Marlen Sauvage | fragments de roman

–> AUSSI DANS CETTE RUBRIQUE
Un atelier d’écriture mensuel en Cévennes, un blog les ateliers du déluge.

14. A toi de croire à mes paroles…


Tu me voulais contraire à ce qui est enfoui ; du côté de la légèreté, de la subtilité, de l’éphémère, aussi disais-tu, l’éphémère garant de la sincérité, arguant de ces instants fugaces où l’essentiel peut s’avouer quand on sait qu’aucun lendemain ne nous exposera aux conséquences de nos aveux, mais aujourd’hui, regarde d’où je te parle… Que tu considères la terre où l’on m’a déposé ou le cosmos auquel tu me crois réunifié, c’est bien l’éternité maintenant qui leste mes paroles. Le fugitif relégué où toute fuite serait une gageure que l’on s’en tienne à la glaise qui colle à mes os ou à l’univers dont je renonce à trouver la sortie. A toi par conséquent de croire à mes paroles ou de mettre en doute cette authenticité qui t’est si chère, compte tenu des circonstances. Depuis mon ermitage, je contemple les vivants de ce monde, observe leurs bassesses, leur goût du drame et de la stigmatisation, leur nécessaire ostracisme… oh ! je n’ai pas échappé à cela, je te rassure, j’ai contribué de mon écot ravageur, alors que jeune et arrogant… c’est à la vieillesse – et à la mort aujourd’hui sans doute – que je dois d’avoir gagné en sagesse, après m’être cassé les dents, après avoir bâti des cathédrales dédiées à la confiance, à la confidence, à la spontanéité, à la force des mots, au prix de la bêtise souvent. Je n’accuse donc pas. Je suis du bon côté, par la force des choses. Et d’ici, je peux voir – l’avantage du lieu –, dessous les mesquineries, combien de peurs, de regrets, de discours flamboyants en guise de justification… autant de marche à reculons au tréfonds de soi, malgré les grandes gesticulations, pour finir par tourner la tête en tous sens à la recherche d’une approbation. Sais-tu qui repose désormais au fond de la terre, sais-tu qui était Cippe, l’as-tu cerné enfin ? Tu l’esquives, tu le bouscules, tu ne peux plus jouer des coudes avec moi, à moins de me rejoindre, et nous entamerons une discussion peut-être, et peut-être n’auras-tu pas le dernier mot, comme ici tandis que tu frappes ton clavier en m’écoutant monologuer. Tu me voyais aérien, pas gisant pas orant pas priant écrivais-tu, pas transi. Je suis tout cela à la fois aujourd’hui. Retourné à l’êtreté dont nous sommes tous sortis en pleine inconscience de ce qui nous arriverait en ce « bas-monde »… Et gisant aérien tant l’esprit se moque bien du corps pourrissant, retourné à la terre. Transi je le suis devant la monstruosité du monde, content de l’avoir quitté, mais inquiet de votre devenir, à vous qui finirez pas massacrer l’idéal qui traîne encore dans quelques poings levés, quelques slogans, quelques banderoles.

Codicille : Ce que m’a finalement raconté Cippe, ce personnage sorti des noms trouvés au hasard de la proposition n° 6, je n’en ai pas tout compris, je l’ai stoppé en pleines confidences il y a des semaines, et j’ai eu tellement de mal à retrouver sa voix.

13. Un matin comme un autre


proposition de départ

Le fait que la douleur traverse encore mon corps abîmé par le seul fait que mon cerveau souffre me disent les médecins ; le fait que dehors crépite la pluie en tachant les carreaux ; le fait que je ne parle à personne de ce qui s’immisce dans ma solitude, de ce qui me surplombe ; le fait que je ne supporte plus ces boules de cire dans mes oreilles et que je les ôte dès les premières lueurs du jour ; le fait que j’ai le sentiment d’avoir gâché tant de vies par le seul fait de mon égoïsme ; le fait qu’au loin la chienne tenue en laisse ne puisse plus venir me saluer, comme une brimade supplémentaire et que je prends ses aboiements pour un bonjour ; le fait que j’aurais voulu qu’elle m’offre son dernier souffle omettant le fait que l’on ne peut courir après des enfants blessés et tenir une main, voyez je mets en œuvre toute ma lucidité matinale ; le fait que des touristes s’accostent au carrefour et que j’entends leurs rires ; le fait que d’autres ont partagé la plénitude du silence de sa mort ; le fait que l’on dépose le pain en ce moment-même sur le seuil de ma fenêtre ; le fait que la mort soit un ultime au revoir à ce monde ; le fait que je déploie ma main droite sur le bord du lit pour tenter de me lever sans dommage ; le fait que je n’ai dit ni au revoir ni adieu à aucun d’entre eux ; le fait que la douleur vrille ma jambe à peine le pied au sol ; le fait que j’aurais eu besoin de leur sérénité devant la mort pour affronter le reste de ma vie ; le fait que la porte de ma chambre reste entrouverte laissant le jour perler ; le fait que je suis resté avec mes questions, mes regrets, ma culpabilité ; le fait que personne aujourd’hui ne me prépare le café ; le fait que les absents ont toujours tort ; le fait que la cafetière gémisse au rythme de mes pensées à moins que je ne lui prête ma souffrance ; le fait que le pardon ne regarde finalement que moi, je veux dire qu’il suffirait de me pardonner ; le fait que se baisser pour saisir une tasse fait de moi un vieillard avant l’âge ; le fait que je cogite perpétuellement ajoute à ma fatigue ; le fait que j’ouvre enfin les volets sur la montagne environnante et que cela suffise à installer la paix en moi.

