qui se détournera de sa vie intérieure ?

le discret blog de Michel Chaillou


C’est vrai, quoi, tout ce qu’on entend dire partout, les blogs comme jeunisme. Dès leurs 78 ans sonnés, qu’ils s’y mettent... Voilà un des derniers billets de Michel Chaillou, blogueur...

Lire d’autre part : François Bon sur remue.net.

 

Michel Chaillou | Apprendre à tourner la page

L’on me dit parfois que la littérature serait en péril, que la grande masse du public s’en détournerait. Mais qui peut se détourner de la vie intérieure ? Le style, cette manière de soulever le loquet de la réalité pour y découvrir ce qui s’y cache intéressera toujours les noctambules du jour. Certes le plus grand nombre s’assemblera autour de ces chiffons de papier que le moindre lieu commun noircit, parcourra avec satisfaction la galerie d’horreurs des bêtises d’une époque, c’est-à-dire les best sellers . Qu’y faire ? Mais les âmes rares, les acrobates de l’horizon sauront bien dépêtrer l’œuvre véritable des illusions verbales à la mode.

Un de mes amis, grand éditeur, me disait autrefois (il y a des siècles) que lorsqu’une fiction rencontre immédiatement son public, c’est mauvais signe pour la nouveauté de sa narration, que toute œuvre de qualité doit être peu à peu apprivoisée. Que l’inventivité, c’est du sauvage et qu’à force de marcher dans la forêt profonde de son être on finit par apercevoir les grandes clairières où chacun s’assoit dans sa vérité, celle de l’œuvre qu’il découvre.

Tout dépend donc du talent du lecteur. Il y a de grands interprètes en musique. Pourquoi n’en existerait-il pas aussi en littérature ? A force de pianoter entre les marges, de violoner le mot, la phrase, d’entendre le bruit sourd des substantifs, de s’alléger de la valse des adjectifs, ne finit-on pas par pénétrer dans des mondes dont les astres n’ont pas encore été dénombrés ? Plaisir de la lecture !

Je reviens de Bologne. Paris me guérira-t-il jamais de cette ville poétique ? Ouvrir l’une de ses portes, c’est tellement s’égarer en soi, entendre l’être intime qui nous bouge. Au bout de la rue, celle que m’ouvre ma rêverie, le bruit italien de mes pas sous un ciel chimérique que percent de nombreuses tours. Cette cité autrefois en possédait une centaine. Je leur invente des marches supplémentaires où je me tiens. Bologne, c’est un livre de pierres dont on ne parvient pas à tourner définitivement la page.

© Michel Chaillou, juillet 2008.

 

A suivre donc ici : Michel Chaillou, blog notes.

Pour moi, beaucoup de souvenirs liés à la haute silhouette de Michel. Ou bien la claustrophobie qui lui fait refuser ascenseurs et avions : en 1996, la France ayant été l’invitée de la Foire du Livre de Francfort, on avait été spontanément plusieurs à dire à Alain Lance, sans se coordonner, que Chaillou étant aussi invité on prendrait le train avec lui, plutôt que l’avion. Du coup, on était tout un compartiment ensemble, et je crois qu’on l’a écouté tout le trajet.

Pour votre été, retournez donc à La France fugitive, ou Le Sentiment géographique.

Pour le mien, je m’étais promis de convertir en mpeg de vieilles cassettes VHS avec impros de Chaillou au Salon du livre de jeunesse de Montreuil (une année qu’il nous avait fait parler sur nos toutes premières lectures – 1989 ? – il y a aussi Echenoz, Roubaud...), mais je ne sais pas faire...

 
J’en retrouve une dans mon disque dur, de ces impros transcrites de Michel : Les livres aussi grandissent, encore Montreuil, en 1998... C’est dans le même contexte qu’on m’avait demandé cette conférence Pourquoi faut-il lire ?, titre qui demandait quand même à ce qu’on le renverse.

Photo : Fontevraud, sept 2006, Bernard Martin a bien voulu se cacher gentiment derrière Photoshop.

Michel Chaillou, Fontevraud, septembre 2006.

