le roman de Monika Espinasse

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20. Itinéraire en demi-teinte


Marcher. Fermer les yeux. Suivre l’itinéraire tant de fois emprunté, fil d’Ariane vers le cœur de la cité. Arpenter le quartier familier rempli de souvenirs de regrets de mélancolie.

Descendre l’escalier, traverser le hall sentant poussière chaux carrelage savonné, tirer la lourde porte en bois et sortir dans la rue plein soleil. Chaleur sur les épaules, brise douce dans les cheveux, air de printemps, mélange d’odeurs de lilas et de gaz d’échappement.

Marcher. Marcher plutôt que promener déambuler. Energie. Vitesse. A gauche l’église de son enfance. Odeur d’encens, de bougies et de bois ciré. Lumière et or plein les yeux. Musique d’orgue puissante, à jamais liée à sa religion. Baptême, communion, confirmation. Mariage, mais pas pour elle. Cloches qui sonnent à la volée, souvent, partout dans la ville profusion d’églises romanes gothiques baroques néogothiques érigées sur de grandes places ou blotties dans une ruelle. Pierre grise ou peinture jaune, flèches ou coupoles. Marché du quartier, juste en face, sur la place ça sent la charcuterie, lard et saucisse fumés, chou et choucroute en salade, ça sent les petits pains frais, le sucre et les gâteaux à la crème, ça sent le café doux-amer, envie de faire une pause. Chez la fleuriste, une collection de fleurs nobles, hautes, lis, roses, lilas blancs et mauves, odeur de mariage et d’enterrement, envie de respirer, se sauver, à la porte choisir la petite clochette jaune qui sent simplement l’herbe de printemps.

Marcher. Le boulevard descend doucement, il remontera plus tard. Les feux sont au vert. Les tramways rouges et blancs passent au carrefour dans un tintement entêtant. Traversent le pont dans un grincement bruyant. L’entrée du parc est là. Pelouses, arbustes et arbres, poumon vert de la ville. Secoué par le vent frais, les feuilles longues et étroites du grand saule pleureur plongent dans l’étang aux cygnes majestueux. S’arrêter. S’asseoir au bord sur l’herbe. Fermer les yeux. Rires d’enfants. Petits pieds qui trottinent trébuchent, poussettes qui couinent, mères qui papotent, son cœur est plein de larmes, elle ne sera pas une mère à poussette, à trottinette, à cartable, trop tard pour elle, un couple enlacé vient s’étendre sur la pelouse rase, elle les envie, elle s’en veut, regrets, mélancolie. Elle se voit dans ce parc attendant son amoureux, elle l’avait choisi, elle en était sûre, c’était lui, c’était un pari sur l’avenir, elle l’a perdu, vingt ans de soupirs, de compromis, de laisser aller les choses, ça ira mieux demain, avenir en rose délavé, pâli, éteint.

Des effluves du restaurant lui parviennent aux narines, de bonnes odeurs de nourriture, de Goulyas et de bière, de Schnitzel et de vin blanc, de gâteau au chocolat et de café Chantilly. Ecœurement, haut le cœur, elle ne veut plus y penser, elle ne veut plus sentir, elle ne veut plus entendre les valses enjouées de Johann Strauss dont la statue voisine est assaillie de touristes. Elle ne veut plus entendre les mélodies langoureuses des violons tsiganes qu’elle a dans l’oreille depuis peu. Elle a mal au cœur en pensant au concerts jazz piano trompette batterie guitare basse qu’elle aimait tant. Le temps passe trop vite. Autour d’elle, tout se défait. Elle est fatiguée. Même le grand champ de tulipes rouges et jaunes, éclatant de soleil, ne la réconforte plus. Elle s’enfuit les yeux fermés. S’arrête devant le flot incessant de voitures sur le grand boulevard. Quel chemin choisir ? Montée vers le palais du Belvedere entouré du jardin de ses dimanches d’enfant quand sa mère la prenait par la main et lui racontait des histoires avec son drôle de petit accent ? Ou tout droit vers le cœur de ville, l’Opéra et les Musées, le château de Sissi et la grande bibliothèque qui lui rappelle ses études universitaires ? Ou les cinémas pour se blottir dans un fauteuil en velours rouge, protégée par la nuit noire, regard fasciné attiré obsédé par l’écran qui la plonge dans une autre vie ?

Ou courir ? Se remettre en marche, se réparer, se recharger. Partir vers le Donaukanal, vers les chemins aménagés, boisés, longer le canal, dépasser les ponts, regarder les bateaux flotter sur des vagues apaisées, tranquilles. Courir, s’échapper, respirer, retrouver une vie pleine de joie, d’énergie, elle avait rêvé voyages, elle avait ses livres, elle se remettrait au piano, souvenir d’il y a longtemps quand elle se laissait aller sur les notes bleues de Chopin, elle retrouverait les musées, les expos, dans sa ville, cette ville qui lui a donné des racines qu’elle n’a pas trouvées ailleurs, ville de bien-être, de bien-vivre, de bienveillance, elle retrouverait des amis, des âmes sœurs, un amour peut-être, il ne fallait pas couler à pic, ce n’était pas encore le moment de sombrer…

Mélancolie, regrets, solitude, la vie ne l’a pas épargnée. Et malgré toute son énergie, ses envies, l’amour de sa mère, elle n’a pas su retenir, transformer, tracer sa voie…elle rêve, se cogne contre le réel, tombe, se relève sans pouvoir s’appuyer sur quelqu’un, elle semble seule dans sa vie et se perd petit à petit … Je me demande quelle influence peut avoir ce drôle d’automne sur l’histoire qui évolue vers une tristesse grise, une fatigue du personnage principal, une solitude qui semble l’épuiser. Il faudrait retrouver du soleil, de l’amitié, de l’amour…

19. Le voyage de Milena


C’est fait. J’ai franchi la ligne. Je n’étais toujours pas prête, mais Sonia m’a bousculée, convaincue, embarquée. Sonia, la fidèle amie d’enfance, toujours là quand on a besoin d’elle, même quand on ne l’a pas appelée, je lui pardonne de se mêler de ce qui ne la regarde pas, parce qu’elle a raison. C’est moi qui n’ai pas le courage. Elle m’a proposé quelques jours d’évasion, de découverte, du ludique, pour que je pense vacances. Et nous sommes parties sur la route, avons passé la frontière si proche et je suis entrée dans le pays de ma mère, ce pays que je ne voulais pas connaître parce qu’il m’avait enlevé mon père. Aujourd’hui la Hongrie m’a souri. Soleil, couleurs d’automne, forêts, châteaux, ville accueillante. Sopron. Je ne comprends pas la langue, je n’ai jamais voulu l’apprendre. Mais j’ai reconnu au restaurant le gulyas que ma mère me faisait le dimanche, la vraie recette hongroise, au paprika rouge qui met la bouche en feu et le cœur en joie. J’ai retrouvé ma mère, ses manques, ses regrets qu’elle cachait au mieux devant moi.

Nous avons couché à Heviz, ville thermale. Les bains chauds. Le repos. Nager dans le lac parmi les nénuphars, flotter, regarder le ciel, sentir les arbres, ne penser à rien. Je suis en vacances. Je me détends. Nous repartons vers le lac Balaton, haut-lieu touristique de la Hongrie. Des plages, des collines, des vignobles, des hôtels, des plages encore, des bateaux dans les ports. Des allées boisées, fleuries, des promeneurs tranquilles. Une odeur de friture, d’ail. J’ai faim. Des Langos, beignets larges comme des bérets, galettes gonflées d’huile et de levure, comme on les vend à Vienne, au Prater, à côté des manèges et des stands à saucisses. Elles feront notre déjeuner tardif. Tihany, presqu’île mordant sur le Balaton, une église baroque peinte en jaune qui aurait pu être plantée dans un village autrichien. Souvenir de la monarchie austro-hongroise ? J’en verrai encore, des églises jaunes aux clochers en toit d’oignon, des maisons basses blanchies à la chaux, décorées de chapelets de poivrons rouges séchés, des colliers savoureux piquants épicés, cela fait annonce touristique, pourtant, c’est ce que je vois, ce que je découvre. Nous bifurquons vers la ville de Veszprem. Pourquoi n’ai-je jamais écouté ma mère quand elle parlait de sa vie là-bas ? De son enfance ? De sa famille ? Je n’en sais rien. Je m’en veux. Il me semble qu’elle avait grandi dans cette région. Mais je ne suis pas prête à chercher mes ascendants, pas maintenant.