Codicille : partie de mon personnage allongé de la précédente proposition… traversé par un chagrin dont je ne sais que peu de choses, lié à la mort de proches, et alors que j’ignorais le thème de la #13. Conscience d’être allée dans la tête du personnage, et d’engager en quelque sorte un monologue intérieur, ce qui n’était pas demandé, mais voilà…

12. Pendant le sommeil


proposition de départ

Je tressaute il dort et ne s’en rend pas compte seule elle près de lui sursaute à chacun de mes bondissements je suis la jambe droite celle qui ne s’est pas remise de la fracture du bassin mes tendons tendus comme fils de funambule se relâchent la nuit et je gigote à tout-va même sous sa main apaisante

nos doigts se réchauffent entre eux dans cette position croisée où il nous a placées en haut de son torse sous les phalanges les veines saillent longues et velues nous n’attendons qu’un effleurage le frôlement d’une autre peau d’une autre main peut-être ne sentira-t-il rien puisqu’il dort maintenant nous attendons

seule une caresse dans nos friselis noirs encore blancs surtout grêlerait notre terre d’accueil de pointes hérissées comme l’air frais quand il envahit la chambre vers cinq heures du matin

je reste obstinément fermée lorsqu’il tente de s’endormir et je m’entrouvre aussitôt que le sommeil le prend exhalant son souffle profond mes lèvres fines frémissent si peu si peu de chair me borde si peu de chair pour exprimer ma sensualité pourtant comme j’aime les baisers doux longs et humides qui me parcourent parfois

nous ne captons plus rien d’autre que les battements de son cœur son sang dans les veines et ce souffle si particulier obstruées la nuit venue par un bouchon de cire tenues éloignées du vrombissement des moustiques des rires lointains de touristes campant dans la montagne proche de l’aboiement du chien de la ferme voisine

j’ai déposé chacune de mes vertèbres harassées sur le moelleux du matelas depuis les coccygiennes jusqu’aux cervicales et mes côtes s’étalent et l’on n’espère rien de ma moelle spinale sinon qu’elle repose son long corps gris

Codicille : un personnage qui dort, oui, c’est banal mais j’ai imaginé ce que quelques parties d’un corps abîmé pouvaient ressentir et nous dire si on les écoutait…

