la frontière soit si mince et que les inconscients ne démêlent pas facilement les écheveaux, le fait que ta raison se laisse dominer, berner, que la culpabilité s’y infiltre et s’y tentacule à ton insu, le fait que tu t’aimes si mal me donne des envies, pour toi, de grands bains insolents, hors de la glaise, au vent, hors de l’argile visqueuse, au chaud, de longs bains aériens, vaporeux et, pourquoi pas, frivoles.

Le fait que toi, des envies, tu n’en as pas.

Influencée peut-être par le film d’animation vice versa où l’on descend dans les profondeurs de l’inconscient, comme dans une mine de charbon. L’enfance s’y perd et les émotions restées en surface peinent à guider l’esprit égaré dans le noir. Influencée peut-être car … le fait est que ce texte est sorti tout seul !

12. Le phare


proposition de départ

Dans notre paysage intérieur, impossible de penser l’horizon sans cet arbre. Il est la sève et l’ombre, solide, profondément enraciné, infatigablement là, épuisé pourtant. Il est un refuge, pour rire, panser ses plaies, reconstruire le monde, se livrer, observer à la loupe les bizarreries humaines. Il est l’écorce et la lumière, sur le tronc, on grave des images intenses qui resteront, quoi qu’il arrive à l’arbre, même s’il est clair qu’il ne peut rien lui arriver, cet arbre-là n’est pas de ceux qui se laissent abattre ou foudroyer. Sur ses feuilles nervurées, on décalque nos parcours, on déplie nos vies. On ne peut imaginer sa disparition, Il est indéfectiblement présent. On ne cherche pas à le répertorier, il n’appartient pas aux essences communes et ne ressemble à aucun autre. C’est un pilier, un phare charpenté dont, de loin, on aperçoit les signaux.

On nous dit qu’il n’est plus là, que dans la clairière, seule une souche occupe l’espace. On nous dit que les parasites qui le rongeaient ont fini par gagner, qu’ils se sont emparés de lui, des racines à la cime et se sont infiltrés dans les moindres de ses pores jusqu’à l’étouffer. On nous dit qu’il est mort, que les botanistes qui en prenaient soin le pleurent, que cet arbre-là les a émus par sa singularité. On le savait, l’arbre lui-même le savait, que ses forces s’envolaient. N’empêche, nulle trace de la souche qui resterait comme témoignage de son passage. Dans notre paysage intérieur, indépendamment du corps qui a rendu les armes, c’est lui qui est là, gravé dans notre écorce, à nous.

Tant de métaphores, un phare, un pilier, un repère, un ancrage, un rempart…

Un arbre pour mettre un peu de distance avec le corps, la maladie, le grand effilochage. Tellement d’adjectifs, solide, inébranlable, indestructible…

Et la difficile évidence qu’il faut se quitter.

11. De la main gauche


proposition de départ

Ton sommeil n’est pas naturel, il a les accents du départ, il est profond, continu, brasse l’air par vagues épuisées, je le sais bien. Tu n’ouvres pas les yeux et pourtant, j’attends un signe. L’infirmier passe, te signale ma visite, ses doigts effleurent ton bras, il te parle doucement, te prend la main, me suggère de m’approcher, se retire. Je n’ose, moi, te toucher. Mon regard te cherche et ne sait où se poser. La solitude flambe entre nous. Tes mains reposent le long de ton corps, paumes ouvertes, déjà amarrées ailleurs, déjà prêtes. Elles ont fait leurs bagages et emportent avec elles ta mémoire tactile, toi qui ne l’es pas, toi qui fuis le toucher et les démonstrations câlines. Ton empathie, ton écoute sont extraordinaires, intuitives, ton oreille est toujours attentive sans que ton corps s’en mêle. Pas de main sur l’épaule ou dans les cheveux, pas de geste, pas de tendresse manifestée. On en rit, on te taquine, on cherche à te toucher et tu te sauves, on cherche à t’embrasser et tu t’écartes, tu t’agaces, presque. Sauf avec l’être aimé, cette femme que tu évoques souvent, que tu as connue avant, vos mains qui ne se séparaient que difficilement et les caresses qui, pour elle, abondaient. Tes mains emportent l’intime, le doux, la force amoureuse de vos rencontres qui s’y est imprimée à jamais. Est-ce indécent de penser à cela alors que tu es en train de nous quitter et que tu es si pudique ? Je regarde encore tes doigts, soignés, jamais dénaturés par un quelconque artifice. C’est ta main gauche qui repose devant moi, et comme une fulgurance, cette chanson magnifique qui te touchait et nous touchait toutes, indissociable de toi, s’impose. Danielle Messia, partie trop tôt comme tu dis. Je t’écris de la main gauche, c’est elle qui faisait les fautes, du moins on l’a raconté. La mélodie trotte dans ma tête, comme un lien invisible entre nous, elle se déplie toute seule, cette histoire de main marginale, non violente. Tout ce dont j’aurais voulu te parler se replie dans mes pensées en une petite bulle qui n’éclatera pas. Ta main tressaille, c’est imperceptible. Est-ce la gauche aussi que tu tendais, le poing fermé, quand tu entonnais l’Internationale, quand tu étais de toutes les luttes, de tous les mouvements sociaux, de toutes les manifs ? Elle se repose à présent de tout cela. Tes doigts sont légèrement écartés, détendus. Si tu étais consciente, je ne te toucherais pas. Ce serait une gêne plus qu’un réconfort. Le seul canal pour te joindre semble pourtant être celui-là. Ne pas partir comme ça, sans rien dire, sans me retourner. Tu sais tout ou presque me dis-tu à chaque fois que l’on se dit au revoir. Que sais-je de toi aujourd’hui ? Qu’y aurait-il à ajouter qu’on aurait oublié ou pas eu le temps de dire ? Mes doigts finissent par rejoindre les tiens. Tu ne m’en voudras pas, je crois. Ils sont doux, tièdes de la vie qui ne t’a pas encore quittée et qui circule, une chaleur qui passe dispense de penser, d’essayer de parler. C’est juste un instant. Nos mains se séparent. Tout est dit.