L’hôtel était confortable, le petit déjeuner aussi, café et gâteaux comme je les aime, et qui ressemblent aux strudels de Vienne, pommes, noix, pavot. Hier, j’ai fait une promenade solitaire dans les rues étroites de la vieille ville, traversant des ponts, admirant châteaux et palaces dans les lumières du soir. Une ville d’importance, universitaire, bâtie sur des collines, entourée de forêts vallonnés. Une ville plaisante, agréable. Je reviendrai, peut-être. A midi, nous repartons vers le grand lac, à Balatonfüred. Centre balnéaire important, plein de couleurs, de restaurants, d’effluves alléchants. Un petit comptoir vend des sandres grillés et des salades. Petite pause déjeuner en plein air, nous léchons nos doigts couverts de suc de poisson, ça ne se fait pas, on nous l’a assez dit, mais là, au bord de l’eau, le plaisir avant tout. Le ferry arrive, nous avançons la voiture, puis nous montons sur le ponton. Le soleil sur le visage, les cheveux au vent, les narines frémissant dans l’air iodé, je suis accoudée au bastingage, penchée en avant, je suis le mouvement des vagues, je respire le panorama offert alentour, c’est plat, et vallonné, forêts, champs de lavande, vignes, j’ai déjà goûté le vin hongrois, blanc, rouge et le vin de feu, le tokaj aszù, renversant de force et de finesse. La traversée est un plaisir inattendu, mes pensées gambadent, je repousse les sentiments sombres, de culpabilité, de regret, de pas de chance, je pense à ma mère, mais juste pleine d’amour, sans réfléchir aux « j’aurais dû », « c’est trop tard » qui me viennent assez facilement à la maison. Sonia me fait un clin d’œil, elle me comprend sans qu’on parle. La rive approche, arrivée, débarquement, route vers la capitale.

Budapest. Buda et Pest. Ville d’histoire. Capitale partagée et reliée en même temps par le grand fleuve Duna, le Danube. Double ville et double monarchie au 19e siècle. Puis entre Allemagne et Russie. C’est dans le guide. La ville est belle, romantique. J’aime les ponts majestueux, les pâtisseries hongroises, les monuments vantés par mon guide, une litanie de monuments superbes, et j’adore les bains turcs, aux sources brûlantes, bouillonnantes, sous des dômes boursouflés. Bref, j’ai un coup de cœur. Sonia est d’accord avec moi, une ville à revoir, nous n’aurons pas fait le tour. Montée sur le mont Gellert pour découvrir le panorama sur la ville, l’enfilade des ponts, le va-et-vient des bateaux, le Parlement qui se penche sur le fleuve. Ici le Danube fait partie de la ville. A Vienne, il la frôle seulement. Il y reste dans l’histoire pour les inondations mémorables des quartiers voisins. Mais il fait partie de l’image du pays, je me rappelle les excursions scolaires en bateau jusque dans la Wachau, à l’abbaye de Melk, les clochers baroques veillant en haut du piton sur la vallée, voyage vers l’amont du Danube, dans mon enfance, on ne partait pas vers l’aval, à quelques kilomètres le pays voisin avait cadenassé la frontière à triple tour, rideau de fer, miradors, mitraillettes. Tour de la citadelle plantée au sommet du Gellert. Descente en courant, en s’amusant, se perdre dans les rues, suivre à midi des gens amassés pour se retrouver dans une cantine populaire, à manger un ragoût et des quenelles comme tout le monde, je ne peux pas commander, je ne connais pas un mot de hongrois, et je n’ai pas pris de dictionnaire. Mais j’ai des forints pour payer. Un gâteau pour finir, tout est très bon et pas cher. Finir la journée en flânant dans les grandes avenues, bâtiments cossus, mais abîmés par le temps, çà et là restent des traces de balles dans les murs épais, reliquats de l’insurrection en 1956. Quarante ans après, la ville semble être sortie de l’isolement et accueille avec sérénité et gentillesse. Les magasins étalent des produits de beauté et d’artisanat, des chemisiers et des napperons brodés de couleurs magnifiques, et les boulangeries sentent le pain frais et les pâtisseries délicieuses. Par la porte d’un restaurant nous parviennent des airs de musique, enjôleurs, violons tsiganes, rythmes endiablés qui donnent envie de danser dans la rue.

Ce matin, c’est l’adieu à la ville. Nous quittons aussi le Danube qui décrit une courbe vers le nord. Notre route directe nous mène vers Györ, puis vers la frontière autrichienne. Hegyeshalom, puis Nickelsdorf. Le nomansland. Le rideau de fer. Mon cœur se serre. Je ne connais que les récits des réfugiés d’autrefois. Je ne sais pas ce qui s’est vraiment passé. Je sais que mon père y est resté. J’ai perdu mon père ici. Je ne comprenais pas, j’étais bébé et ma mère m’a toujours épargnée, protégée devant une réalité trop violente. Mais j’en ai voulu au pays qui m’a enlevé mon père que je connaissais à peine, que je n’aurais pas le temps d’aimer, de câliner, mon père était mort pour avoir voulu nous préparer une vie meilleure. Je regarde l’espace que nous traversons, les deux villages ennemis autrefois qui aujourd’hui se ressemblent. Je vois les bâtiments de la douane, naguère si menaçants, les voitures qui se suivent et passent en montrant leurs documents, tout est calme, tout se déroule normalement, si naturellement. Le temps a passé. Le temps atténue. Le temps répare.

Hier soir, après notre retour, j’ai marché dans ma ville. J’ai suivi mon itinéraire, jusqu’au centre, j’ai traversé mes places, mes rues, je me suis sentie chez moi. Mais mon regard a changé. Dans les allées, les feuilles mortes des marronniers s’accumulent sous mes pieds. Dans les parcs, les dernières roses éclairent le soir. Les vitrines sont encore éclairées, étalant les richesses d’un monde vivant dans l’aisance, chocolats, parfums, vêtements de luxe, livres. Je regarde les enseignes, je découvre des noms à consonance hongroise, tchèque, croate, slovène, des gens qui ont réussi à s’installer, à créer un commerce, à refaire leur vie. Ma mère n’a pas réussi sans son mari. Elle a fait face avec courage, pris le travail qui s’offrait, mais elle a dû se sentir bien seule dans la vie. Moi aussi, j’ai ressenti cette solitude, malgré la dévotion trop exclusive, l’amour inconditionnel que ma mère m’a donné. Je me rends compte que je n’ai pensé qu’à moi, que j’aurai pu être un soutien pour elle, que j’aurais dû l’écouter mieux…Trop tard pour les regrets, maintenant il n’y a plus que moi. Peut-être devrais-je commencer à chercher ce qu’est devenue la famille de ma mère, creuser, trouver des relations anciennes…Trouver une part de racines…pour moi, pour ma mère…

Je ne sais pas si je vais dans le sens de la proposition, pour moi, c’est un journal de remise en question, de reconstruction. Traversée d’une frontière, d’un bout de pays, itinéraire intérieur aussi. Franchir un fossé d’incompréhension, réapprendre à regarder autrement, amorcer d’autres idées, avancer, reprendre sa vie avec un courage neuf, j’ai suivi Milena dans ses tergiversations, ses découvertes, et tiens, j’aurais bien envie de rendre visite à la Hongrie…