11. Pudeur


proposition de départ

l’infirmier reconduit à sa chambre le patient du numéro huit ; dans son fauteuil roulant l’homme sourit, les mains sur le ventre, l’une sur l’autre, lui donnent un air satisfait ; il y a de la malice dans ces mains de soixante-treize ans aux veines bleu sombre tandis qu’il jette un œil de part et d’autre du couloir sur les peintures joyeuses ; elles s’agitent en même temps que ses lèvres ; il garde le pied droit posé sur le pied gauche ; à la famille près de son lit, il sourit encore, écarte les jambes pour descendre du fauteuil – on voit le trou sur une chaussette – mais tout le monde a les yeux sur ses mains qui dansent pour dérouter les regards PUDEUR alors qu’elle lui apprend son prochain départ pour une autre maison, une autre famille, une autre région, un samedi de septembre lumineux dans ce sud qu’il a appris à aimer ; tous les deux sur la route seuls pour un dernier dialogue ; son visage livide, sa voix atone dans le huis-clos de la voiture ; les mains crispées sur le volant pendant que ses yeux bleu-vert crèvent la route ; une larme sur sa joue qu’elle aperçoit du coin de l’œil, la peau tendue et lisse effaçant toutes rides des mains agrippées comme à une bouée ; une question de plus une réponse pareille un hochement de tête les phalanges serrées PUDEUR des années plus tard à Marburg la même blancheur sur les os saillants poings fermés, les bras le long du corps, le masque impassible, les souvenirs en vrac ces assaillants de la mémoire, l’iris comme un lac troublé et l’on se souviendra des paroles infimes, des confidences murmurées le long de la Lahn entre deux informations sur la vallée, dans l’isolement d’une clairière et la proximité des âmes, le geste de la main s’élevant dans l’air tiède évoquant le romantisme de ces années-là, l’idéal jamais atteint, la grâce des rencontres, la mort à venir PUDEUR la main hésitante qui tient le stylo entre le pouce et le majeur, qu’a-t-elle oublié la main, pour remuer de droite à gauche dans de petits mouvements secs, esquissant quelque chose sur la page avant le trait, la signature PUDEUR les doigts juste posés sur la main de l’aimée instant fugace parole muette et puis qui se retire furtivement espérant avoir été comprise PUDEUR dans cette tenue de nuit sur les épaules, quand ton image s’estompe au bout du chemin, dans la brume du matin, tu lèves la main droite en signe d’adieu, une main où les doigts remuent un peu, un geste si ténu qu’il pourrait passer inaperçu d’aussi loin PUDEUR la main qui renverse la bouteille sur la tombe loin des regards alors le poignet se casse et lâche la bouteille et la PUDEUR se brise dans les larmes, pour s’enfuir avec toi une nuit les yeux clos les doigts entrecroisés dans le sommeil enfin

Codicille : un choix très difficile celui des mains tant il y a de mains et de souvenirs liés aux mains, peut-être parce que je les observe autant que les regards. D’ailleurs il y a autant d’yeux que de mains dans ce texte, finalement. Je suis donc partie sur un personnage existant, si je peux le dire comme ça, ou quelqu’un qui devient un personnage, avec de vrais souvenirs de mains et mon interprétation, assez juste je crois de ce qu’elles révélaient de l’homme en question.

7. Une vie en éclats


proposition de départ

Il s’engagea pour 5 ans. A 18 ans et 5 mois, il débarque à l’Intendance militaire de Bourges, au 1er régiment d’infanterie, le 15 octobre 1944. C’est un dimanche. Un service de l’armée de terre métropolitaine française, chargé du ravitaillement, des services de la solde, des subsistances, de l’habillement, du campement, des marches, des transports et des lits militaires. Très vite, il écrivit à ses parents. Le vendredi, il leur envoie un courrier, lettre et carte postale, de Boiscommun. « Nous sommes tous arrivés à bon port au château où nous sommes logés et dont je vous envoie la photo ». Créé sous la Révolution à partir d’un régiment français de l’Ancien Régime, ce 1er régiment d’infanterie est l’un des Vieux-Corps, un des « Cinq Vieux » de 1479 qui portait le nom de « bandes de Picardie ». Il n’ignore pas ce détail. Quand il l’intègre en 1944, il vient d’être recréé sous le nom de 1er régiment d’infanterie, à partir des Maquis du Berry. Quelques mois plus tard, il participa à la bataille de Royan. Il vient tout juste d’apprendre à se servir d’un fusil… Il mentionne dans un courrier avoir appris le maniement du fusil mitrailleur… « Je sais tout cela très bien », précise-t-il comme pour rassurer ses parents. Il espère alors « monter sur La Rochelle où il reste encore 75 000 boches très bien armés ». La bataille de Royan dura exactement trois mois et demi, du 14 novembre 1944 au 29 février 1945. Il y participe exactement à ces dates-là, selon ses états de service. Retardée jusqu’au 10 janvier, l’attaque aura finalement lieu le 5, deux vagues de bombardiers de la RAF attaquent entre 4 h et 5 h 43. Royan est rayée de la carte. Dans une archive de la ville, on parle de 442 tués sur les 2 223 habitants et 300 à 400 blessés. On dit que "les troupes FFI mal encadrées et peu aguerries" ne peuvent qu’occuper le terrain derrière les blindés. Dans ses Chroniques irrévérencieuses, d’un humour cruel, LARMINAT (le général de corps d’armée nommé par de Gaulle) admire la bravoure et la témérité de ses FFI tout en déplorant « quelques éléments vicieux ». Il ne fit pas partie de ceux-là. Désigné pour la surveillance du magasin d’armes et de munitions dès les premiers jours de son incorporation, c’est un bon petit soldat, fier de servir son pays, quelle que soit la charge qu’on lui donne. Trop content même sans doute, de cette marque de confiance… La vie alors ne fut que mouvement. Il changea souvent de localité. Il tient des positions dans les tranchées, des embuscades dressées « sans résultat », il séjourne dans la boue, reçoit aux alentours de Noël des colis de nourriture qu’il partage avec les autres soldats… Il évoque ces villages traversés sans plus aucun habitant, où « les maisons ont été mises au pillage » et il espère l’arrivée des Américains pour stopper les Allemands… Cet hiver-là fut rude. « Il gèle terriblement en ce moment, et nous n’avons pas chaud dans nos trous, ma foi. » Gel, vent, pluie… On parle d’un hiver sibérien… Envoyé avec les troupes sur les lignes, on lui demanda de rentrer à la base, en ligne d’arrêt, ce qui n’est pas exactement le repos, une dizaine de kilomètres plus bas. Pas de « boches » en vue, très peu de coups de feu, il est frustré. Le 3e bataillon les remplace. Eux ont eu la chance de se confronter à l’ennemi et de faire dix prisonniers. Entretemps, les tours de permission sont établis et il arrive en queue de liste du septième et dernier, sans se plaindre. Les anciens passent avant, comme les hommes mariés. Quelques gars du Nord partiront d’ici deux ou trois jours et il leur remettra du courrier, il parviendra plus vite aux parents, espère-t-il. Il échappera à la censure aussi…