Voilà deux fois que les ateliers du Tiers Livre me surprennent au cœur d’un moment de deuil. Evoquer le corps, les mains en particulier m’a conduite à écrire cette scène, cet au revoir. J’ai réalisé en écrivant, et donc grâce à la proposition, à quel point les mains contiennent tout. Elles sont le prolongement de notre âme.

La main gauche est la bande originale du film Anne Trister de Léa Pool.

9. Les toilettes du café


proposition de départ

Peu importe les relents, peu importe que ça soit sale, que la faïence se fissure, que les sous-verres qui jalonnent le couloir soient poisseux, que l’ocre du revêtement mural pleure des larmes de plâtre. Cela n’a aucune importance. Au bout du tunnel, les toilettes pour femmes lui offrent la délivrance. Suspendue au-dessus de la cuvette douteuse, elle laisse filer tout ce qui macère, tout ce qui lui retourne le cœur. Dans le miroir piqueté, elle croise son reflet. Avec de l’eau glacée, elle se frotte les mains, les savonne, les rince brièvement, jette le carré de papier dans la poubelle et quitte les lieux.

L’odeur qui plane ici, ne le dérange pas. Elle est si familière. Tout au long du couloir, les affiches périmées, défraichies, annonçant des expos terminées pour certaines depuis plus de dix ans, il les connaît par cœur ainsi que l’ordre dans lequel elles arrivent sur le parcours, les paysages qu’elles suggèrent, les pêcheurs qui replient leurs filets, les enfants qui courent sur la dune, les rectangles rouges et noirs de l’expo la plus abstraite. Il s’attarde toujours un peu devant celle-là… Au bout, le petit box qui abrite l’urinoir des regards. L’eau fraîche, le savon désuet comme il y en avait à l’école du quartier. Il s’essuie les mains sur son jean.

Elle claque la porte derrière elle, tâtonne impatiemment pour trouver l’interrupteur qui lui offrira un semblant d’éclairage. Lex lieux, elle s’en contrefout ! Au milieu du couloir, elle s’arrête, donne un coup de pied rageur aux lambris qui encaissent, indifférents. Elle parle seule, elle parle fort, elle révolte, elle engueule. Au fond, un minuscule lavabo, un robinet sur lequel elle appuie fortement. Elle s’inonde le visage d’eau puis crache sur le miroir, trop haut pour qu’elle y voit son menton et sa bouche. Sa salive coule à pic sur le verre piqué d’humidité. Elle fait encore les cent pas dans le corridor, hésite à partir, gueule une dernière fois et sort comme elle est entrée, sans pitié pour la porte qui tremble sur ses gonds.

Ce n’est pas le lieu auquel j’avais pensé au départ qui est resté. J’ai donc abandonné la terrasse pour me tourner vers les toilettes, témoins de tant de confidences solitaires, de tant de chagrins et d’espoirs. C’est un lieu à la fois impersonnel et intime qui ouvre des portes et offre protection et asile. C’est aussi un lieu facilement transposable car tellement universel ! Toilettes d’avion, de grand hôtel, toilettes publiques… Il peut s’y tramer, des choses de la vie ! Pourquoi pas y imaginer un huis-clos ?

8. Jeux d’ombres et de lumières


proposition de départ
intérieurs / casino

Ambiance bruyante, et pourtant, feutrée, moquette au sol ; chromes et parois vitrées protègent, dans des décors de pacotille, des figurines issues de la faune sauvage, des contes traditionnels, des séries-cultes ou du show-biz. Les gains se déclenchent, les pertes s’accumulent. Les machines forment une chaîne de montagnes russes. Elles absorbent des billets de banque comme un ogre n’ayant pas vu de chair fraîche depuis des semaines et se gondolent au nez de ceux qui guettent les combinaisons miraculeuses, jouent avec le feu et repartent, un tantinet voutés. Omniprésente, l’enfance est muselée et moribonde.

intérieurs / cinéma

Sièges rouges élimés. Pas de place ici pour les grands. Position de repli obligatoire. Au mur, entre les appliques défraichies, des portraits se côtoient : Gabin, Ventura et Blier alignés sur un pan, Morgan, Schneider et Fossey leur faisant face. Parité et séparatisme. Le cadre abritant Brigitte Fossey est fendu sur la moitié de sa diagonale. Il est comme ça depuis des années. La brisure fait partie du décor. Sur l’écran, de l’Art et Essai, du noir et blanc, des hommages, des saluts, des images qui chatouillent les consciences et les âmes.

intérieurs / toilettes du café

Les toilettes du bistrot sont à son image, pas irréprochables. On y accède par un corridor étroit, lambrissé sur sa partie basse et recouvert, plus haut, d’une toile de verre fatiguée. Sur l’ocre, écorché par endroits, quelques éclats de plâtre. Des affiches, généreusement scotchées, annoncent des expositions terminées depuis cinq ans. Au bout du couloir, un petit lavabo, savon oblongue fixé sur une tige rotative, distributeur de carrés de papiers, poubelle en plastique noir, à pic. À droite les femmes, à gauche, les hommes. On aperçoit un urinoir enkysté de taches jaunâtres.

intérieurs / labyrinthe

Echappée possible. Vitre. Virage à angle droit à gauche. Vitre. On jurerait que. Mais la sortie n’est qu’un mirage. Voies sans issue, trompe-l’œil. Des parois transparentes faites pour claquer son bec et ses ailes. Inutiles, les miettes et gravillon du Petit Poucet. Demi-tour, à droite peut-être. Prière de marcher les mains en avant pour ne pas se cogner. L’air libre est à portée de cris, ceux qui sont dehors s’esclaffent alors qu’à l’intérieur l’étau se resserre, on a chaud, on transpire, on voudrait rentrer, on regrette l’attraction. Au pied d’une paroi, un hochet, tombé d’un sac.