18. Courir pour oublier


C’était minuit passé. J’en avais assez d’attendre. Toujours attendre. Nous nous étions disputés. Le concert était fini depuis longtemps, mais Jimmy était encore sur scène avec ses musiciens, à refaire la soirée, à revoir les sons et lumières, à échafauder des projets. Et moi, je n’étais plus dans le coup. Depuis qu’il m’avait annoncé qu’ils avaient décidé de se passer de chant, de chanteur et de chanteuse, que dorénavant, ils mettraient le son des instruments au premier plan, que j’avais toujours bien chanté, mais que c’était fini, malheureusement, que je devais accepter, mais que, bien sûr, ils seraient contents que je continue à les suivre, depuis ce soir de la semaine dernière, ma vie avait changé. Je m’y attendais si peu que cette annonce m’avait terrassée. Jimmy ne voyait pas pourquoi, puisque la vie continuait comme avant, en musique, même si je n’étais plus sur scène. En somme, il ne comprenait pas ce que je pouvais ressentir, il ne se mettait pas à ma place. Depuis, on se disputait, et tout le monde trouvait que j’avais mauvais caractère…

Ce soir, il se faisait tard, et j’avais envie de partir. Jimmy me lançait « j’arrive tout de suite, Lena », depuis une heure et j’étais fatiguée et déprimée. J’avais passé la soirée entre un fauteuil dans la salle et un tabouret de bar, un verre de vin blanc à la main, et d’un coup, j’en eus assez, je pris mon sac, ma veste et la porte. Je montai l’escalier en colimaçon aux marches étroites gainées d’un tapis rouge fixé par des barres en laiton. Arrivée en haut, je poussai le lourd portail et sortis dans la rue. Je respirai fort en contenant mes larmes de colère. La nuit était claire, je distinguais les étoiles dans le ciel et la ville s’était calmée. Un vent doux s’était levé et caressait mes cheveux. Je partis à pied, suivant les rails du tramway qui ne roulait plus après une heure du matin. Qu’importe ! Marcher me ferait du bien comme à chaque fois que j’étais contrariée ou déprimée. J’avançais au milieu de la chaussée. L’air sentait la poussière de la rue, les odeurs de freins et de pneus, un parfum suave de lilas du carré vert tout proche, et, mettant mon estomac sens dessus dessous, des effluves de saucisses grillées. Juste devant moi se dressait un stand vendant saucisses variées et petites salades. Je m’accoudai au comptoir et commandai des saucisses au curry et à la moutarde, des cornichons au sel et un petit pain. Je ne m’étais pas rendue compte qu’en buvant verre sur verre de vin blanc, j’avais oublié de manger. Mon moral remontait doucement. Un jeune homme fit mine de m’aborder, je déclinai d’un signe de tête, mais ça me faisait du bien de voir que je n’étais pas invisible pour tout le monde. Je repris mon chemin d’un pas décidé, bifurquant brusquement sur un coup de tête pour longer le canal en contrebas. Le sentier piétonnier n’était pas bien éclairé dans la nuit, mais je le connaissais par cœur. J’y courais tous les matins et d’un coup, j’eus une impulsion impérative, j’accrochai mon sac à l’épaule, posai les pieds bien ancrés dans le chemin de sable et de gravier et me mis à courir, malgré l’obscurité, sans appréhension de mauvaises rencontres, courir de plus en plus vite, je repartis vers la rue, sur le goudron, je respirais, expirais, haletais, ne réfléchissais plus, ne pensais qu’à poser les pieds, à fléchir les chevilles, à monter les genoux, à tendre les muscles, je pensais distance, temps, vitesse, je vidais ma tête, je me lavais le cerveau, je renaissais comme à chaque fois que je me mettais à courir…

Vrai, peut-être bien, en tout cas vraisemblable. J’ai voulu donner un peu plus de profil à mon personnage Milena, qui, pour l’instant, est encore bien pâlotte.

17. Conseils, consignes et mises en garde pour ne pas me perdre


Ne pas abandonner

Ne pas avoir peur de l’histoire d’amour, sans faire mièvre, ni bluette pour midinette

Ne pas renoncer à la poésie

Ne pas laisser de côté le thème de l’appartenance à deux pays

Ne pas éviter le thème du souhait d’un enfant

Ne pas penser à la place des personnages

Ne pas négliger l’effet enrichissant des rôles secondaires, à étoffer à souhait

Ne pas mettre des étiquettes

Ne pas sacrifier les descriptions des personnages et des lieux

Ne pas oublier le thème de la musique, obsession d’une vie, passion et ruine d’un couple

Ne pas craindre l’imagination qui pourrait mettre un peu de vagues dans un flot tranquille

Ne pas sous-estimer le poids des mots, la mélodie des phrases, la couleur des images

Ne pas prendre la liste trop au sérieux, ni à la légère

Ne pas abandonner

Ne pas abandonner

Ne pas abandonner…

Ne pas réfléchir au ne pas qui ressemble à une injonction négative, bridant l’élan vers l’avant, besoin de positif, de me soutenir, de me motiver pour avancer avec des doutes, mais sans crainte, écrire sans les ne pas de mise en garde (utiles certes, mais menottes, un peu), me libérer justement des liens pour broder, imaginer (autant que je peux), restituer, décrire, sublimer, aimer et faire aimer un petit bout de vie.

16. Charpente d’une histoire ?


A Première version

Une histoire d’amour contrariée. Point de vue d’un personnage principal, une jeune fille qui, à la suite d’un coup de foudre, rêve et imagine le monde et les événements selon ses attentes.

2

Pour démarrer, bilan des 40 ans, retour en arrière avec flashs sur cette histoire à deux.

3

Présenter les deux amoureux selon l’avancement de l’histoire, engagements réciproques, intérêts communs, peinture de leur milieu commun, la musique et la ville de Vienne.

4

Faire intervenir la mère de la jeune fille, pour situer l’histoire familiale. Etude de caractère mère et fille, enfance et jeunesse à Vienne. Projets d’avenir, de métier.

5

Histoire de la mère, passé en Hongrie, fuite vers l’Autriche, perte du mari, courage face aux problèmes de survie et d’intégration dans un autre pays, une autre langue.

6

Revoir cette même histoire par les yeux de la fille, arrivée bébé dans ce nouveau pays qui est clairement devenu le sien.

7

Donner espoir et avenir au personnage principal, si possible, préférence pour une issue positive, sinon plongée dans la dépression avec une fin difficile…

B Deuxième version

1

cœur de cité/ seule dans la foule, dans la ville (Vienne), personnage en attente, tranquille, on pourrait dire sereine, détachée, contraste entre l’animation de la place et le repli sur elle-même, pas de nom, pas d’âge, mais souvenirs d’enfance liés à des fêtes religieuses et familiales

2

Importance des fleurs, surtout dans une grande ville, parcs, espaces pour respirer. Départ pour une histoire d’amour, Elle rêve, imagine, décide dans sa tête, Lui amical, mais en esprit occupé par un seul sujet, sa musique, tout pour la musique, ce qu’Elle découvrira plus tard en faisant compromis et sacrifices

3

Echappatoire, Elle n’est pas encore bien dessinée, flottante, en même temps décidée, parfois fonceuse, envie d’ailleurs, de voyages, de se déterminer, se découvrir, se révéler à elle-même, autour de l’âge de 20 ans

4

le musicien se découvre, trouve un nom, Jimmy. Jazz des années 60, les caves aux voûtes basses et aux escaliers raides dans les souterrains de la ville de Vienne, les concerts, les fans, une vie totalement remplie par la musique

5

Changement de décor pour découvrir la mère du personnage principal. Nom trouvé très vite, Marthe, au service de..., dévouée, consciencieuse, observatrice, raisonnable, positive dans une vie qu’elle n’a pas choisie

6

Evocation de noms qui pourraient accompagner les personnages, j’aime, je n’aime pas, sonorités, significations, souvenirs personnels, et puis il y a Milena qui se détache pour le personnage principal, ce nom que sa mère a choisi, qui lui donne une appartenance à un pays qu’elle n’a pas connu, qu’elle ne veut pas connaître, refusant le passé familial