Codicille : Il y a eu ce personnage dans la #3 qui ne m’est pas totalement inconnu, sur lequel j’amasse de l’information depuis des années, dont je me sers ici, sans vergogne…

6. Rien qu’une histoire de noms


proposition de départ

Ponceau… des rubans ponceau… invariable, adjectif de couleur. Je n’en sais pas plus, je n’irai pas chercher. Ponceau appellerait bien un personnage égal à lui-même en toutes circonstances. Neutre. Qui ne voit rien, qui ne dit rien, qui ne s’avoue rien. Un tempérament de pierre arrondie aux angles. Inaccessible. Qui vous tombe des mains quand vous vous en saisissez. Lambault, le germanique, de land, pays et bald, audacieux. Lambault, lambeaux… j’aime sa graphie, ce « lt » à la fin, pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais Lambault me parle d’un passé qui le tient, qui s’accroche, et je le verrais bien généalogiste, découvreur d’histoires derrière le nom des gens. Il se prénommerait Charles en hommage à Juliet. Et ce n’est pas un hasard finalement si je choisit Lambault. Chotard, aphérèse probable d’un hypocoristique de Michel… non, je n’aime pas cette sonorité finale, alors que Michel pourrait devenir Mihalis, Miguel… et pourtant je garderais Chotard. Peut-être même Michel Chotard. Une sorte de nom pléonastique… (Mihalis n’a rien à faire avec Chotard, Miguel, pas davantage.) Michel Chotard m’apprendra bien plus de choses sans doute que n’importe lequel dont la sonorité me plairait a priori. Un homme hors du clan, fidèle à ses seuls objectifs. Charmeur et colérique. Faussement discret, pourvu qu’on n’aille pas voir ce qu’il dissimule. Merre, un nom de lieu, altération de Maire. Forcément, je pense à tout ce qu’il engendrerait du lien souterrain à la matrice. Ce serait une femme et elle se prénommerait Lucile. Pour venir contrer par la clarté du prénom l’errance dans un milieu hostile que suggère la double consonne… Garric, pour le lien avec garrigue, et je constate qu’en effet le nom vient de « chêne » en Languedoc, qu’il est aussi un nom de localité, qu’il s’agit d’un espace couvert de ces arbres, spécialement de chênes kermès. Il y a du chien dans ce nom-là, mais je n’aime pas les chiens, seulement chez les autres. Il s’appellerait donc Garric. Il chercherait les truffes au pied des chênes dans le Lot-et-Garonne sans doute. Et il serait celui de Deloye, « de l’oie », qui se décline en Deloue, Delloue, Deloche, Deloison, Loison, pour le sobriquet, et ce serait le sien, et l’on ne dirait pas pourquoi… Deloye, c’est encore une idée de justice, de rigidité, de cadre, de norme. Je garderais Deloye. Septentrion… je n’oserais pas. Louis Calaferte et le coup de poing de cette lecture. Ou alors pour un personnage qui viendrait du grand Nord et ce serait un surnom. Cippe, que je découvre, la colonne funéraire, l’obélisque, la stèle, Cippe, un nom aérien pourtant, il vole, Cippe, il est ailleurs, au-dessus de tout, pas gisant, pas orant, pas priant, pas transi. Le contraire de ce qui est enfoui, de l’éternel, il est du côté de l’éphémère, Cippe, il a joui de la vie, il disparaît un jour et l’on ne saura jamais de quel côté du monde. Picquenard est un paysan avide de terres, ne me demandez pas pourquoi. Il a sans doute usé de malice pour s’approprier un lopin ici ou là, pour agrandir sans en avoir l’air la moindre de ses parcelles en rabiotant le long d’une haie, d’une clôture, en déplaçant une borne, en s’inventant un lointain aïeul propriétaire d’un terrain et la loi trentenaire aura eu raison de n’importe quel râleur. Et il aura gagné. Picquenard est un tenace. Hippolyte, son prénom. Barrachin a un petit air italien, barrachino, un vase, une sorte de récipient magique qui contient pléthore d’histoires vues et entendues. Baroudeur, curieux, à l’affût de tout, rien ne l’ennuie jamais, il danse plus qu’il ne marche, et je préfère la version italienne de son nom ; un peu fantasque, c’est le Mat du tarot, aussi fou que sage. D’ailleurs je le vois bien devenir ermite à la fin de sa vie, quelque part dans la montagne, un lieu nommé Reversade, exposé au soleil. Le seul qui aurait fini par croiser Cippe.

