Marmontel | éléments de littérature

il suffit d’ouvrir le livre au hasard...


Je relis chaque soir, en ce moment, quelques pages des Éléments de littérature de Marmontel que j’ouvre au hasard, et si souvent avec le même bonheur. Je recopierais volontiers (mais c’est le plaisir de ce genre de livre : à condition que je le retrouve, le passage lu hier soir sur les concordances de temps...). En attendant, je remets en Une cette page sur la notion de mémoires.

Il a publié beaucoup, mais rassemblé à la fin de sa vie les articles et textes concernant la littérature. En particulier la trentaine d’articles, réécrits pour ce livre, qu’il avait conçu pour l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot.

Le livre a été réédité début 2005, c’est un plaisir. Il n’y a pas d’article roman, mais la poésie, la tragédie, le style, la déclamation sont scrutés... Ci-dessous un fragment de l’article mémoires.

Marmontel est décédé le 31 décembre 1799. Voir ce site, ou page Wikipedia bien sûr.

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Marmontel | Éléments de littérature

 

Si chacun écrivait ce qu’il a vu, ce qu’il a fait, ce qui lui est arrivé de curieux, et dont le souvenir mérite d’être conservé, il n’est personne qui ne pût laisser quelques lignes intéressantes. Mais combien peu de gens ont droit de faire un livre de leurs mémoires !

Ce n’est pas que si nous voulions croire en notre vanité, les choses mêmes les plus communes ne nous parussent mémorables dès qu’elles nous seraient personnelles ; mais c’est la première illusion dont il faut savoir se préserver en écrivant ou en parlant de soi.

Il n’y a que des traits de caractère piquants et rares, des situations, des aventures d’une singularité marquée ou d’une moralité frappante, qui puissent mériter la peine qu’on se donne de raconter sérieusement ce qu’on a fait ou ce qu’on a été.

L’un des plus misérables travers et des plus indignes manèges de l’amour-propre, c’est d’affecter, en parlant de soi, une sincérité cynique et de mettre une sorte d’ostentation et d’honneur à révéler sa propre honte, soit pour faire dire qu’on a osé ce que nul autre n’avait osé encore, soit pour accréditer, par quelques aveux humiliants, les éloges qu’on se réserve, et par lesquels on se dédommage ; soit pour s’autoriser à dire impudemment d’autrui encore plus de mal que de soi-même. Observez attentivement celui qui emploie cet artifice ; vous verrez que dans ses principes il attache peu d’importance à ces fautes dont il s’accuse ; qu’il les fait dériver d’un fonds de caractère dont il se glorifie ; qu’il les attribue à des qualités dont il se pique et dont il s’applaudit ; qu’en les avouant, il les environne de circonstances qui les colorent ; qu’il les rejette sur un âge ou sur quelque situation qui sollicité l’indulgence ; qu’il se garde bien de confesser de même des torts plus graves, ou des vices plus odieux ; qu’en feignant de s’arracher le voile, il ne fait que le soulever adroitement et par un coin ; qu’après avoir exercé sur lui-même une vérité hypocrite, il en prend le droit de ne rien ménager, de révéler, de publier les confidences les plus intimes, de trahir les secrets les plus inviolables de l’amour et de l’amitié, de percer même ses bienfaiteurs des traits de la satire et de la calomnie ; et que le résultat de ses aveux sera qu’il est encore ce qu’il y a de meilleur au monde. Il n’y a point de succès plus assuré que celui d’un pareil ouvrager ; mais il ne laissera pas d’être une tache ineffaçable pour son auteur et il faut espérer que ce moyen d’amuser la malice humaine ne sera jamais employé deux fois.