extérieurs / jardin

Au bout du jardin, se dresse un mur, perpendiculaire à une petite dalle, lézardée et mangée par le temps. Le ciment écaillé est un archipel, dans lequel on peut facilement s’absorber et se perdre. Peut-être y avait-il ici une pompe, peut-être était-ce un lieu de lessive ou de toilette, un baquet fumant posé sur le sol. Au mur, une jante de voiture sert de dévidoir pour un tuyau d’arrosage. Sur la dalle, la végétation tente sa chance. C’est la mousse qui gagne la partie.

extérieurs / braderie

Les avenues, les boulevard sont méconnaissables, qu’ils portent le nom de Victor Hugo ou de Jean Baptiste Lebas. Des existences s’entassent sur les trottoirs et dans les caniveaux. Des jouets, des cahiers, des vêtements, des outils, du neuf, du rouillé, du patiné, du précieux, du cher, du donné. Les odeurs se croisent, merguez, huiles essentielles, moules, sueur, burgers, urine. Tongs, baskets, sandales, arpentent, font des pauses, se couvrent de poussière. Les objets changent de main. Les vies se vident et se vendent au son d’air de musette sortie d’un 78 tours qu’on ne pensait plus capable de rien.

extérieurs / terrasse du café

La table rectangulaire est humide de désinfectant prodiguée par une lavette énergique. Autour d’elle, quatre chaises ont été remises en place et attendent le client. Ce sont des chaises en osier au tressage serré noir ponctué de rouge. Sur la table ronde, tout juste désertée, un guêpe se noie au fond d’un demi de bière. Des emballages de skis au chocolat, chiffonnés, ont été entassés dans le cendrier. Les bâtonnets sont disposés en triangle, des éclats de biscuits apéritif sont devenus bouche, nez et regard salé. À l’écart de la terrasse, deux chaises ont été placées en vis-à-vis et semblent échanger des confidences.

extérieurs / parvis de l’église

La pierre est fatiguée des siècles qu’elle a traversés. La bâtisse pourtant est solide et charpentée. Une forteresse de la piété qui impressionne encore par les marches qu’il faut gravir pour accéder au porche. Tachées de quelques fientes de pigeons, elles sont luisantes et glissantes quand il pleut. Sur le parvis, des bancs, des parterres de roses, un tilleul, des maisons basses qui tiennent conseil, en demi-cercle. Les jeux d’ombre et de lumière sont facétieux. Le soir venu, des projecteurs se relaient pour mettre en valeur les anges et les diables qui surgissent.

Un exercice intéressant, ces lieux. Les vagabondages estivaux donnent quelques idées, on imagine des scènes, on ajuste des endroits où un drame pourrait se jouer, une action se mettre en branle, un personnage se trouver sous les feux de la rampe. Tout est encore calme…

J’ai « triché » un tout petit peu en écoutant la proposition 9 alors qu’il me restait deux lieux à construire. J’ai essayé de ne pas en tenir compte. À l’instant où j’écris ce codicille, je n’ai pas encore décidé dans quel paragraphe sera embringué mon personnage.

7. Trou noir


proposition de départ

Sur le moment, il ne s’en souvint pas. Trou noir. Peut-on oublier le prénom d’une femme avec qui vous avez vécu (ou qui a vécu avec vous). Dans le hall de la mairie, les cartes sont brouillées et deviennent un jeu d’une rare abstraction, sans atout ni pioche. Qui est cette femme dont je viens déclarer le décès ? Je romps tant de ponts, tant et tant, je la distancie tellement de moi que nous sommes devenus intrinsèquement étrangers l’un à l’autre, vous comprenez, étrangers par nature. Je suis un personnage tombé dans son escarcelle sans que, ni elle ni moi, n’ayons dit mot pour y consentir. L’employé le regarde, suspendu à lui, incrédule sur le fait qu’il ignore l’identité à consigner dans le registre des morts. Conscient du malaise, Julien sort de son blouson la carte d’identité de la défunte, la tend au jeune homme qui s’absorbe dedans pour en recopier les détails. Lucienne Thérèse Jeanne, oui, bien sûr… Seize ans de leur vie, les seize premières, pour lui. Julien resta sans voix aussi quand, il y a deux ans, le médecin l’appelle, lui demande de passer à son cabinet. Le verdict tombe, perte d’autonomie, pathologies accumulées, trop de sucre, trop de gras, les bouchons des artères qui menacent de sauter, la mémoire qui s’effiloche. Elle n’a que vous. Le regard du Docteur Tong est limpide. Il sait. Il connaît la vie qu’ils ont eue, asphyxiée et captive. Il se renseigne. En périphérie, il y a une maison où elle serait bien. Julien la conduit là-bas, lui explique qu’elle y sera bien. Petit, il voulut voir sa mère, plusieurs fois, souvent. Il demande, il insiste. Qui est cette femme ? Lui a-t-elle accordé un seul jour de sa vie, a-t-elle fait une tentative avant de le confier à sa propre mère ? Lucienne ne répond que par une exaspération marquée pour le dissuader de l’interroger encore. Il interroge encore. Pourquoi ? Cette maman n’en est-elle pas une ? Lui a-t-on enlevé son enfant ? Est-ce une sorcière ? Est-elle morte ? Un soir, il aperçut une femme dans la cuisine. Penchée vers Lucienne, elle parle bas. Est-ce que c’est elle ? Pourquoi ne demande-t-elle pas à le voir ? Julien l’observe, ne dit rien, se recouche avec ses fantasmes. Pendant des jours, il épie. Reviendra-t-elle ? La vie reprend. La jeune femme, sans s’effacer vraiment, se perd. Avec Lucienne, il se brida et apprit à se protéger de tout. L’extérieur est un danger et une farce. Sortir, c’est s’exposer aux malfaisants, aux maladies, au vol, au détournement, aux ennuis. Reste ici. N’apprends pas trop vite à marcher car ensuite tu courras. N’a-t-il pas, docteur, un petit retard à la marche ? Lucienne, tant qu’elle le peut, dit non aux sorties de classe, non à tout. Il raisonna sa vie, lui intima de faire taire ses appels pressants. Shooter, pédaler, ce n’est pas pour lui. Lucienne est responsable de lui, il ne doit pas l’oublier. Il renonce ainsi aux châteaux de sable, aux parties de billes. Les châteaux de sable finissent par s’effondrer de toute façon et patouiller là-dedans, c’est sale. Quant aux billes, on ne sait pas où elles ont traîné. À quatorze ans, il s’enfuit, partit en bus. Il se sauve, il détale. Tout inconnu est bon à prendre. Direction le Sud. Mille kilomètres entre eux, c’est le minimum. Il a quatre-cents euros sur lui, dérobés un peu à la fois à sa grand-mère. Quelle importance. Il est hors de portée. Il vient d’entrer dans l’orbite d’une vie neuve et sans entrave. Dans le bus, il se laisse aller à pleurer. À Marne-la-Vallée, on le fait descendre, il faut rentrer. Le docteur Tong intervient. Julien sera mieux dans un foyer. On monte un dossier. Il quitta l’appartement peu après. Lucienne tempête et maudit le médecin, le système et l’humanité.