Codicille : je n’ai pas cherché à écrire une histoire, me suis polarisée sur une succession de noms pris au hasard dans un vieux dictionnaire Larousse des noms et prénoms de France, noms de lieux, de 1969. Un nom, un texte à la volée. Des prénoms ont surgi en écrivant. Et encore, pas pour tout le monde. Ça se mérite, un prénom ! Alors si je devais choisir des prénoms, je garderais Noé, apparu dans un texte – chargé d’histoire, certes, mais sans hasard pour moi dont la maison précédente s’appelait L’oustal de Noé – mais pas Lila, trop actuel, pour ce que suscitent comme histoire potentielle chacun des noms trouvés. Il y aurait Paul, Joseph, Jérôme, Bérangère, Samuel, Théodore, Tamara, Clémence, Basile, Angèle, Justine, Solveig, Alix ou Yvanna.

5. Pointe ou tire…


proposition de départ
1

Il a pris bien soin de respecter le cercle jeté au sol, plié les genoux, trouvé son centre de gravité, secoué quelques secondes la boule dans la main droite tandis que le bras gauche tient la deuxième serrée… Il pointe et se relève prestement un demi-sourire aux lèvres.

2

C’est un tireur ! La casquette vissée sur le crâne, les yeux aimantés par la boule à dégommer, il tire d’un violent coup de bras et c’est le carreau.

3

Il n’a pas la dégaine d’un joueur, il est là le temps d’une partie, entre deux visites aux copains du village. Instable dans ses baskets, les pieds bien trop collés l’un contre l’autre, il a la mine défaite de celui qui ratera son coup, le bras droit le long du corps, à peine replié, avec dans la main, sa propre boule comme adversaire…

4

Il s’est accroupi dans le cercle bleu, face au jeu, impeccablement aligné, la cigarette au bec… Et son bras droit s’élève négligemment tandis que la boule s’approche du cochonnet, presque sans effort.

5

Il a le regard qui tue ! La pétanque, c’est pas du chiquet. Il joue pour gagner ! Sa médaille en or sursaute au moment où il tire en direction de la boule à dégager, il rate son coup, tourne sur lui-même, furieux.

6

Torse nu, le corps athlétique de la jeunesse sportive, les cheveux retenus en arrière par sa paire de lunettes de soleil, il a mesuré du regard l’ensemble du jeu. Tandis qu’il s’assied sur ses talons, la pointe des pieds stable, le corps légèrement de profil, il jauge encore le terrain, fixe de son regard vert le point d’impact qu’il vise et l’atteint.

7

Après chaque lancer de boule, il reste le bras en l’air au-dessus de la tête, les doigts légèrement écartés, la bouche entrouverte, le visage encore pleinement concentré sur sa cible.

8

Les pieds joints, les fesses en arrière, le buste projeté en avant, le regard obstinément collé à son objectif, elle atteint la cible dans les hourrah de son équipe !

9

On dirait une figure de taï-chi… A demi-baissé, il a relevé la pointe du pied droit tandis que le gauche est ancré dans le sol, le corps en avant, la tête parfaitement alignée dans l’axe du torse, le bras gauche en arrière dans le prolongement de l’épaule et le bras droit, souple, qui balance la boule…

10

C’est un grand mince, bronzé, un mec sûr de lui sans ostentation, qui joue pour le plaisir de la gagne, debout, les pieds « tanqués » au sol, le visage relâché. Il tire comme il pointe, avec précision, en plombant la boule haut dans l’espace, ou en dégommant celle de l’équipe adverse d’un mouvement sec du bras droit.