Michel Chaillou | Les livres aussi grandissent

transcription d’une improvisation en public au Salon du livre de jeunesse de Montreuil, décembre 1998, à propos de Jules Barbey d’Aurevilly et du mot terriblement

 

Lire.

Dans le fond je n’ai fait que cela, j’ai dû d’ailleurs lire avant de savoir lire et c’est peut-être cela le problème. En définitive, mon problème a été que j’ai toujours lu des livres qui ne sont pas de mon âge. Même encore, je lis toujours des livres qui ne sont pas de mon âge, c’est-à-dire que je lis des livres pour enfant. C’est peut-être parce que je vais y retomber, mais en définitive, jamais je ne lis les livres qui correspondent à mon âge, s’il y a des livres qui correspondent à un âge quelconque.

Peut-être, d’ailleurs, que j’ai toujours écrit pour les enfants. Même les livres dits « adultes », mais Dickens a toujours écrit pour les enfants en définitive. Et puis peut-être qu’écrire, pour moi, c’est lire. Et peut-être d’ailleurs qu’écriture d’une façon générale n’est qu’une conséquence de la lecture. Je ne dis pas lire les livres. On ne peut avoir lu aucun livre et lire. Lire le Monde, lire ce qui arrive, lire la soudaineté, l’improvisation, l’improviste – un beau mot d’ailleurs – lire ce qu’il y a entre les choses, et dans les grands livres en définitive, ce qui est beau ce ne sont pas seulement les mots, c’est ce qu’il y a entre les mots.

Je dirai qu’un grand livre, c’est quelque chose où il y a beaucoup de choses entre les mots. Beaucoup de non dit entre ses dits, et peut-être que tous ses dits sont écrits pour frapper, comme deux armures, le choc du non dit, produire le choc du non dit entre les mots. Et peut-être que les grands livres ont en eux d’autres livres qui se profilent entre les mots qui les composent. Peut-être que les grands livres ont aussi entre les phrases d’autres phrases qui composent ces livres, et donc, peut-être qu’en même temps que vous lisez, marchent des sortes de pleins d’idiomes - je parle des grands livres, pas des livres qui ne sont pas des livres d’écrivain, mais ce qu’on appelle communément des chef-d’oeuvres - peut-être qu’il y a plein d’autres livres qui marchent en même temps que vous, dont vous vous imprégniez sans vous en rendre compte. Et peut-être que tous les mots choisis, que vous voyez sur la page, ne sont que les terminaisons nerveuses de mots invisibles, donc que vous ne voyez pas, par définition. Peut-être que c’est ça qu’il faut apprendre à lire. Un exemple :

J’ai recopié une phrase pour venir vous voir, la phrase d’un livre que je vais commencer un tout petit peu à vous raconter – je vous dirai son titre tout à l’heure –, c’est un officier des armées napoléoniennes, Napoléon est passé, il est donc défait. Il est à l’île d’Elbe, non , je crois à Sainte Hélène, non c’est même plus tard, c’est pendant la restauration, et un de ces officiers qui l’a servi part à la chasse. C’est un aristocrate, mais tout est à moitié chez lui, demi-aristocrate. Il n’est que vicomte. D’une branche qui n’est peut-être pas officielle. Il prend la diligence de Paris, et il part dans l’Ouest. C’est la nuit. Il part à la nuit. Il y a les relais de postes, les changements... C’est un homme qui a une cinquantaine d’années, demi-solde comme étaient tous les bonapartistes. Donc tout est demi chez lui, et il voit que demi-paysages au fur et à mesure que la diligence avance. Il y a des chevaux, ça c’est sûr, des relais de postes, les torches... Et à un moment, il traverse une ville de Normandie ou du Cotentin, par là, et il va apercevoir quelque chose, un rideau – vous allez deviner le titre – cramoisie, et là il va se rappeler que jeune hussard, quand il était tout jeune homme, il lui était arrivé une aventure amoureuse singulière (Cette nouvelle a d’ailleurs donné naissance à un film d’Alexandre Astruc). Et dans le fond, cet officier est un mélange de dandy, d’aristocrate, de sang mêlé social. Tout est un peu abâtardi chez lui, mais d’une aristocratie exigeante en même temps.