8-9

Le décor, texte squeezé par manque de temps, mais choix très vaste selon les thèmes traités, les rues, les places, les palais, l’opéra, le Burgtheater, les bibliothèques, les cafés et les cinémas, les glaciers l’été, la patinoire l’hiver, le Prater et ses manèges, les rives du Danube…

11

Elle a de jolies mains fines, soignées, décorées de bagues, d’ongles vernis, gantées l’hiver. Mains de pianiste, de guitariste, elle a essayé, abandonné, elle a trempé les doigts dans la peinture, puis les mains dans la farine pour apprendre les gâteaux, mais ce qu’elle aime, c’est bouger, faire du sport, courir à pied, courir à perdre haleine, pour ôter des pensées tristes, défaitistes, remonter la pente…

12

Immobile ? Elle ne sait pas faire …elle ne tient pas en place, elle court…

13

A 40 ans, Milena se retourne, surprise, mortifiée, ce n’est pas ça que je voulais faire de ma vie…Tout miser sur un homme, trop de confiance, pas assez de jugeote, souvenirs acides, regrets, perte de sa mère, son soutien, sa conseillère…Il me semble qu’il faudrait démarrer l’histoire à partir de ses 40 ans, remonter, décortiquer. Clarifier la trame, redessiner les caractères. Réfléchir à la suite à donner…

Désarroi après la proposition, j’ai cherché une méthode, du classique, pour élaborer l’approche de l’histoire == première version.

Ensuite, relecture de la proposition, et lecture des textes déjà publiés pour trouver une autre orientation, textes riches et très intéressants, merci les auteurs participant à l’atelier, je pense avoir mieux compris d’où la deuxième version. J’espère aussi avoir mieux interprété la proposition 16, que j’ai trouvé un peu hermétique, peut-être par manque d’expérience ou d’échange, en tout cas, ça fait réfléchir et c’est bien.

15. Belle-maman


Elle entre en coup de vent, elle mange l’espace. La cuisine a rapetissé depuis qu’elle est arrivée. Pourtant, elle n’est pas grande ni grosse, mais sa présence a envahi l’appartement. C’est une femme parfaite, tout le monde vous le dira. Savoir-faire, savoir-dire, savoir-organiser, savoir tout sur tout. Elle est gentille, elle aime rendre service, mais elle prend possession de la tâche à accomplir, entièrement. Il n’y a plus de place pour un autre avis, pour une autre manière de faire. Il n’y a qu’à s’incliner. Attendre que ça passe.

Milena avait compris depuis longtemps. Elle la craignait. Tornade blanche. Toxique. Je suis venue t’aider …tiens, je vais ranger la vaisselle…mais ces verres, tu veux vraiment les garder, ils sont moches, allez, on jette, poubelle…tes torchons, je vais les relaver, il y a plein de taches…Elle examine les tableaux, non, ça manque de couleur, je t’en ferai de plus jolis…car belle-maman peint aussi, et pas mal, elle a vendu quelques tableaux dans des salons, elle en est fière. Elle promet des couleurs et elle tiendra parole. Juste, elle change souvent d’avis. Elle te recommande un nouveau produit, puis trois mois plus tard, elle te le déconseille. Elle te parle d’une guinguette, tu vas voir, elle est top, et puis elle l’oublie au fond de la mémoire, elle ne se rappelle plus, vraiment, pas la peine, ce n’était pas bien, je te l’ai toujours dit. Milena se taisait, n’en pensait pas moins. Mais comment faire face à une personne qui semble de bonne volonté, pleine de gentillesse, mais qui n’écoute jamais tes réponses, se fiche de tes avis, pense à ta place, mais ne sait pas se mettre en phase avec toi, pas un seul instant, qui fait partie de la famille, avec qui il ne faut surtout pas se fâcher…. Milena s’est tue. Longtemps. Depuis peu, c’est fini. La rupture avec Jimmy l’a mortifiée, mais cela veut dire aussi rupture avec belle-maman qui adore son fils et qui s’occupera dorénavant de la nouvelle femme, de la nouvelle famille et ça, pour Milena, c’est un soulagement. Rien à dire, c’est bien comme ça. Une consolation dans son chagrin d’amour.

Aucune relation avec mon vécu personnel, à peine un effleurement des clichés de belles-mères. Le portrait d’une personne pleine de qualités qu’on pensait pouvoir admirer et qu’on essaie d’éviter le plus souvent possible, pas de communication véritable ni de confiance, un océan de blessures en perspective. Un portrait qui me semblait compatible avec l’histoire de mon personnage principal.

14. La voix de l’ombre


Ma fille, mon amour, je te vois encore sombre, au creux de la vague, je voudrais tant t’aider, te donner la force que j’avais quand j’étais encore à tes côtés, il ne faut pas te lamenter, la vie continue pour toi, tu me regardes avec tes beaux yeux bleus devenus tout noirs sous la colère de la défaite, regarde la photo, mieux, encore, vois mon sourire, ce sourire qui te consolait souvent de tes misères, vois mes yeux qui tentent de te transmettre cette joie de vivre, cette énergie que j’ai réussi à garder tout au long de notre vie, pour toi, pour nous, ton père nous a manqué, à toi, à moi, tu lui en voulais d’avoir joué le héros, de t’avoir abandonnée, moi, je savais qu’il avait raison, il avait rêvé de nous créer une nouvelle vie, meilleure, libre, il n’avait pas eu de chance, cette chance que j’ai pu saisir pour nous deux, je suis avec toi, autour de toi, je ressens avec toi, il faut te relever, affronter les éléments, reprendre ta vie en main, tu sembles effrayée par l’avenir, accablée par ton passé, Milena, ce n’est rien, courage, il n’est jamais trop tard pour changer, de plan, de direction, de métier, d’amour, résiste, découvre, encore et encore, essaie de retrouver nos racines, toi qui n’en as jamais tenu compte, qui as nié ce qui a enlevé ton père, aujourd’hui tu pourras trouver là-bas réconfort et apaisement, des sons, une langue, des couleurs qui te réjouiront, qui te plairont, j’en suis sûre, c’est inné, dans le sang, dans les gènes, ce seront des retrouvailles dans l’âme, ce seront mes souvenirs heureux que tu ressentiras, le temps a apaisé les esprits, calmé la situation, quarante ans après pour toi comme pour mon pays natal, je t’accompagnerai, je veillerai sur toi, quarante ans, une moitié de vie, mais tu es toujours mon enfant, mon amour, tu m’entends, tu m’entends au fond de ton cœur ?

Codicille : Première réaction, j’avais envie d’esquiver cette proposition, le sujet ne me convenait pas du tout, rien à dire, rien à trouver, rien pour raccrocher au thème, zombies, ghost, fantômes, spectres, les morts qui parlent…En fin de compte, j’ai décidé de l’intégrer dans l’histoire de mes personnages, j’ai chargé la mère morte d’encourager sa fille en détresse de vie, monologue d’outre-tombe, tentative fleur bleue, pleine de bons sentiments, pas plus, pas mieux…