Passé simple, pas si simple, pas un passé si simple. Quel personnage choisir ? Quelle tranche de vie ? Une biographie ? Un an ou un jour ?

Ces phrases au passé simple sont des intitulés qui rythment et nourrissent le texte. Elles contribuent aussi à le structurer. Les temps s’entrelaçant, les époques se conjuguent plus facilement et la linéarité du récit est plus facile à rompre. Beaucoup de plaisir sur cette proposition.

6. Lucienne


proposition de départ

Les prétendants sont innombrables, arborant leur auréole sur le calendrier, nichés entre les termes techniques des encyclopédies, dans les livres de poche, sur les écrans géants, dans les faits divers. Ils appartiennent à des rebelles, à des garçons et des filles de mauvaise vie, de petite vertu, à des artistes qui nous émeuvent ou nous hérissent. Ils contribuent au sel de nos familles, sont lourds de sens, ressuscitent les morts, ils sont longs, courts, composés, sophistiqués, évoquent un milieu, suscitent un préjugé. Ils sont sans frontière et traversent le temps.

La plupart cependant s’éliminent d’eux-mêmes et ne se présentent pas au casting. Un seul sera élu, apparaissant comme une évidence ou, au contraire, sera soupesé, longuement comparé à ses concurrents. Ainsi Lucienne, qui a coupé les ponts depuis longtemps avec l’ici et le maintenant et est arrimée à un hier tenace, aurait-elle pu s’appeler Germaine ou Thérèse mais certes pas Kimberley ou Nolwenn. Jeanne ne lui serait pas allé non plus, trop aérien. Lucienne est une terre à terre. Peut-être cependant Jeanne apparaît-elle sur sa carte d’identité à la suite du prénom de sa mère, Jeanne, une marraine peut-être, qu’elle aurait peu connue. Lucienne Thérèse Jeanne. Le prénom retenu pourra se voir décliné en surnom, pseudo ou en… pour les intimes. C’est à réfléchir car une Lucienne pourrait se voir appeler Lucie, Lulu, voire Lu… Comment prendrait-elle cela, la Lucienne, de voir son prénom ainsi déformé ? Je la connais à peine. Mais les premières lignes qui la dépeignent augurent peu de souplesse. L’avenir du texte, l’avenir de Lucienne elle-même dira comment on la nomme au quotidien, dans son intimité, si des mots reviennent du creux de son enfance ou de ses amours.

Choisir un nom parce qu’il sonne, qu’il résonne, qu’il évoque, parce qu’il s’ancre dans une époque, dans un imaginaire ? Restent entre mes lignes beaucoup de personnages non nommés, pas anonymes pour autant et pas de si second plan. Ce sont ceux qui peuplent nos vies, qui forcent nos rencontres. Dans les textes, ils plantent le décor, le portent dans leur allure, leur gestuelle. On ne veut pas trop vite les enfermer dans une identité alors qu’ils volent encore de leurs propres ailes.

5. peler une pomme


proposition de départ

Louis n’a pas le bon couteau, il n’a jamais le bon outil. Couper la pomme en quatre est une éventration et produit des quartiers difformes et inégaux qui se défilent comme des anguilles et glissent jusqu’au sol. Le jus sucré se colle à ses doigts et à la lame épaisse et lisse qui ne vaut que pour les tartinades. La peau se retire en lambeaux grossiers et irréguliers. Louis a perdu la moitié du fruit.
Peler sa pomme est le rituel de Geneviève entre le petit déjeuner et le repas de midi, une pause qu’elle s’accorde. Toujours la même lame, fine et aiguisée, sortie d’un canif patiné qui a traversé les générations. Un geste sûr et lent, tant de fois observé et tant de fois répété. Un ruban régulier qu’elle ne quitte pas des yeux, qui se déplie, se déploie et se dépose sur la planche en une dentelle translucide qui reproduit la forme du fruit.

Avant d’éplucher sa pomme, Julien la tâte, la caresse, la soupèse, la fait passer d’une main à l’autre, telle une balle de jonglage orpheline avant de la séparer en quartiers réguliers, les pèle ensuite soigneusement et guette sur la chair la moindre tache brune qui trahirait un défaut. Quand il en découvre une, d’une chiquenaude, il l’élimine avec la pointe de la lame. La pulpe est alors d’un jaune immaculé.

Avant tout, Sylvie tourne la queue en récitant l’alphabet jusqu’à ce qu’elle se détache. Qui l’aime ? F. F comme Frédéric ? Colère noire, elle tranche la pomme à la serpe et l’épluche sans anesthésie.

La reinette clochard vient de son verger. Pas question de l’éplucher. Encore chaude de soleil, elle se love dans sa main. Paulo caresse avec tendresse ses petites taches de rousseurs avant de la faire disparaître dans sa bouche gourmande. Elle en ressort avec la marque de sa mâchoire d’ogre. Il la croque ainsi jusqu’au trognon qu’il jette dans les fourrés, faisant le bonheur d’une colonie de fourmis qui se répartit immédiatement la charge.
Léa n’aime pas les pommes. Le fruit lui tombe des mains. Participer à la sempiternelle compote alors qu’il ne rêve que de fruits d’été. Peler pour ajouter sa contribution parce qu’allez, tout le monde s’y met ! Elle coupe les cheveux en quatre, ses épluchures sont des confettis, ses mains se crispent sur un fruit devenu martyr.