Eh bien dans la première phrase que je vais vous lire maintenant de ce texte, dont je vais vous dire le titre, tout est déjà dit. Il y a un mot, un mot seulement. Un mot presque familier, presque argotique, qui sent un peu les conversations de bivouac et qui déjà, dit la demi-chose, la demi-solde de la réalité. Et le voici ce mot, et la phrase :

« Il y a terriblement d’années, je m’en allais chasser le gibier dans les marais de l’Ouest. »

Tout est dans terriblement.

C’est ça pour moi la littérature. Le livre dont je parle, qui est tiré des Diaboliques de Barbey D’Aurevilly, c’est Le Rideau cramoisi.

Donc tout est dans terriblement. Pourquoi ? Parce que dans terriblement vous avez une sorte d’argot familier avec la pénombre, avec l’ombre, avec le sublime d’une façon générale, bien sûr. Et pour ceux qui cherchent les techniques, et bien il faut commencer par insister sur terriblement. Et c’est terriblement difficile.

Voilà une première chose que je voulais vous dire.

Mon problème, à moi, c’est que dans mon enfance, vers dix ans, je vous le disais tout à l’heure, j’ai lu des livres qui n’étaient pas de mon âge. En effet, le hasard de la vie a fait que j’ai eu à disposition pendant quelques mois, une bibliothèque fantastique qui venait de mes ancêtres et qu’on a été obligé de vendre à la salle des ventes de Nantes. Et j’ai donc vu disparaître devant moi, à dix ou onze ans, tous les livres que je devais recevoir en héritage. Peut-être que j’ai écrit pour recomposer, je l’ai souvent dit, cette bibliothèque.

Et de cette bibliothèque, il y a des livres qui sont restés en ma mémoire. Il y en avait – je n’arriverai jamais au bout – à peu près trois cents ou quatre cents. Il y avait en particulier un mélange de livres de dévotion et de livres d’érotisme. Bien sûr, j’allais plus du côté de l’érotisme que de la dévotion, j’avais dix, onze, douze ans, dans ces âges-là, et en même temps, la dévotion, les livres de dévotion m’ont appris ce qu’était la littérature.

C’était des mauvais livres de dévotion, c’est-à-dire des livres de dévotion qui n’étaient pas faits, qui ne sortaient pas de la plume de grands écrivains. Ils sortaient de la piétaille des gens qui écrivaient. C’était des livres de vulgarisation de la dévotion, si cela peut exister. Des bons abbés, des livres de vertu... Eh bien ce qui m’intéressait là-dedans, c’était la piétaille du sens. Je veux dire par là que je n’ai jamais lu les livres pour leur signification. Le sens m’ennuie. Parce que le sens, c’est comme le sens giratoire, il vous arrête. En fait il faut qu’il y ait du bruit et du tumulte, comme dans ce colloque, et il faut qu’il y ait du tumulte dans les livres.

Peut-être que les livres de jeunesse, les livres d’aventure sont ceux qui ont le plus de tumulte apparent. Et c’est là peut-être où la littérature dite « adulte » se sépare de la littérature dite « de jeunesse ». Bien que ces séparations m’aient toujours paru un peu stupides. Mais je me souviens que lorsque j’ai écrit pour les enfants, dans une collection dite « pour enfant », j’avais en tête le tumulte. Je voulais écrire le tumulte plus que le sens. Qu’il y ait le sens pour satisfaire les parents, mais qu’il y ait le tumulte. Et en définitive, peut-être que dans tous les livres, je lis toujours le tumulte, le tumulte au sens gaulois du terme. C’est-à-dire un tumulte, une espèce d’enflure de l’onde qui accompagne la moindre clarté énoncée par l’histoire. En définitive, c’est ça pour moi la littérature, un des aspects possibles de la littérature.