Si l’on considère le monde politique et moral comme un spectacle, on y distingue deux parties, ce qui se passe sur la scène et ce qui se passe derrière la toile ; les événements et leurs causes visibles ; les premiers mobiles et leurs ressorts cachés. Ces deux objets de la curiosité et de l’attention de l’observateur ne sont pas si absolument distincts dans le partage, entre celui qui écrit l’histoire de son temps et celui qui écrit ses mémoires, que ce qui est propre à l’un soit étranger à l’autre : celui-ci, quoique plus occupé des épisodes que de l’action et des détails que de l’ensemble, ne laisse pas de lier ses récits aux grands événements par tous les points qui l’intéressent ; l’autre, en suivant le cours des fortunes publiques, ne néglige pas d’observer la mécanique intérieure du jeu des passions humaines dans les mouvements qu’il décrit ; ainsi l’histoire générale et les mémoires particuliers se communiquent et s’entremêlent toutes les fois que l’intérêt public et l’intérêt privé ont des rapports communs.

Dans cette partie, l’histoire générale ne peut jamais qu’imparfaitement suppléer aux mémoires particuliers ; et c’est surtout par les détails dont elle serait surchargée que les exemples et les leçons d’un art si compliqué peuvent avoir toute leur étendue et toute leur utilité.

S’il est vrai, comme je l’ai dit en parlant de l’histoire, qu’elle n’a point de style qui lui soit exclusivement propre, et si son langage varie comme les sujets qu’elle traite, à plus forte raison le style des mémoires particuliers et personnels n’aura-t-il point de ton ni de couleur invariable.

A l’égard des mémoires où, sans attention pour ces convenances de mœurs, l’auteur n’aura voulu obéir qu’à son propre génie, le ton, le style, la couleur, tout doit s’y ressentir et de son caractère, et de la situation où étaient son esprit et son âme. De là une variété infinie dans ce genre d’écrits, lorsqu’ils sont naturels ; et ils le sont presque toujours, par une raison bien sensible : on y parle de soi et c’est dans l’amour-propre que le naturel se décèle, lors même qu’il veut se cacher. Rien donc ne sera plus facile que de démêler dans des mémoires quel esprit les aura dictés, quel motif les aura fait écrire et quel sentiment, quelle passion aura dominé dans l’écrivain. Si c’est la vanité, il attachera de l’importance aux intérêts les plus futiles dès qu’ils lui seront personnels ; si c’est l’orgueil, il rabaissera tout ce qui peut lui faire ombrage et réservera ses éloges pour la médiocrité dont il n’a rien à craindre ou pour un mérite qui n’entre avec le sien dans aucune rivalité ; si c’est l’envie, toute espèce de gloire, de succès, de prospérité lui sera importune ; il ne souffrira point que de belles actions soient sans tache ; il cherchera, ou dans le fond de l’âme, ou dans l’intérieur de la vie privée d’un homme illustre, des faiblesses à révéler ; et dans tout ce qu’il y a de plus généreux et de plus magnanime, il épiera quelque motif secret de personnalité et d’intérêt qui le ravale ; il voudrait ternir le soleil. Si c’est la haine ou la vengeance, on le verra tantôt flatter et parer sa victime avant de l’immoler, vanter quelque faible mérite, quelque talent sans importance, quelques formes superficielles et puis, sous ces dehors, montrer les qualités les plus avilissantes, les vices les plus odieux ; tantôt, plus violent et moins perfide, insulter, outrager la cendre de son ennemi, et secouer toute pudeur pour démentir les faits, la renommée et l’opinion de tout un siècle. Avec la même facilité on reconnaîtra l’homme qui aura porté à la cour un génie étroit et une âme servile : on le reconnaîtra, dis-je, à son attention pour les menus détails de l’étiquette et de l’intrigue ; on reconnaîtra l’homme chagrin que la cour aura rebuté à la sombre misanthropie qui lui fera déprimer ou blâmer tout ce qu’on aura fait sans lui, et n’attribuer les malheurs des temps qu’aux artisans de son propre malheur et aux causes de sa disgrâce.


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1ère mise en ligne 12 juin 2005 et dernière modification le 22 décembre 2008
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