Qui a mis cette lame entre les mains du petit ? Les doigts potelés s’essaient à la mise à nu d’une des Golden promises à la tarte du goûter. Le canif étincèle, transmis par l’ancêtre dont l’enfant balbutie parfois le nom en regardant une photo passée, posée sur la commode. Jack attaque la peau par une large entaille. La pomme, qu’il a déguisée tout à l’heure avec du caramel, laisse couler une larme. Il entaille un peu plus, puis encore, par petits à-coups. Jusqu’à cette touche de rouge qui se mêle au sucre de la pomme. C’est l’enfant à présent, qui pleure. Qui lui a mis ce canif entre les mains ?
Jérémy prépare la pomme comme une condamnée. Il lave, l’essuie, la fait luire, insensible aux suppliques du fruit et aux railleries du public. Il installe ensuite la pomme sur l’échafaud et lâche le couperet, sans sommation, une lame digne d’un sabre qui la coupe instantanément en deux. Il scalpe ensuite les deux parties, leur ôtant leur dérisoire protection. L’exécution terminée, il reste à consommer la chair, gorgée de sucre.

Fin de marché. Au centre, réunis dans des cageots entassés, les fruits éclatés, pas vendus, pas vendables, les foutus, la nourriture aux cochons. Ne pas se précipiter mais ne pas non plus laisser le meilleur aux autres, avancer jusque-là, mettre de côté sa fierté et plonger à pleines mains dans la réserve. En remonter une pomme moche, un peu molle, la regarder en face comme on regarde sa vie. Sortir de sa poche intérieure un opinel qui a déjà bien baroudé, peler la pomme. Assis sur la bordure du trottoir, y goûter pendant que la voiture de nettoyage brosse à grande eau la place pour la rendre à elle-même.

4. arabica/robusta


proposition de départ
arabica

Les dernières gouttes de café bruissent à la surface de la verseuse sur un tempo familier. Le parfum moelleux de l’Arabica est rassurant. Lucienne laisse la chaleur de la tasse se transmettre à la peau fine de ses doigts. Elle la tient d’une main et, de l’autre, écarte un peu le store orangé de sa chambre de la boiserie. À pas feutrés, la nuit va laisser la place et la lumière changer de draps. Il est à peine cinq heures, la cité dort encore. Par sécurité, cependant, Lucienne ne se montre pas. Elle a toujours préféré le confort des intérieurs, les tissus enveloppants, les meubles gardiens de secrets, les vapeurs aromatiques des repas qui mitonnent, aux appels du dehors. Et lorsqu’elle sort, elle est insaisissable, dans les contrejours qui abritent des regards et dans les ruelles dans lesquelles elle se presse aux heures où personne n’y est.

Aucune couverture nuageuse ce matin, d’ici 10 minutes, le soleil arrivera en s’étirant. Depuis dix jours que la météo est au grand beau temps, c’est un festival. Un cadeau pour Lucienne, dont elle ne dit mot. Se lever juste avant l’aube pour assister à son accomplissement, au creux de quelle oreille la confidence se murmurerait-elle ? Dans quels chuchotements feutrés pourrait-elle évoquer son rendez-vous fidèle avec l’immuable passation ? Auprès de qui pourrait-elle s’épancher, elle qui laisse si bien filer le sensible ?

La première gorgée de café est une caresse, le temps est suspendu. La cité ne manque pas de charme à cette heure-ci, alors que la nuit baisse la garde. Personne encore ne promène son chien ou ne se regroupe en petits noyaux bavards. La petite allée qui fait le tour des quatre immeubles est un couloir de velours grisonnant qui deviendra rosé tout à l’heure. Les oiseaux ont noté l’imminence de la symphonie et s’offrent un tour de chant. Lucienne prend un autre café et revient à la fenêtre. Elle l’entrouvre cette fois, juste assez pour laisser entrer un peu d’air.

Le voilà. Elle dit, le voilà, comme elle le dirait d’un ami, d’un amant dont elle connaîtrait les habitudes, le voilà et dans sa voix émerge le beau.
Le soleil se déploie en baillant, il arrive, timide d’abord, hésitant. Elle ne le devine qu’entre les blocs des Platanes et des Chênes, puis il embrase les Oliviers. Frivole, il continue son ascension, alors que déjà le paysage se transforme. Lucienne, unique témoin de la métamorphose, se laisse charmer. Puis, majestueux et franc, il rayonne, éclaire les bancs, il enrobe le carré de pelouse, il enlace tout.

Ce soir, le crépuscule, côté séjour, sera grandiose, couleur de lave, mais refermera le jour sur une ruche. Sur les balcons, sur le terrain, sur les perrons des immeubles, ça ne sera que babillages. L’attention se portera ailleurs, aux affaires humaines. Lucienne n’y assistera pas. Elle sera à l’intérieur, devant un écran peut-être, à l’abri.

Pour l’instant, l’alliance du café et de l’aube la portent. Le miracle est éphémère, elle le sait, elle le déguste à petites gorgées.

robusta

Le café est passé, son odeur est âcre et il est noir comme une encre indélébile. Lucienne l’aime très corsé, celui du matin, de l’aube pourrait-on dire, il est à peine cinq heures. Encore une nuit, trimballée par des rêves et des heures d’insomnie. Heureusement, Lucienne n’a pas besoin de beaucoup dormir et elle est régulièrement sur pied avant le lever du jour.

Le liquide transmet sa chaleur à une tasse qui lui brûle instantanément les doigts. Sa peau est tellement usée qu’on a l’impression de voir, à travers elle, ses phalanges. Lucienne n’est pourtant pas maigre, mais ses mains sont impactées par les détergents qu’elle a utilisés toute sa vie et dont elle se sert, encore aujourd’hui, pour garder l’appartement impeccable. De sa main libre, elle écarte le store, défraîchi et rêche comme de la toile émeri, de la boiserie de sa chambre.