13. Le fait que


Le fait que ce sera bientôt son anniversaire, qu’elle n’aime pas les anniversaires et surtout pas celui qui arrive, le fait qu’elle n’aime ni les gâteaux ni les bougies ni cette haie qu’il faut sauter chaque année, et surtout celui-là, le prochain, 40 ans, une moitié de vie, un mur insurmontable, la vie est passée, qu’est-ce qui reste, le fait que c’est une date fatidique, bilan, questionnement, et tristesse, la vie a filé, j’aurais dû réagir avant, pourquoi ai-je glissé dans une vie qui n’est pas la mienne, le fait qu’elle a subi sans rien dire, c’est commode parfois, mais c’est traître aussi, on ne rattrape pas le temps perdu à ne pas réfléchir, décider au bon moment, le fait qu’elle l’ait voulu, choisi, amoureuse passionnée, celui-là et personne d’autre, et pourquoi elle n’a pas pris son temps à ce moment-là, il était doux, gentil, pas macho, mais le fait qu’il s’intéressait surtout à lui-même, qu’il l’aimait bien, mais qu’elle n’avait qu’à le suivre dans sa vie, dans sa musique, pour Jimmy, il n’y avait que ça qui comptait, sa musique, elle n’avait qu’à suivre, elle avait suivi, le fait qu’elle pensait ce qu’il pensait, qu’elle chantait quand il jouait du piano, qu’elle savait s’adapter parfaitement, elle le payait maintenant, il avait coupé le lien, il l’avait sortie de sa vie brutalement, restons amis, ça c’est tout lui, même pas conscient de l’effondrement de sa vie, de sa douleur, de son désarroi, il l’avait jetée, pas dans la rue quand-même, mais dans une vie étriquée qui serait la sienne, les amis, les siens d’abord, resteraient avec lui, le fait qu’il ne voulait pas d’enfant et qu’elle n’avait rien dit, elle ne savait pas si elle en voulait, mais là, c’est trop tard, je n’en aurai plus, et lui, il s’est ravisé, sa nouvelle femme attend un bébé, et moi je pleure toute seule, le fait que sa mère ne soit plus là, courageuse jusqu’au bout, mais usée, immigrée de la Hongrie, partie avec son bébé, le père mort pendant le soulèvement, la fuite à la frontière infranchissable, pas le mur de Berlin, il n’existait pas encore, mais des miradors, des fers barbelés triple épaisseur, des soldats partout prêts à tirer sans état d’âme, et le père y est resté, le fait que sans père la vie était dure à Vienne, sa mère avait accepté le premier poste venu, concierge dans un immeuble cossu, alors qu’elle avait été institutrice, le fait qu’elle, Milena, avait grandi sans père, Milena, c’était sa mère qui avait choisi ce nom, souvenir hongrois, elle ne l’aime pas son nom, maintenant elle s’appelle Lena tout court, c’est plus facile, plus courant, passe-partout, le fait qu’elle n’aime pas son nom, mais depuis qu’elle est ado, elle ne s’aime pas, trop blonde, trop maigre, trop timide, elle avait fait son chemin lentement, choisi le secrétariat, pas de problèmes pour gagner sa vie, le fait que la vie semblait toute tracée, elle était partie à Paris pour apprendre le français, elle aurait pu y rester, il était adorable, celui-là, Pierre, toujours prêt à l’écouter, à la gâter, elle aurait dû, elle aurait pu, le fait qu’elle ait choisi Jimmy, qu’elle soit revenue pour lui, quelle erreur, mais il l’obsédait, elle avait fini par le séduire, vingt ans ensemble, mais ça ne compte plus, le fait qu’elle ne se rappelle pas de moment heureux comme d’autres couples, un coucher de soleil à regarder ensemble, un slow joue contre joue, un peu de romantisme, que la musique, le groupe, les répétitions, les concerts, le fait que c’était beau aussi ne signifie plus rien pour elle, et maintenant, que vais-je faire, le fait que ma vie est cassée, avant après, il faut que je me retrouve, moi, mes envies, mes envies à moi, le fait que j’aime bien courir, courir de toutes mes forces, même le marathon, je serai forte, je me prouverai qu’il me reste de l’énergie, du vélo, oui, du vélo, même toute seule, le ski l’hiver, la mer l’été, le sport, oui, le fait est que le sport me va, me plaît, me remplit un peu ma tête et ma vie, je cours dans les rues, sur les quais, dans les parcs, dans les forêts, je me vide, je respire, je me renouvelle, tant pis pour lui, je ne vais pas gémir, je me prends en main, 40 ans, le fait que 40 ans, c’est à mi-chemin, ça doit redonner de l’élan, encore un peu de santé, encore un peu de plaisir, de joie, le fait que je travaille dans un bureau m’étouffe un peu, mais les collègues aident à oublier, remplissent la journée, parfois la soirée, sortie restaurant, du vin blanc pour s’étourdir, des amitiés à lier, peut-être un amour qui m’attend, le fait que je ne cherche pas, me fera peut-être trouver une perle, et puis je peux changer de boulot, une entreprise de voyage, voyager, oui, ça, c’est une idée, le fait que ça change une vie, ça crée des ouvertures, ça fait penser à autre chose, ça me sortira de mon marasme, allez, cours de toutes tes forces, attrape le ballon, du nouveau, du beau, 40 ans, ce n’est que la mi-temps du match, il y aura une autre vie, toute neuve, toute belle…

Codicille : Approche difficile, le fait que cette locution ne m’inspire pas, trop sèche, abrupte, technique, je ne ressens pas la musique, mais une cassure, l’entrée dans la phrase me semble ampoulée, calculée, c’est peut-être ce qu’il faut, mais le texte s’en ressent, pas fluide, il faudra recomposer…

12. Un moment de sérénité


Etendu. Etalé. Affalé. Le soleil écrase le corps qui écrase le sol. Les bras creusent, les coudes s’ancrent, les doigts tapotent, grattent, laissent filer les grains de sable. A l’intérieur du poignet, le pouls transmet discrètement les battements du cœur, calmes au repos, s’accélérant à la chaleur brûlante. Dos à peine courbé, reins qui creusent une cuvette, fesses qui tortillent pour trouver le confort. Jambes offertes au soleil, détendues, parfois un tressaillement, mouvement involontaire jusqu’aux orteils en éventail. Détente profonde, retraite, aliénation. Le chapeau de paille posé sur le nez protège des rayons impitoyables, gratte les joues, chatouille les lèvres sèches, assoiffées, petit mouvement de langue pour une illusion de fraîcheur. Doigts de pied qui se courbent, se crispent, une crampe, muscles, nerfs, cerveau qui pilotent mal, cerveau mis en sommeil, pas penser, pas réfléchir, laisser entrer beauté, couleur, chaleur, mais les pensées errent, divaguent, partent à l’improviste dans l’obscur, l’indésirable, l’oreille capte un son, musique douce, détente, calme à nouveau, bruit de vagues, ressac, va et vient de la mer, le corps flotte dans l’espace, apesanteur, yeux fermés sous une lumière blanche et crue, paupières frémissantes, des moments irisés dans les interstices, le sang irrigue, la chaleur irradie ce corps offert, nerfs endormis, muscles apaisés, le nez frémit, les narines s’ouvrent sur l’odeur iodée, vivifiante. La poitrine se lève, s’abaisse, le ventre se gonfle, s’affaisse, respiration régulière, souffle léger, soupir de satisfaction. Le corps est ailleurs, les pensées aussi. Reste la mélodie dans l’oreille, la voix de velours de Nat King Cole qui berce, qui amène à la détente totale.

Codicille : J’aurais pu choisir le réveil du matin, plus sombre, les membres ankylosés, le corps lourd, enfoncé dans le matelas, engoncé dans les draps, raidi, malheureux jusqu’au moment de toucher terre où le mouvement lui redonne vie et joie. J’ai préféré, j’ai eu besoin d’un moment de détente véritable, de joie intérieure, de ressourcement. Un moment de sérénité.