Codicille : j’ai d’abord écrit sur la cigarette que l’on roule mais après réflexion, j’avais davantage de matière avec les boulistes que j’observe plusieurs soirs par semaine… Et puis, jouer à la pétanque ici, c’est un peu comme pousser une porte ou dire bonjour…

3. en long en bref mais quitter la ville


proposition de départ
en bref

Il a déposé son baluchon sur le carrelage, le frôle de temps en temps du bout des pieds pour se persuader qu’il en est là de sa vie. Derrière les carreaux impeccablement transparents de la cuisine, il inspecte la rue d’En-Bas. Ce matin brumeux d’octobre, les voisins rentrent chez eux avec sous le bras une baguette de pain ou la boîte enrubannée des desserts du dimanche, la demi-heure de huit vient de sonner au beffroi. Pourvu que les FFI arrivent, que tout cela n’ait pas été un coup d’épée dans l’eau. Et puis, le nez du camion apparaît au coin de la rue. Il se baisse pour attraper son bagage, jette un regard à sa mère, l’embrasse dans les cheveux, le temps de fermer les yeux, de s’imprégner de son odeur, il court et grimpe à l’arrière du véhicule, tend à un homme en treillis la lettre d’engagement où il a imité la signature de son père. Près de lui les autres engagés restent silencieux, tout est enveloppé dans une ouate grisâtre, dehors et dedans à l’intérieur de son crâne ; il sait qu’il a bien fait, cela suffit à faire taire la douleur dans la gorge et le battement intempestif dans le plexus solaire. Le moteur hoquète, les façades de brique rouge se succèdent, n’en finissent pas de s’éloigner, et plus elles s’éloignent, plus les rues lui semblent longues et sa fuite interminable.

en (plus) long

Il a depuis des mois imaginé le départ de la maison de la rue d’En-bas, ses stratagèmes sans arrêt mis à mal par l’actualité quotidienne : les coups portés à la mère – les bris de verre sur le carrelage, les fragments frappés par la lumière du soir, irisés de rouge, ses yeux happés par le spectacle écœurant – la frayeur des plus jeunes rassemblées sous la table de la cuisine – leur foi en lui, le grand frère, le sauveur – et les scrupules à échapper à cette fatalité quand toutes les quatre continueraient à vivre dans la terreur. Il quitterait cette vie qu’il n’avait pas choisie, – les images le hanteront longtemps mais il n’en sait rien encore –, il cesserait de trembler dès le retour du père de l’usine, déjà la boxe qu’il pratiquait en cachette lui donnait confiance en lui, il avait tellement rêvé de le cogner jusqu’à le laisser à terre, mais ce n’était pas une solution, non, partir, mais où commencer une vie, jusqu’à ce qu’il apprenne le recrutement par les FFI dès l’âge de dix-huit ans. Se faire la belle à la barbe du tyran. Le dimanche où il peut enfin partir, un sac en toile rempli du minimum, il guette le camion des résistants, et quand il l’aperçoit à vingt mètres de là, il s’arrache aux bras de sa mère prévenue à son réveil, se précipite à l’extérieur – le père travaille dans son atelier, rien à craindre – et sans un regard derrière lui, accélère le pas sur le pavé, tendu vers un rêve : quitter sa ville, oublier l’enfance. Une fois à l’abri, adossé à la bâche, dans l’odeur de savon des jeunes engagés comme lui, défilent sous ses paupières fermées les façades de brique salies par le temps et les arrière-cours, l’usine textile où les femmes de la famille filent et tissent la laine, l’école où seule la petite sœur n’a pas encore mis les pieds, le cinéma municipal qui pour quelques sous l’emploie comme ouvreur – qui l’employait, il n’ira pas ce dimanche – et lui a donné non seulement le goût du cinéma mais ses premiers modèles masculins, l’ancienne brasserie – l’antienne rabâchée : « fermée l’année de ta naissance » – l’hôtel du Mouton Blanc, le palais Fénelon et son parc aux tilleuls centenaires, le marché couvert, l’ancien relais de poste au porche monumental, l’hôtel de ville, le beffroi et le campanile, avec le carillon qui rythmait ses journées et aujourd’hui son départ, l’église, la vallée de la Selle… Epaule contre épaule, il ressent les cahots de la chaussée dans son corps en même temps que le corps de ses voisins, pieds ancrés au sol, tous bougent d’un même mouvement selon les accélérations, les virages, les arrêts, son regard traverse le regard vide du jeune homme face à lui, et par bouffées, l’air s’épaissit de la crainte que quelque chose encore ne l’arrête dans sa fuite…