En bas, il n’y a personne, pas de gosse qui piaille, pas de grappes d’habitants qui commèrent, pas de chiens qui déposent leurs crottes dans l’herbe, sous les yeux de leur propriétaire, qui justement regarde ailleurs. Dans quelques heures, ce ne seront que cris qui remonteront jusqu’aux étages, éclats de rire et couinements des animaux surexcités auxquels on intimera le silence en criant plus fort qu’eux.

Lucienne le sait bien, dans une cité, on ne peut vivre tranquillement que si on vit reclus. Se planquer, en sortant le moins possible. Rester à l’intérieur, dans ses meubles, ses souvenirs, ses murs de béton, sa forteresse, sa citadelle dans laquelle personne n’est admis, ou presque. Pour ce qui est de ses sorties, elles se limitent au strict nécessaire et Lucienne s’arrange pour ne mettre le nez dehors que quand les rues sont désertes. Le supermarché est tout près et elle y est avant l’ouverture. Elle n’y croise que des personnes qu’elle ne reconnaît pas et ne cherche pas de contacts particuliers.

La première gorgée de café échaude sa langue. Voilà le soleil. Fidèle au poste. Il arrive entre les Platanes et les Chênes puis il s’emparera des Oliviers. Le spectacle n’est pas désagréable. Le seul que s’offre Lucienne, quasiment tous les matins. Elle ne se montre pas. Voir sans être vue. Ce soir, par contre, elle ne regardera pas le crépuscule. Trop de monde en bas, du bruit, des palabres interminables. Que peuvent bien se raconter les gens ? Rien qui l’intéresse, elle. Chacun sa vie, rien à ajouter. À cette heure-là, Lucienne préfère nettement être à l’abri des autres.
Pour l’instant, elle remet le store en place. La lumière cassante du soleil l’éblouit déjà. Elle retourne à la semi pénombre de la cuisine et se sert un deuxième café.

Indocile codicille … jouer avec les sonorités, jouer avec les mots. Parler soie ou papier de verre, râper, poncer, lisser… Parler doux, parler dur, que fait-on du doucereux et de ce cachent les gants de velours ?

3. laisser derrière soi


proposition de départ
Laisser derrière soi, rythme roman

Parle-t-on d’un coup de tête lorsqu’une idée mûrit depuis des années, à tel point qu’elle semble innée ? Pour Julien, c’est une certitude, il est né avec le germe du départ, comme un attribut physique, un reflet roux du cheveu, une rondeur de fesse, un reflet noisette dans les yeux. Le désir palpite dans les plus éloignés de ses souvenirs, fenêtres ouvertes aux quatre vents, rails sans aiguillages, juste les infinies parallèles, des sensations nettes. Rien à voir avec les récits qui ont traversé la famille et les bribes qu’il s’est approprié à force de s’entendre dire qu’elles lui revenaient. Quand on lui oppose qu’on ne peut rien piocher du tout dans une mémoire si ancienne –– est-il d’ailleurs question de mémoire ou d’élucubrations –– il se tait. C’est ce qu’il a toujours fait, se mettre à couvert et observer. Petit, on le décrivait comme mutique et la psychologue scolaire guettait l’émergence de la parole comme un signe qui lui permettrait de sauter dans le grand bain, image que du haut des cinq ans qu’il avait à l’époque, il avait parfaitement saisie et qui l’avait aussitôt hantée.

Julien parlait. Dans un écrin discret, il réunissait des interlocuteurs dont il n’avait ni à se méfier ni à réévaluer, chaque jour, la qualité de leurs sentiments. Il leur attribuait des noms, des caractéristiques. De chaque membre du groupe, il connaît encore aujourd’hui les identifiants et les valeurs. Les élus n’avaient pas de sexe et étaient désincarnés, étrangers à toute apparence humaine fantasmée. L’un deux, baptisé Cléo avait un fort accent italien. D’où provenait-il, de quelles profondeurs du grand bain ?

Dans le bus qui va lui faire traverser la France, il revoit le visage de Madame Bochel. Il avait passé avec elle des tests, pour mesurer son intelligence et ses capacités de communication. Il avait pris garde à laisser son visage fermé. Il avait pour cela deux clés essentielles : trouver un point d’appui pour son regard et caresser lentement la pulpe de son pouce droit avec son index. Il se souvient parfaitement de la scène, des détails du bureau, de la photo de Madame Bochel avec deux jeunes enfants, du bruit de son stylo alors qu’elle faisait machinalement entrer et sortir la bille en le regardant. Une reproduction de Klimt était accrochée sur le mur côté couloir. Julien avait fixé l’image, obstinément, refusant de jeter un œil aux évaluations et encore moins d’y prendre part. Il avait apprécié que Madame Bochel le prenne au sérieux, il en avait pleinement conscience. Elle n’avait pas inutilement multiplié les encouragements et elle lui avait livré, en adaptant son discours, ses conclusions. Tu comprends parfaitement ce qu’on te dit, tu sais parler mais tu n’as peut-être pas envie qu’on t’entende. Il est même bien possible que tu saches lire avait-elle ajouté après une courte hésitation. Il ne l’avait pas détrompée mais était resté indéchiffrable. Elle lui avait alors brièvement parlé de Klimt, l’invitant à s’approcher et à observer l’homme et la femme enlacés. Julien était reparti avec l’image du Baiser et de ses dorures. Klimt était devenu un ami privilégié, entré dans le cercle sans avoir montré patte blanche, mais il n’y avait fait qu’une incursion minime, ne parvenant pas à y trouver sa place.

Le visage appuyé sur le carreau –– il a dû renoncer à la banquette du fond pour lui seul dont il rêvait et qui faisait partie intégrante du voyage –– Julien laisse affluer ce qu’il laisse derrière lui. Il ne craint pas de regretter quoi que ce soit, l’asphyxie, la vie refermée sur elle-même qu’on tentait de lui faire avaler comme une couleuvre, l’appartement, les visages, les odeurs, l’encaustique qui grignote le vivant. Au fil des kilomètres et du sommeil léger qui l’envahit, des visages et des lieux se superposent, de mini rêves font tressaillir ses paupières. Sa vie se rembobine. Elle tire, de manière aléatoire, des cartes qu’il a eues en main ou qu’on a posées pour lui sur le plateau de jeu.

