le lire écran : prouesses, controverses

lire hors livre : accélération gravitationnelle


1
Il y aurait tellement de choses à dire sur ce blog : revenir à de l’invention, de la fiction en ligne... Mais voilà : on est dans la fissure elle-même, comment on ne se préoccuperait pas de la mutation en cours ? Et quand on voit ce que devient dans Gargantua (la lettre du père, le début des pages mangées aux rats) ou déjà dans le premier Pantagruel (le livre remontant à l’origine de l’humanité, et toutes figures successives du livre – voir mes préfaces) comment la réflexion de Rabelais dans l’irruption même du processus neuf de l’imprimerie conditionne l’invention la plus absolue de fiction (il y a des parallèles avec les figures du livre dans le Quichotte qui suit à 50 ans), comment pourrions-nous hésiter aujourd’hui, même dans la maladresse, l’imperfection des techniques naissantes, à aller examiner de plus près ce que cela change pour l’usage qu’on en fait, l’imaginaire et la connaissance, la fiction et la documentation, l’intervention et la prise d’écart ?

2
Ce qui est sûr : nos pratiques numériques sont devenues lieu incontournable, à la fois social, professionnel et privé de l’ensemble de nos usages. Elles sont donc en tant que tel un enjeu majeur de culture, qui s’exprime pour nous de la façon suivante : installer dans l’intérieur des pratiques numériques des exigences (donc des contenus actifs, et non pas des tables des matières ou des bibliographies ou des recensions d’ouvrages) concernant l’art (la littérature, la fiction, la poésie), la technique (comment ça marche, comment s’approprier les matériels, comment peser sur ceux qui les conçoivent et les fournissent, et ne sont pas poètes – même Steve Jobs), ou la politique (que faire, que défendre, comment agir, transmettre, peser).

3
Alors oui, choix résolument fait. On peut être parfaitement déçu de ce qui se passe dans l’intérieur de la fissure. Voyez les discussions en cours : sur bibliobsession, site référence concernant bibliothèques et numérique, Silvère Mercier s’interroge sur la fonction d’une lettre d’info par mail, procédé pour ma part mis en place en 1998 (la lettre remue.net continue son chemin avec 1572 abonnés ce jour), mais qui s’est affaibli de s’être trop généralisé (j’y ai renoncé pour tiers livre). Mais combien de nos lecteurs, qui ne pratiquent pas le jonglage avec les flux rss, préfèrent cependant la lettre ? Voici donc le retour de la lettre de bibliobsession... Question à la fois très secondaire, et parfaitement stratégique et centrale pour que l’information qui compte soit accessible...

4
Par exemple, avec l’été, me souvient qu’il y a un an nous étions quelques dizaines à nous servir de Face Book pour de petits échanges quotidiens discrets : sur Face Book, mes informations et mises à jour sont reçues par 700 personnes, et se propageront différemment selon qu’il s’agit des communautés Beaux-Arts, ou théâtre, ou fac... et les webmasters ont plutôt rendez-vous sur twitter.

5
Encore un exemple de petite discussion l’air de rien : Hubert Guillaud dans les commentaires de ce billet de La Feuille se demande si la multiplication toute récente des univers Netvibes (voir ce recensement, ou mes 100 blogs) ne peut pas devenir un voile plutôt qu’un guide, à moins qu’on ne puisse un jour constituer une sorte d’univers des univers ? Et c’est un enjeu pourtant extrêmement important, puisque c’est à chacun de nous de construire son propre filtre d’informations, de singularités, d’exigence, de curiosité, et que ces outils montent en puissance à mesure qu’augmente la masse d’information profuse qu’est le Net...

6
Tout cela pour justifier qu’au lieu de parler ici de nouveaux textes ou nouvelles voix (mais on s’en occupe cependant : lisez, lisez les extraits librement proposés sur publie.net – quand bien même vous ne jugez pas utile pour l’instant de disposer du texte intégral !), on déploie autant d’attention sur des pratiques qui peuvent sembler aussi minoritaires : comment lire sur écran, avec quels logiciels, sur quels matériels, la plupart condamnés à devenir obsolètes d’ici l’an prochain tellement tout cela va vite...

7
Oui, mais c’est dans ces usages d’aujourd’hui que se travaillent par anticipation les usages à venir. Et, pour la littérature, une tâche de survie : là où s’invente la littérature d’aujourd’hui, elle le fait nativement dans son inter-relation avec sites et blogs, ou recherche via le média numérique. L’édition, même dans ses collections de recherche (et c’est encore bien plus grave dans la critique et la théorie), n’a pas d’espace commercial pour ces textes, donc à nous de prendre le relais. Si nous mettons tant d’effort à la construction de publie.net, c’est parce que nous constatons combien la disponibilité même de ces recherches nous est dès à présent remise...

8
Ainsi, ce compte-rendu sur ma prise de possession d’un Sony PRS-505 : après les premières semaines, je constate combien mes pratiques de lecture changent. J’aimerais tellement disposer sur cette machine d’un Gracq et d’un Michaux complets (et prêt à payer pour cela : les Pléiade devraient systématiquement être livrées avec version PDF). Mais j’apprécie, pour la lecture du soir, les petites facilités du Sony : selon la position de lecture, pouvoir provoquer la tourne de page soit avec le pouce gauche, soit avec le pouce droit... Ou savoir qu’une pression prolongée sur le bouton de tourne fera avancer de 10 pages... Ou le réflexe de corner la page avec un bookmark...