11. Kaléidoscope de mains


Top là, des mains se lèvent les paumes claquent accord conclu, d’autres mains se serrent fermement shake hand viril, des mains molles s’effleurent sans énergie comme des mollusques, mains douces caresses, frissons, émotion, mains plates et dures tapant sur la table, violentes, sans retenue, sans maîtrise, mouvements de mains pour faire bien pour faire mal, gestes expressions pour faire des signes, mains balayant le vent comme des drapeaux, au revoir à bientôt, doigts pianotant dans l’air sur un clavier imaginaire, douceur et timidité, mains serpentant en majesté, bras levé, salut de la reine… Mains jointes sagement, je vous salue Marie tableau de Dürer, mains décharnées affamées crochues selon Schiele, mains paumes creusées demandant eau et aumône… Mains tournoyant faisant les marionnettes, mains potelées de bébé applaudissant en riant, mains d’ados pinçant les cordes de la guitare, tapant tambour sur la batterie, prenant à bras le corps les accords d’un piano… tu joues, tu nages, tu caresses, tu fais des châteaux de sable, le sable te glisse entre les doigts comme file le temps, tu manges avec les doigts, c’est bon, tu cueilles tomates et framboises main en coupe, tu chantes avec tes mains, écris avec tes mains, peins avec tes mains… tends les mains… sans les mains tu n’es rien… tu essaies main gauche main droite droitier gaucher maladroite ou mal à gauche réapprendre les gestes équilibrer retrouver une maîtrise perdue, tu brosses les dents à l’envers tu fais des nœuds à l’envers tu tâtonnes tu improvises… mains d’or doigts d’argent trésors de savoir-faire trésors de savoir-vivre vivre ensemble… prêter la main accorder la main se donner la main la main sur le cœur… cheminer la main dans la main top là accord conclu…

Codicille : du mal à écrire une histoire, viennent des images, des flashs qui évoquent des situations vécues ou rêvées, des gestes ressenties ou observées, un puzzle d’images, un kaléidoscope…des mains à tout prendre, à tout faire…

6. Que de noms !


Elle n’a pas encore de nom. Elle en a eu, une dizaine, tous jolis, bien sentis sur le moment, et puis l’histoire avance dans la tête, ou se perd, et le nom ne colle plus. Les sons, la musique, le caractère sombre ou léger, son nom, on le porte toute la vie, on le porte pendant tout le récit aussi. Le E clairs, les I joyeux, les A sérieux, les O plutôt sévères, et les consonnes, les dures T ou P ou K, les sifflantes S ou Z, et si elle zozotait…Puis il y a les Saintes du calendrier, tiens aujourd’hui c’est la Ste Claire ou Rose dans quelques jours, il y avait Anne, valeur sûre, ou Marie éternelle. Des noms à la pelle, à la ronde, à profusion…Il y a aussi le piège des générations, les noms qui trahissent la date de naissance, les Monique, les Martine, les Brigitte, les Sylvie, ou les Christophe, les Alain, les Bernard, plus tard les noms de télé américaine, les Jessica et Bryan, ou les noms exotiques, slaves, un peu mystérieux, Ilona ou Dimitri. Et puis un retour aux sources, aux Jean, Adrien, Célestine ou Clémence. Le choix ne manque pas, il est même trop vaste. Il y a aussi les noms qu’on aime trop pour les partager, ou les noms de fleurs, Violette ou Iris ou Marguerite, pas de références à la littérature, aucun nom qui aurait marqué à jamais. Puis il y a la vie en deux langues qui cohabitent, qui hantent, qui exigent des noms universels, partagés par des parents ou par des lecteurs. Et elle, elle change, elle flotte, pour le nom comme pour l’âge, il n’y a que le caractère qui semble ne pas changer dans cette histoire, et l’histoire d’amour qui demeure. J’avais opté pour Louise, une Louise Brooks blonde, mais je ne sais plus, je ne la vois plus, alors peut-être du slave ou du hongrois, puisque sa mère est une refugiée des plaines voisines…Milena peut-être…

Pour le chat, c’est la famille qui avait choisi le nom, Charlie, parce que « Je suis Charlie », année mémorable, nom qui trahit la date de naissance, mais pour un chat, ce n’est pas grave…

La recherche des noms, toujours passionnante, adapter une sonorité, une musique à un physique imaginée, à une énergie à venir, trouver un lien. Ce n’est pas une nécessité, on peut dire elle, ou je, mais l’identification n’est pas la même, au moins pour moi. Et les noms choisis à d’autres occasions finissent par faire partie de la famille…

5. Monter l’escalier


La concierge est dans l’escalier, Madame Marthe. Elle monte les seize marches d’un pas lourd, portant le seau plein d’eau savonneuse, une marche après l’autre, elle a l’habitude, mais ça pèse, jusqu’à la plus haute, elle s’arrête, pose le seau, sort la serpillère mouillée, se courbe et une après l’autre, elle essuie, elle frotte ces marches de marbre usé, remonte avec la brosse pour les faire briller.

Elle monte ces vingt marches sur trois étages, soixante marches en tout, au moins dix fois par jour. Aujourd’hui, elle portera une lettre recommandée à Madame L. qui ne peut pas se déplacer. Elle a le pas léger, pas comme ce matin, elle n’est chargée que d’une petite lettre qui ne pèse pas lourd. Elle prend les marches une à une, s’appuie en passant sur la belle rampe en bois qu’elle vient de cirer. Elle est contente quand ça brille, elle en prend soin, pour les locataires, mais aussi pour elle. Arrivée au palier, elle sonne à la porte de madame L. La porte s’ouvre, elle tend la lettre, ça vient d’arriver pour vous, c’est urgent, je préfère vous l’apporter tout de suite. Sourire de remerciement qui ensoleille un peu sa journée.

Clac, clac, elle entend les bruits dans l’escalier, son logement est juste en face. Clac, clac, ce sont les talons aiguilles de la jeune femme du second, toujours bien mise, élégante, et qui est toujours pressée. Clac, clac, un clac pour chaque marche, tous les matins et tous les soirs, sauf le dimanche.

Voilà Madame B., encombrée comme toujours, d’un sac de courses, d’une poussette qu’elle essaie de plier et d’un bébé remuant, gesticulant, qu’elle coince sous le bras droit comme elle peut. Impossible, le petit espiègle se tortille comme une anguille en poussant des cris joyeux et impatients. De guerre lasse, elle le pose sur la première marche, et hop, il se met à grimper vers le haut, sur les genoux, sur les fesses rembourrées, rigolade et regards en arrière vers Maman qui s’affole, qui laisse tomber sac et poussette pour récupérer son bébé dans les bras. C’est la concierge qui finit par l’aider à monter le tout jusqu’au troisième étage.

Ils sont enfoncés dans l’encoignure de la rampe, juste au palier des premières marches. Deux silhouettes d’ados, serrées, soudées. La lumière s’allume dans le couloir. Ils lèvent la tête, les yeux effrayés par la luminosité soudaine. La lumière s’éteint. Il faut que j’y aille. Je t’accompagne. Quelques marches seulement. Ils s’étreignent à nouveau. C’est dur, la séparation. On s’accompagne, on se raccompagne. Et on se re-raccompagne. Quelques marches en se tenant par la main. Quelques marches de plus et tendres baisers, sur les joues, dans le cou, elle s’arrête, le tire vers elle, l’embrasse pour de bon. Ils barrent le passage aux nouveaux arrivants, lumières, rires, ils se séparent brutalement, elle monte, il descend. Un petit geste d’adieu, papillon d’amour…à demain !

Monsieur T. s’arrête au palier, reprend son souffle. Bien mis à l’ancienne, chapeau à plume, cravate rose qui resplendit sous les revers du manteau en loden vert sapin, canne en bois torsadé pour l’aider à monter les marches. Monsieur T. utilise l’escalier au moins une fois par jour, descente et montée, mais il souffre de plus en plus. Il s’appuie sur la rampe sculptée, de tout son poids, les jambes sont lourdes, il lève un pied qui bute contre la marche, pas assez haut la jambe, pas assez léger le pied. Il soupire, demande son bras à la concierge qui accourt, quand est-ce qu’on installera enfin l’ascenseur promis, Madame Marthe, ça devient trop dur pour un vieux comme moi.

La petite Lili B., tout juste sortie de l’école, classe CM1, prend l’escalier en courant d’air. Sautillant sur les marches, les nattes blondes s’envolant à chaque pas, tournoyant, dansant, elle se hâte d’arriver à la maison, sonne trois fois, c’est moi, Maman, pour dévider son chapelet de mots, bonnes notes, la maîtresse a dit, félicitations, je n’ai plus de devoirs, Maman, je peux aller jouer avec Betty ?