Laisser derrière soi, rythme nouvelle

Julien est né avec, certains viennent au monde comme ça, avec un Adieu aux lèvres. Partir aujourd’hui, cesser de lanterner, de remettre, de trouver des prétextes. Tourner le dos à tout, à tous, à la cité livide et à la petite vie. À la gare routière, prendre le premier bus de la journée, peu importe où il va. Sa carcasse est déjà une enveloppe, elle ronronne, semblant l’attendre. Julien se sent en sécurité, la banquette du fond est libre, il enlève ses chaussures et s’allonge. Les grands espaces affluent déjà. À ses pieds, un petit sac de toile. Tout ce qu’il a est là-dedans. Ce à quoi il tient vraiment est un trésor immatériel et fait l’objet de trop de chaos. On ne transporte pas sur son dos un kaléidoscope de son existence, des blocs qui se déplacent et tracent des voies imprévisibles, on le garde dans d’autres profondeurs. Ce soir, il sera loin. À l’extérieur, l’autoroute défile à un rythme régulier. Les pointillés blancs qui s’égrènent sont un métronome.

Le départ s’est passé facilement. Sortir de l’appartement d’abord, longer le long couloir jusqu’à la porte d’entrée, la refermer sans bruit, préférer l’escalier à l’ascenseur ; comme un chat, s’éloigner du quartier rejoindre le centre, atteindre la gare routière, prendre le bus de cinq heures, celui qui traverse la France. Le soir-même, débarquer à Marseille. Aviser ensuite. Avec l’argent qu’il a en poche, il a de quoi voir venir. Dans trois jours, Julien aura quatorze ans.

2. 124/C


proposition de départ

Les stores sont continuellement baissés. Quand il fait gris, la luminosité dans l’appartement doit être quasiment nulle. La fenêtre principale, celle du séjour, abusivement mais communément appelée baie vitrée, est un hublot occulté. Tous les appartements sont identiques, empilés comme les planchettes d’un jeu de construction, les balcons formant des échelles de fer et de ciment et les lucarnes réservées aux salles-de-bains avec toilettes dans la pièce, une mosaïque fade. Certaines familles habitent ici depuis des années, parfois depuis la sortie de terre de l’immeuble. On ne se sent pas en insécurité ici et tout le monde veille à ce que les petites crapules qui tentent de dealer sur le terrain de jeu soient remises en place et aillent vendre leur poison ailleurs. Le quartier n’est pas en zone rouge ni dans le viseur de la BAC ou des services sociaux. Sur chaque balcon, des vélos, du linge étalé sur un tancarville, quelqu’un qui fume ou qui téléphone. Quand on se connaît, on se retrouve en bas ou les uns chez les autres. On partage des paquets de biscuits, on fait du café ou du thé, on ouvre des cannettes. Les jeunes discutent dehors, dans les escaliers ou dans les locaux à poubelles. Mais ceux qui sont fraîchement parachutées, on les laisse venir, on respecte leur intimité et on ne leur force pas la main pour nouer des relations. Le balcon de l’appartement 124, entrée C, premier étage, n’est pas encombré et sur les deux mètres carrés à l’air libre et il n’y a pas d’allées et venues. Le T3 est occupé par une vieille avec deux gamins qu’on ne voit que rarement, sans doute ses petits-enfants. Ils ne font partie d’aucun clan et ne slaloment pas autour des blocs avec une trottinette ou des rollers. Personne ne connaît même leur prénom. Ils ne vont pas à l’école du quartier mais à Chateaubriand, trois cents mètres plus loin, là où ils habitaient avant. Il paraît qu’ils rasent les murs et qu’ils avancent, tête baissée. Le petit doit avoir dix ans, il n’est pas bien épais. Ce qui se trame derrière la porte, cela ne regarde personne. Vu de l’extérieur, il semble simplement que la vie n’y travaille dans le sens du poil. Aucun occupant de l’entrée C n’envie, sans les connaître ni vraiment s’en préoccuper, les existences des occupants ce logement-là. S’il y avait de la violence, ce serait plus facile, il y aurait des observations tangibles, de quoi alerter les flics ou l’assistante sociale. Tandis que là… rien ne filtre. Des brimades ? Une vie en goulot d’étranglement ? Des suppositions, comment savoir ? Les enfants ne traînent pas et on n’entend jamais de bruit. Ce sont presque les voisins idéaux. Qu’est-ce qu’on dirait si on nous posait des questions ? Il n’y a rien à signaler. On ne peut porter sur ses épaules tous les petits malheurs du quartier ni s’immiscer dans les territoires privés de tous les locataires sans leur consentement. N’empêche, quand on fixe la porte du 124 ou le balcon désespérément vide avec son store défraîchi qui fait écran, c’est la vie moche qui transpire.