Codicille : aucune image retrouvée de départ d’un personnage que ce soit au cinéma ou en littérature. Seules des atmosphères plantées par Faulkner ou Fante, quelque part dans ma mémoire… rien de précis. Des chemineaux, des vagabonds souvent chargés de poussière qui débarquent « ailleurs », Lumière d’août sans doute (!). Davantage le souvenir de gens qui arrivent plutôt que de gens qui partent. Ce qui me laisse le choix d’imaginer la fuite, la quête. Et à me relire, je réalise que j’ai pensé à un « début » pour les deux formes… Il ne fallait pas rentrer dans l’histoire, j’y suis entrée…

2. quel pataquès...


proposition de départ

Je peux le prendre le pain, sur l’étagère, alors… ? La boulangère jette un œil au bonhomme fluet vêtu comme un sac, elle attrape une miche craquante qu’elle enveloppe lestement d’un papier kraft et ne fait aucun cas de celui qui vient d’entrer en trombe, s’agite et marche le long de la vitrine, dans un sens puis dans l’autre, jette un œil vers les pâtisseries, s’arrête à proximité des clientes devant la caisse puis rebrousse chemin. Je peux le prendre le pain, sur l’étagère… ? Personne ne daigne lui répondre, alors il s’adresse au commis venu remettre un lot de baguettes tout juste cuites à la stagiaire -– celles au chia que tu m’as demandées –- je pourrai le prendre le pain ? Il m’a dit que je pouvais… Mais le commis, un jeune gars en blouse grise qui s’est retourné sur le vieil homme, ne sait pas quoi lui répondre, il adresse un regard furtif à la patronne, ah ! près du fournil, mais non on ne rentre pas comme ça, c’est tout ce qu’il lui semble possible de dire, il n’est pas au courant en tout cas, il en parlera au patron, pas de problème, mais là, non, impossible, il est dans ses cuissons, il n’a pas le temps et puis on ne lui a rien dit à lui… La boulangère fait mine de rien tout en observant la scène. Elle revient à son service mais les deux clientes interrompent l’une son règlement, l’autre sa commande, pour observer l’homme contrarié qui pousse sa voix – je peux le prendre le pain, sur l’étagère… ? -– le volume sonore augmente d’un seul coup dans l’étroite boutique, la boulangère accompagne son mouvement de tête d’un froncement de sourcils vers la vendeuse qui voudrait interrompre le débit verbal du bonhomme, en vain, l’homme tempête, essaie d’accéder au fournil, le commis le repousse, et la boulangère, depuis sa caisse, tente de calmer l’homme en lui rappelant que le patron – son mari – ne reviendra que d’ici une heure (elle lance un regard appuyé au commis) ce qui plonge le monsieur dans une seconde d’interrogation muette, avant qu’il ne se dirige vers la sortie, quand le commis alors l’interpelle à distance pour confirmer que le pain sera prêt comme d’habitude, mais pas avant une heure et qu’il lui faut revenir. Une cliente murmure « quel pataquès ! », avec une moue désapprobatrice.

Codicille : la scène s’est déroulée devant moi il y a quelques jours, je n’ai rien compris, j’ai saisi par contre le regard de la boulangère vers le commis… D’où la parenthèse. Je ne sais pas si elle s’impose, je ne sais pas si la précision s’impose. Mais j’avais l’impression que plutôt qu’une scène totalement absurde il y aurait une incohérence à ce que le commis finalement fasse cette réflexion à la toute fin. Et pour moi la cohérence ne vaut qu’en raison du coup d’œil entre les deux, la boulangère et le commis, l’autorité de l’une sur l’autre…