Mademoiselle C., mince comme un fil, habillée avec recherche, d’une élégance un peu appuyée, on la croirait sortie d’un film, toujours tirée à quatre épingles, elle monte les marches en bougeant les hanches, comme les stars italiennes, Gina ou Sophia, sa jupe étroite la gêne un peu, elle se tient très droite, une marche après l’autre, en se dandinant, une marche, puis une autre, surtout pas de déséquilibre, les talons aiguilles, ça ne pardonne pas, à la maison, elle s’entraîne en cachette, un livre sur la tête, comme les mannequins, mais oui, c’est ça, elle voudrait devenir mannequin, alors elle marche, elle monte les marches comme une star, comme sur un tapis rouge, et quand elle les descend, c’est avec autant d’attention, d’aplomb, de panache qu’une vedette du Lido. Un jour, on la remarquera, on la choisira…

Pas les dix, mais quand-même huit fois, les marches montées, parfois aussi descendues…Le même escalier, mais des marcheurs différents. Un lien, la concierge Madame Marthe, qui regarde, observe, aide, et parfois juge un peu en secret. Je ne sais pas où ça me mènera, en attendant, je marche aussi, je monte, je grimpe sur des hauteurs difficiles qui me laissent plus essoufflée que les locataires de l’escalier de Madame Marthe…

 

4. Jazz for ever


doux

La salle s’était vidée. Ils étaient partis. Tous, spectateurs et musiciens. Il était seul sur la scène, s’attardant parmi les instruments. Caressant d’une main les touches douces, blanches, noires, le bois acajou du couvercle verni, lisse, brillant. Tenant de l’autre sa trompette, en laiton jaune étincelant dans les lumières oubliées. Il domine la salle, une salle intime qu’il a choisie lui-même, une ancienne cave, pour lui, pour son groupe de musiciens, pour les premiers spectateurs, des amis, des connaissances, il embrasse du regard la voûte en pierres de taille, décorée avec les affiches des concerts, des photos de stars du jazz, d’invités d’honneur, d’instruments célèbres, de trompettes, de guitares, de basses, de batteries puissantes. Il se sent le maître du jeu, ce jeu, ce pari qu’il a engagé il y a quelques années. Les amateurs affluent les soirs de concert, il ne s’y attendait pas vraiment, mais il l’espérait, aujourd’hui, ils sont connus, ils ont des contrats, des interviews, des critiques élogieuses. Jimmy est songeur, il revoit le chemin parcouru, les copains qui y croyaient comme lui, qui jouaient corps et âme une musique swing, enjouée et mélancolique, dansante et sanglotante, une musique à facettes scintillantes., La salle qui les écoutait religieusement, suivait la musique, le rythme, tapait des mains, des pieds, les encourageait…il avait donné du temps à cette aventure, à sa Jazzband, il ne le regrettait pas. Pas de grand amour qui aurait pu le retenir, ce n’était pas faute de plaire, il avait ses conquêtes, mais ça n’allait pas dans la durée, pas le temps, pas d’enfant non plus, parfois il en rêvait, il aurait eu un fils, il aurait aimé transmettre son amour de la musique, il en aurait fait un batteur, ou un pianiste…mais sa vie était remplie de musique, de sons, de notes, d’énergie jazzy… tout pour la musique…

dur

La salle est vide. Tout le monde est parti. Jimmy finit de ranger les instruments sur la scène. Pousse le piano vers le mur du fond. Remet la trompette dans son étui noir. Vérifie la batterie dans le coin. Sons profonds, abrupts, toc toc des baguettes, légers cling ou tchin tchin , caisses, cymbales s’entrechoquent dans le mouvement, tsoin, tsoin, le frottement des balais s’y ajoute, petite symphonie personnelle de Jimmy, seul sur scène, seulement lui, chef de groupe, de son groupe, tous des musicien hors pair, tous remplis de musique de jazz, de swing, ensemble depuis longtemps, soudés, entraînés, fêtés par les fans, oui, des fans qui suivent, qui arrivent en bande, à chaque concert, ici ou là, dans leur cave ou dans un café, même sur un bateau, ça plait, grand succès, ils sont arrivés, ils sont connus. La salle était pleine, ils réussissent à vivre de leur musique. Jimmy y croyait, à sa Jazzband, il avait raison, ils continuent, ils avancent, disque après disque, vers le sommet.

Pas sûre du tout de la justesse doux-dur, laisser filer contre resserrer, pas sûre du tout. Du coup, beaucoup de prudence et peu de spontanéité…

3. gare de l’Est


long

Gare de l’Est à Paris. Soir de printemps maussade. Les lumières sont crues, aveuglantes, rendant les silhouettes blafardes. Ils sont arrivés tôt. Lui traîne une grosse valise grise. Elle le précède à petits pas rapides, portant un sac à dos bien rempli. Le train est entré en gare, les voyageurs viennent de descendre. Le quai se vide rapidement. Ils ont le temps. Avancent en cherchant. Wagon numéro 12. Deuxième classe. C’est là. Ils ont trouvé sans problème, c’était juste un peu loin, elle est contente d’avoir quelqu’un pour porter la valise. Ils s’arrêtent, soufflent. C’est le côté gauche du wagon, la porte est ouverte, le panneau de la destination bien en vue sur la vitre. Elle soupire, les marches sont hautes pour monter chercher la place. Une couchette. Il a posé la valise à côté d’elle. Attend. Un cri d’angoisse ! Le compostage ! Elle a oublié de composter le billet. Retour rapide à l’entrée, elle court même, fend la foule des voyageurs qui arrivent. Clic clac. Composté. Elle revient, prend son temps, traîne un peu les pieds. Il n’a pas bougé. Toujours à côté de la valise. Statue de sel. Elle le rejoint, se pose en face. Il la regarde dans les yeux, supplie, argumente. Reste ! Tu n’es pas obligée de partir ! Non, elle n’est pas obligée, mais elle pense que c’est mieux. Elle le raisonne, c’est elle qui part, c’est lui qui a les larmes aux yeux. Elle est déjà ailleurs. Il est grand, beau garçon, se voûte pour se pencher vers elle, pour la convaincre. Recul, elle se préserve, elle a pris ses distances, il n’a pas encore compris ? C’était bien, pas de regrets, de bons moments, sentiments profonds, mais c’est fini. Elle est sûre d’elle. Il mendie encore des yeux, un geste gentil, un petit reste d’amour, pas ce cut de mauvais film, il méritait quand-même mieux, non ? Elle secoue la tête, ses cheveux blonds s’éclairent dans la lumière, le visage reste dans l’ombre, il ne voit pas l’expression de ses yeux. N’arrive pas à comprendre. Ils étaient si bien, encore avant-hier. Et d’un coup, d’un coup de tête, elle achète un billet pour rentrer chez elle. Sans explication. Il espère encore. Elle reviendra. Peut-être. Il monte la valise si lourde, trouve la couchette, elle s’installe, merci, tu es gentil, couchette du haut, elle grimpe en se contorsionnant, il lui tend un livre, dernière attention, elle le glisse dans son sac, distante, pas de paroles amicales, pas de scène d’adieu, il s’en va, les poings serrés, la tête baissée, un coup d’œil en arrière, elle ne regarde même pas, elle est déjà partie, elle s’installe pour la nuit, traversée de l’Europe, arrivée dans l’après-midi, le voyage sera long.

bref

Gare de l’Est à Paris. Soir de printemps maussade. Lumières crues, aveuglantes. Ils sont arrivés tôt. Lui traîne une grosse valise, elle le précède, portant un sac à dos. Le train est entré en gare, le quai se vide. Ils ont le temps. Avancent jusqu’au wagon numéro 12, le panneau de la destination est bien en vue sur la vitre. Deuxième classe, couchette. Elle sort le billet, vérifie, constate qu’elle a oublié de composter. Court sur le quai, retour à l’entrée, clic clac, elle est en règle. Repart vers le wagon où son accompagnateur a gardé la valise sans bouger, l’air morose. On dirait qu’il n’apprécie pas les adieux. Il essaie de la raisonner, sans succès. L’aide à monter la valise sur les hautes marches. Elle se retourne à peine, merci du bout des lèvres. Trouve son compartiment, s’installe. Il suit, cherche ses mots. Lui tend un livre, pour le voyage, ou en souvenir, elle le glisse dans son sac, pas de scène d’adieu, elle dit qu’elle n’aime pas ça, c’est bon, il a compris, il part. S’attarde sur le quai, guette, espère un signe. Elle est déjà ailleurs.