9
Alors oui, nos discussions peuvent sembler un peu ésotériques : voir chez Virginie Clayssen, pour ce qui concerne l’adaptabilité du format ePub sur le iPhone (nous travaillons, sur publie.net, aux conversions ePub). Bien sûr, ça n’intéresse qu’une petite fraction de mordus, de chercheurs, ou de savants. Mais regardez chez Léo Scheer cette vidéo du résultat, comment lire H. G. Wells sur iPhone, grossissements, affichages, navigation... Et ça n’aurait pas d’influence à rebours sur la question du livre ? Et Léo Scheer, quoi qu’on ait pu souffrir de ses humeurs cours de récré, chapeau pour l’expérimentation web 2.0 dans tous les usages de sa maison d’édition...

10
Ou bien voici l’expérience de Bernard Strainchamps : en même temps que je bifurquais vers l’édition numérique en lançant publie.net, Bernard, bibliothécaire de son état, et créateur d’un blog populaire et mordant concernant le polar, quitte son métier et lance une librairie en ligne... Lui aussi, sur le CyBook et non pas sur le Sony, se met à gamberger sur l’utilisation de la petite tablette à lire [1].... Non pas ébloui, non pas consumériste ni seulement technobsédés mais bien, comme chaque fois depuis les tablettes d’argile, le support matériel de l’écriture conditionne évidemment ce qui s’y invente, et donc comment s’y parle le monde, ou comment s’y subvertit le monde... Ou comment il fait mémoire de lui-même, ou construit qu’il se transmette...

11
Et encore, et encore... Tenez, la dernière version du Safari sur Mac : quand on affiche un PDF (le Bossuet librement téléchargeable sur publie.net par exemple) se lit non plus comme un rapport A4 mal grossi et qui ressemble à une mauvaise photocopie traitement de texte, mais avec le confort d’un livre.... Confort que la (liseuse Sony ou CyBook bouleversera encore via l’encre numérique (appelée à investir peut-être nos portables, avec écrans souples détachables, flux actualisés par wifi, couleur etc ? - il y a de ces rêveurs)... Ou, pour ma part, le saut mental qu’il m’a fallu faire pour supprimer les n° de pages sur les fichiers source de publie.net, puisque c’est la machine qui les gère...
Alors oui, sur tiers livre je continuerai les petites échappées fiction, les photos, les grognes, et l’idée que l’arborescence d’un site d’auteur constitue son travail principal, dont les livres publiés sont un parmi d’autre des éléments... Mais pas moyen aujourd’hui de contourner ces discussions de cuisine !

Et c’est bien grâce à ce travail dans nos caves et ateliers qu’on vous présentera les jours prochains, sur publie.net, Jacques Séréna ou Dominique Sampierro...

lecture écran des PDF sur dernière version Safari
relecture d’épreuves, Sony posé direct sur le scanner, je ferai mieux la prochaine fois !

[1Bernard Strainchamps pose quelques mines explosives au long de son article : les livres dont il dispose sur son CyBook ne sont pas les éternels eBooks de domaine public disponibles en masse partout, mais l’expérience proposée par Place des libraires, des services de presse proposés par les éditeurs non pas encore aux critiques et revuistes (on sait la masse de papier et d’envois que cela représente, pour nourrir les piles de Gibert et des bouquinistes) mais simplement à quelques libraires volontaristes. Questions :
 est-ce qu’on doit choisir entre la version papier et la version numérique, alors que Place des librairies propose aussi activation, lors de l’achat du livre papier, activation automatique du fichier numérique ?
 l’absence de drm pourrait être préjudiciable à des livres de grande diffusion, qui seraient accessibles via des plate-formes de peer-to-peer (on commence d’ailleurs à en connaître) : mais n’avoir droit qu’au fichier biodégradable (à durée de vie limitée), ou copie limitée à nombre restreint de supports, n’est-ce pas liquider aussi la valeur du fichier numérique ? - on prête bien un livre, que risque-t-on, sinon l’incitation à aller voir de plus près l’auteur, aller vers ses livres et ses travaux, à refuser d’emblée les drm ? à publie.net, c’est le choix qu’on a fait : le droit moral de l’auteur est protégé, le texte inclut dans le dépôt légal BNF, et la visibilité Internet induit pour l’auteur des revenus parallèles, lectures publiques, commandes, interventions, qui valent largement les droits de diffusion, voire les droits d’auteur, en tout cas pour notre domaine du contemporain...
 combien de temps les éditeurs, malgré impressionnant lobbying, pourront maintenir l’idée que le fichier numérique doit être vendu à prix sensiblement égal à celui du livre ? – le risque est tout simplement d’être complètement démuni quand Amazon lancera officiellement le Kindle avec prix max de téléchargement à 10 euros : insistons sur l’axiome, seul le package graphique/numérique est viable, et dans ce cas là le fichier numérique n’a pas valeur marchande : incitation à développer pour chaque livre des dossiers numériques d’accompagnement qui, eux, peuvent être vendus spécifiquement... je suis de plus en plus heureux, côté publie.net, de cette offre formes brèves à 1,30 euros, et de ce principe du fifty fifty pour la rémunération auteurs...
 résonance évidemment avec question qu’on affronte tous : l’iPod a trouvé son succès via une pratique consensuelle de masse, l’écoute de morceaux brefs de musique, et l’iPhone son succès via la conjonction de l’ergonomie tactile et 2 outils très populaire, le téléphone et la consultation des mails – mais comment la lecture, pratique réflexive, exigeante, de plus en plus une île dans l’océan des pratiques consensuelles (et 2 semaines aux USA ça ne rassure pas là-dessus), pourrait receler un vecteur assez populaire pour que les appareils y trouvent élan suffisant pour accueillir aussi nos pratiques de survivants ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 juillet 2008
merci aux 2177 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page