1. Un fragment de la vie du monde…


proposition de départ

Les rues convergent vers le cloître, on dirait que tous les passants s’y dirigent, cherchant l’ombre sur leur trajet, sous les parasols verts ou jaunes des boutiques ; c’est un serpent humain qui déambule, zoom sur la rue des Arts où avance un homme roux, le visage baissé, un début de calvitie ne dira même pas son âge, il sait qu’il ne sera pas au rendez-vous demain, il a lâché l’affaire, trop de concessions à envisager, quelle allure incertaine pourtant, quel pas lent – à quel moment sait-on que l’on fait le bon choix, pour soi, pour l’autre – le bitume brûlant de midi n’apporte aucune réponse, l’homme les yeux baissés secoue la tête en signe de dénégation, un geste qu’impulse sa pensée, une sorte de confirmation à soi-même que sa décision est la bonne, qu’il est prêt à la défendre et là où il piétinait maintenant il file rapidement ; il y a comme un film opaque dans l’air, une brume de chaleur qui enveloppe tous les personnages engagés dans ce moment de leur vie sous un regard qui les rapproche, en unira certains, peut-être, dans une temporalité bousculée, errant autour des uns et des autres ; une femme au crâne rasé, bermuda mastic, s’échine à faire grimper la poussette sur le trottoir, le papa du gosse chapeauté d’un bob tourne négligemment la tête sans pour autant apporter son aide, appareil photo en bandoulière, lunettes noires sur le nez, il ne comprend pas l’entêtement de la maman à trimballer leur fils par cet été caniculaire – il lui proposera de rester à l’ombre des grands arbres au bord de la fontaine du cloître, pendant qu’il ira voir le travail de Marc Garanger sur les femmes algériennes, il est venu pour ça, retrouver trace d’un passé dans les yeux noirs des adolescentes au front buté tatoué de henné, aux cheveux nattés, aux chèches négligemment posés sur les crânes soumis, aux voiles transparents recouvrant les épaules, aux bijoux offerts au regard du photographe. Parmi la foule, seul un gamin a repéré le manège d’un pigeon qui voltige d’un toit voisin jusqu’au volet entrouvert de la maison d’en face, y revenant sans cesse comme pour l’obliger à s’ouvrir, heurtant son bec sur le bois ; on s’écarte autour de l’enfant planté au milieu de la chaussée, une voix appelle « Noé ! », mais le garçon reste perdu dans sa contemplation ; la petite foule ramassée dans la rue des Arts avance toujours attirée par l’exposition à moins que certains ne s’arrêtent boire un verre en chemin ou cherchent un restaurant à cette heure de la journée. Juste derrière l’enfant, un grand gars mince, large d’épaules, adolescent trentenaire au visage tourmenté, tape du pied dans une cannette de bière abandonnée, se repassant en boucle l’altercation d’hier soir avec sa jeune femme, lasse de sa vie de mère déjà, de son quotidien d’où il serait absent, lui qui se lève la nuit depuis la naissance de Lila, engoncé dans le manque de sommeil et ne livrant rien de lui-même, égal au profil du militaire tel qu’on l’attend dans l’armée de l’air aux commandes de son Fennec, lui qui mesure d’un seul mouvement de tête vers elle à quel point ils se sont éloignés, alors qu’il aime tant encore sa silhouette, la minceur de son corps, sa démarche de fée, suspendue, son regard éthéré, sa voix, et c’est alors qu’elle le fusille de ses yeux verts, il reçoit dans l’instant la charge de son exaspération, une vague hostile traverse le peu de distance qui les sépare, ça tremble en lui, ça frissonne, étrangement cela attise son désir pour elle, il refoule la pensée de l’enlacer, de l’étreindre, sous le soleil plombant sa frustration se confond avec la mélancolie, sa part d’ombre, celle qui le rattrape toujours dans les moments de doute extrême, du sentiment exacerbé de la perte imminente, il la guide d’un mouvement de tête vers la boutique d’antiquités où elle le suit d’un air maussade. A la traîne, derrière la foule, une femme aux cheveux cachés sous un tissu fleuri arpente la rue, rattrape le monde, se faufile entre les uns et les autres, croise un homme en tongs qu’elle bouscule et qui, en perdant l’une de ses savates, se retourne pour la récupérer tandis que la femme s’excuse, un bras sur l’épaule de l’homme, et lui sourit, son foulard repose sur un crâne rasé, qui le sait, la bandoulière de son sac s’affaisse sur un sein coupé, qui le voit, elle avance telle une amazone, éclairée par une grâce intérieure, elle cultive ses passions, elle se rend au cloître, elle trouvera ce qu’elle n’est pas allée y chercher.

La photo support d’une rue d’Arles -– la foule me manque au quotidien – une vague réminiscence peut-être d’Un thé au Sahara, du malaise qui m’avait étreint quand la caméra se rapprochait du couple en déshérence, accentuant la souffrance de l’un et de l’autre. Mais rien de conscient, et même pas sûre que cela ait imprégné mon imaginaire au moment de l’écriture ; je me suis dit cela après coup…

 



Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne 26 juillet 2020 et dernière modification le 2 novembre 2020.
Cette page a reçu 498 visites hors robots et flux (compteur à 1 minute).