Chronologiquement, la 3 arrive avant la 2, mais la proposition et son thème me semblaient plus logiques ainsi. Quitter la ville, Paris parenthèse, pour retourner aux sources, reprendre sa vie d’avant…

2. rendez-vous


Un jardin de roses au milieu de la cité. Des fleurs rouges roses jaunes blancs par milliers. Des sentiers pour la promenade. Des bancs pour se reposer. Des fontaines pour la fraîcheur. Les enfants jouent, s’éclaboussent en riant, les grands recueillent l’eau précieuse dans les mains creusées en coupe et se passent doucement le liquide sur le visage et les bras nus. Une guinguette accueillante au milieu de ce parc, tables en bois installées tout autour d’un arbre au feuillage bruissant qui donne de l’ombre. Senteurs de tilleul et de grillades. Peu de monde. Une jeune fille entre, cheveux blonds coupés au carré, robe d’été dansante, elle passe entre les chaises, tourne la tête, droite, gauche, se retourne, cherche du regard, il n’est pas encore arrivé. C’est lui qui a proposé ce rendez-vous, elle était ravie, c’était oui tout de suite. Elle choisit une table au fond, dans un coin discret. S’assied sur une chaise couverte d’un coussin. Un peu de confort, de douceur. Elle s’installe, pose son sac, prend la carte, l’étudie pour commander. Lève les yeux, surprise d’un coup, sourit, fait un signe. Il arrive, grand et mince, le pas rapide, balançant son sac par terre, à côté d’elle. Se penche pour faire la bise sur la joue, prend une chaise à côté d’elle. « Raconte, cela fait longtemps, tu nous as manqué », il bouge la tête, secoue ses boucles brunes et ses yeux noisette sourient. Nonchalant, mais tout en mouvement. Elle est contente de le revoir, soulagée aussi. Il n’a pas oublié. Elle est revenue récemment de l’étranger, espérant le retrouver. Elle espère même un peu plus, elle rêve très fort, elle est revenue pour lui. Bien sûr, il ne s’en doute pas, elle n’osera pas le lui dire, il n’aime pas les attaches, il le clame haut et fort depuis longtemps. « On commande ? Tu as déjà mangé ? » Elle fait oui de la tête, mais lui est affamé, il prendra un en-cas, des saucisses de Francfort avec la moutarde à l’estragon et des petits pains, ça calera, elle prendra un café et un pain roulé à la cannelle qu’elle partagera avec lui. Elle lui raconte son voyage, sa traversée du continent en train, couchette, douane, fatigue, bonheur d’être de retour. Elle ne parle pas de son séjour à Paris, de ces mois d’études et de fêtes qu’elle a appréciés et quittés sur un coup de tête. Un coup de pile ou face. Elle ne parle pas du jeune homme qu’elle a laissé sur le quai de gare, qui l’aurait bien gardé, entouré, chouchouté. Elle rentre avec ses attentes insensées, ses paris sur l’avenir. Et il parle, il raconte, sa bande de musiciens, la cave où il passe ses soirées à jouer, piano, trompette, du swing, du joyeux, avec son groupe, ils s’entraînent, ils ont leurs fans, il est content, d’ailleurs, tu vas les voir, je leur ai dit de passer, on doit s’organiser pour ce soir, oui, un concert, dans un café, on gagne un peu notre vie, et on se régale…elle accuse le coup, pas de tête à tête, elle pâlit, se replie un peu, surprise, déçue, il ne s’en aperçoit même pas, tout à ses projets, à ses copains, à sa musique, c’est pas gagné, ma fille, attention, souris, fais la forte, la copine, celle qui comprend, le reste, c’est pour plus tard, elle réussira, elle est sûre.

Narrateur objectif ou encore narrateur omniscient ? Pour moi, la limite est floue, tant pis, il fallait bien écrire, trouver un cheminement, creuser le lieu et laisser venir des personnages…

1. coeur de cité


La foule bouge, ondule, stagne par moments. Couleurs, sonorités, bruits, bousculades. C’est la Fête-Dieu, sous un soleil pesant, l’été est en avance. Ce cœur de ville déborde de touristes, il lui semble que c’est pire qu’autrefois., tous ces gens se croisent, s’entremêlent, s’apostrophent. Les Japonais, elle n’en a jamais tant vu, ils se suivent à la queue-leu-leu, un pas devant l’autre comme des funambules, regardent le monde à travers leur mini-caméra fixée sur une tige en métal et immortalisent leurs impressions avec un selfie. Les Italiens, serrés autour de la guide et de son parapluie arc-en-ciel brandi haut au-dessus de sa tête, c’est par ici, restons ensemble, insieme, prego, avanti, elle les entend de loin, elle aime cette musique, ça chante et ça danse, ça sent les vacances, la mer, la plage, clichés tout ça, mais moments heureux, c’est loin, allez, on ne rêve plus. Elle a commandé un café et un gâteau au chocolat en attendant. Voilà les chevaux blancs aux œillères noires qui hennissent en tirant le fiacre occupé par une famille nombreuse, les enfants crient de joie, se penchent, attention, vous allez tomber, le cocher coiffé d’un melon noir gronde, fait claquer le fouet dans l’air, et la voiture disparait dans une rue voisine. Juste derrière, deux vélopousses jaunes et rouges font la course, klaxonnent en fendant la foule, les cyclistes en sueur pédalent de toutes leurs forces, trop dur, envie d’arrêter, faut bien gagner des sous, mais qu’est-ce que je suis fatigué, et ils continuent en soufflant, en haletant, contournant les jeunes déguisés en Mozart, perruque blanche, redingote rouge et or, chaussettes blanches, chaussures noires à boucles, qui essaient mollement de vendre des billets pour les concerts au château impérial. Elle les observe de loin, assise à la terrasse, dégustant le cappuccino à petites gorgées, sans impatience. Elle attend. Elle pourrait acheter un des magazines que le marchand de journaux vend étalés à même le sol. Ou alors aller à la boutique en face pour choisir des cartes postales comme cette femme assez âgée, chapeau noir en cloche, manteau en velours bleu, sandales blanches, qui s’appuie contre la vitrine en marmonnant. Mais non, elle n’est pas une touriste, elle connaît la place, elle connaît la ville, pour l’instant, elle ne s’ennuie pas. Elle admire le mime couvert de peinture dorée, planté au beau milieu de ce remue-ménage, qui bouge au rythme d’une valse de Strauss, doucement, comme une marionnette, évitant de regarder son chapeau doré par terre qui se remplit lentement de petites pièces d’argent. Les cloches de la tour se mettent à sonner à la volée, la grosse cloche d’abord, boum boum, puis les autres cloches, plus petites, plus aériennes, ding dong, elles remplissent la place de bruit et de puissance, la foule s’écarte, le grand portail de la cathédrale s’ouvre lentement, majestueusement, la procession est à l’approche, l’évêque en rouge, les prêtres en blanc, balançant l’encensoir, les fidèles juste derrière en rang d’abord, puis désordonnés, on chante, elle se rappelle les airs, la musique, même les paroles, c’était autrefois, enfant obéissant, elle suivait le mouvement, marchait en rang avec les autres filles, en robe blanche et chaussures vernies, un petit panier à fleurs à la main, elle marchait sur des pétales de roses et de pivoines, dans la rue pavée de pétales roses et rouges, les fleurs, rouges et roses, c’était le souvenir le plus important, celui qui reste quand tout s’est estompé, quand la vie a balayé les rites familiaux .

Que de temps perdu, redémarrage difficile, hésitations habituelles quant au choix du lieu, ma ville/ma campagne, passé/présent, flottement quant au narrateur, qu’il soit omniscient ou objectif, blocage, et puis en lisant toutes les contributions déjà envoyées 1.2.3.4.et jusqu’à 5, découragement devant la diversité et l’originalité des textes…bon, je me ressaisis…je m’accroche…

 



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1ère mise en ligne 16 juillet 2020 et dernière modification le 10 novembre 2020.
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