1. le nouveau


proposition de départ

Le nouveau n’est pas tranquille, ça piaille dans sa tête comme dans un poulailler à l’arrivée du fermier qui vient sacrifier des poulets pour le marché du lendemain. Il voudrait tout, aborder tout le monde, s’approprier l’espace, entrer de plain-pied dans un des groupes qui jalonnent le terrain, sans s’excuser d’exister, ajouter dans un des cercles, sa silhouette et une fois là, s’ébrouer sous son meilleur jour. La tempête est lancinante cependant sous la touffe de cheveux bruns qu’il a enduite de gel. La cacophonie pousse le désordre à l’extrême, un bruit intense s’immisce entre ses oreilles, anéantit son potentiel de raison, le fil conducteur soigné qui devait l’aider à entrer en matière, à établir un contact. Il a une trouille bleue, il la ressent physiquement, la soif, la sueur, le coton qui s’effiloche dans ses membres. À deux grandes enjambées de lui, un garçon improvise un rythme sur des boîtes de conserve retournées, des gueules métalliques, contenants de kilos de macédoine qui ont fini dans les plats en alu de la cantine des centres aérés, d’autres plus petites, des rations pour appétits chétifs. Le tout est soigneusement solidarisé par une cordelette torsadée et des nœuds étudiés et constitue une batterie qui ne cédera rien avant la fin de l’été. Les mains du garçon se déplacent avec agilité sur le métal oxydé. Son esprit, détaché de ses doigts, voltige et vagabonde dans l’inventaire de ce qui pourrait compléter son instrument : des couvercles de marmites et de petites casseroles pourraient être des cymbales acceptables, il fera le tour des popotes défraichies qu’on voudra bien lui donner, il les testera, les fixera sur des pieds, leur laissera de la souplesse, il faudra que ça sonne, que ça donne, pour les pieds, il récupérera des tiges dans la benne à ferraille, il réunira également des verres, des coupes, des flûtes et des chopes ; partir à la recherche de tout ça, et des baguettes aussi. Le rythme s’accélère, les doigts s’écarquillent, le cœur du garçon, à l’unisson des à-coups, s’emballe. Derrière lui, ce jeune qu’il n’a jamais vu. On n’a pas idée d’être vouté à ce point, c’est un vieux dans un corps de môme. Un groupe de filles quitte les lieux. Elles rigolent, complices d’on ne sait quel complot. Elles sont tout à elles, leurs six cerveaux parlent d’une seule voix et, à l’instant, n’en forment plus qu’un, hilare. Elles passent de l’herbe au bitume, cueillent une cannette de coca avec laquelle elles se font des passes et que la plus jeune du groupe lance vers le panier de basket. Elle la rattrape à la sortie du filet et sautille sur place, fanfaronne. La fenêtre de sa chambre au dixième étage de la tour des Tilleuls crée un point d’éblouissement dans lequel elle laisse flotter son regard jusqu’à créer un phosphène qui la suit alors qu’elle court pour rattraper les autres. Le nouveau, lui, n’est pas à l’aise. La boîte de coca atterrit dans la poubelle qui est face à lui. Celle qui l’a jetée lui a lancé un regard furtif et hésitant. Lui dire quoi ? Elle ne le connaît pas. Elle parle peu aux garçons, ils n’ont pas les mêmes codes. Celui-là charrie, il se détourne, baisse les yeux, dans ses poches il agite ses doigts. Elle l’observe, le détaille, a vite fait, il est plus âgé, l’ignorer ou s’arrêter et s’encombrer d’un timide ? Les autres l’attendent, ses sœurs, ses cousines, ses amies. Ça pourrait les faire rire, ou râler, dans le doute, elle les rejoint et renonce aux paroles qu’elle aurait pu prononcer. Le soleil a encore quelques belles heures devant lui, des jeux d’ombre se projettent sur l’écran géant du terrain rectangulaire encastré entre quatre immeubles bleutés, le bitume est brûlant par endroit et l’herbe pelée. Sur un banc, une mère effeuille distraitement son portable tandis qu’une gamine escalade une cage à poules, traverse un pont de singes aux lattes fendillées et rampe dans un tunnel de plastique. Quand sonne l’appel, il est l’heure, descends maintenant, la petite veut rester encore, monte un échelon de plus. Lorsque sa mère, sa grand-mère peut-être, se lève et fait mine de venir la chercher, elle pousse des cris stridents qui se mêlent au frappé métallique du batteur amateur. La main de l’adulte agrippe les vêtements de l’enfant qui se refuse à la docilité et à l’obéissance, elle en veut encore de la vue imprenable qu’elle a depuis la plate-forme de la cabane suspendue et sa mère, sa grand-mère peut-être, l’appelle-t-elle maman ou mamie, attend en bas, brandissant un goûter comme appât, un aveu de son impuissance qui renforce le refus de descendre de la fillette et cimente sa détermination. Le nouveau s’enferme dans sa propre tour. Sa fenêtre, dans un autre immeuble, donnait sur un autre terrain auquel il n’avait pas accès, trop dangereux, trop tôt ou trop tard, trop chaud ou pas assez, bonnet de laine en été, socquettes en hiver, ridicules, fagotés comme des clowns, lui et sa sœur, son aînée, qui n’y pouvait rien. Sa grand-mère avait peur de tout, n’avait confiance en personne, ne descendait ses trois étages que pour aller à la pharmacie ou au hard discount, aucun accès à leur mère qui se souvenait à grand peine d’avoir enfanté. Leur grand-mère les élevait et les enfonçait, lui surtout, lui disant, sans conscience de le blesser, car elle n’était pas méchante, qu’il aurait mieux valu, pour lui comme pour elle, qu’il ne naisse pas. Fermer, enfermer, enlever toutes les clés de tous les champs de tous les possibles, étouffer, recouvrir de fin de non-recevoir, le désir. Jusqu’à six ans l’obliger à traverser en poussette le quartier pour ne pas avoir à lui courir après, le considérer comme handicapé, s’étonner plus que se réjouir de ses progrès. Avait-il, lui, une latitude d’opposition comme cette petite rebelle sur son perchoir ? Dans ses narines, il a encore l’odeur de l’appartement, un mélange de javel et de cire. Elle ne le quittera jamais. Il en rêve la nuit, de cette odeur.

Quand le nouveau rouvre les yeux, le terrain l’éblouit. Le batteur, dans son coin, cherche une cadence neuve et l’enfant s’époumone. Il sort alors de sa poche un harmonica, survivant d’une parcelle d’enfance précieuse, un cadeau concédé par le hasard, un clin d’œil de la vie qui a échappé à la vigilance de l’aïeule. Sur une butée de béton, il s’assied. Le batteur comme l’enfant font silence. Le son se répand comme un tag mis à nu.

Codicille : un univers urbain, un soleil de plomb, un gamin comme j’en connais, une enfance sans terreau, sans engrais, les racines à fleur de peau.

 



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1ère mise en ligne 26 juin 2020 et dernière modification le 14 septembre 2020.
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