Un deuxième aspect de la littérature et cela toujours pour la technique et pour les personnes qui s’y intéressent – j’insiste lourdement parce que ça m’a beaucoup choqué tout à l’heure –, c’est la notion de généalogie. Quand, dans un livre, vous pouvez retirer l’intrigue, les personnages, les situations, les scènes, tout quoi, et qu’il reste encore quelque chose, vous êtes dans une grande oeuvre. Je dirais que paradoxalement, c’est l’intrigue, les personnages, les situations, et les scènes qui sont l’ennemi de la littérature. Je ne dis pas qu’il faut écrire des livres sans cela, mais je dirais que l’essentiel n’est pas là. Les intrigues, les personnages, les situations et les scènes sont imposés par les époques. Un exemple :

Pour venir vous parler, je me suis souvenu hier d’un livre, et comme je crois que les livres vieillissent comme les gens, je me suis souvenu d’un livre que j’avais adoré quand j’étais plus jeune, jeune homme, et j’ai pris ce livre. J’ai commencé à le lire et j’ai trouvé qu’il était tout ridé, qu’il avait vieilli, que c’étaient pas des belles rides, parce qu’il y a des rides qui sont belles, et que ça s’était empâté. Pourtant c’est d’un prodigieux écrivain. Je vous raconte l’histoire en deux mots : c’est une jeune femme qui prend de l’âge, à une époque où les femmes ne sont pas jeunes longtemps, c’est au XIXème siècle, et donc, elle doit choisir entre deux hommes. Il y en a un qui est herculéen, fantastique mais nul au lit. Et il y en a un autre qui est très frêle, de famille un peu bâtarde, aristocrate, un sang vicié, et qui descend de Charles d’Angoulême, le bâtard, le bâtard de Charles IX par Marie Touchet, la maîtresse. Il est maigre, il a un grand pif, il a un côté quand il rougit qui rougit et l’autre qui reste immuable (quand les deux rougissent à la fois ça doit être simplement dans les scènes amoureuses, on présume). De plus, il a une voix de basse-taille. Le costaud est marchand en gros. Il est d’une sorte de noblesse d’ailleurs, qui vient de la bourgeoisie, mais lui, il descend vraiment des rois, par la branche naturelle. Et elle va choisir le mauvais. Celui qui est mauvais au lit. C’est-à-dire qu’elle va prendre le costaud. Alors que l’autre, qui est maigre, il a un grand nez, mais il a aussi d’autres choses qui sont grandes. Donc, ce fait, c’est le sujet du livre. Et cela se passe en province encanaillée, approfondie, pas encanaillée qui est trop un terme de ville, approfondie par les humeurs d’une province du centre. Et là, c’est tout le sujet.

Alors, j’ai commencé à relire ce livre. J’avais en mémoire ce que je viens de vous raconter, et donc c’est à la description de ce Chevalier de Valois, qui ne descend pas d’Henri III, puisque Henry III n’a pas eu d’enfants, mais comme je vous l’ai dit, de Charles IX. Ces Valois qui ont eu une destinée un peu étrange par rapport aux Bourbon, moins triomphants que les Bourbon, mais celui-là il était triomphant dans le lit, et il vit à Alençon, le nom me revient, dans une espèce de logement étrange tout en hauteur. Il a épousé, enfin il n’a pas épousé, mais la nuit il épouse la blanchisseuse de manière à ce qu’il ait son linge propre le lendemain matin, et donc tout ça fait le roman. Mais le départ du roman a vieilli, c’est-à-dire que Balzac, puisqu’il s’agit de La Vieille Fille d’Honoré de Balzac, a un petit peu trop insisté peut-être sur la pâte. Il a écrit ce livre, ça c’est fascinant, en trois nuits. Trois nuits. C’est quand même étonnant, non ? En trois nuits, et il donnait, car c’est paru en feuilleton, les épreuves au fur et à mesure à l’imprimeur. Ce qui a vieilli, c’est je ne sais pas comment vous dire, un manque de... C’est d’une dextérité trop apparente. C’est-à-dire qu’il tire le portrait, comme on dit l’expression « tirer le portrait de quelqu’un », il tire le portrait du chevalier de Valois de façon trop expressive. Et le fait qu’il le tire de façon trop expressive, c’est l’expressivité de la manière de tirer ce portrait qui a vieilli. Le cliché a vieilli, on sent l’habileté. Et quand on sent l’habileté et non pas la gaucherie, c’est mauvais pour l’oeuvre.

Donc voilà un exemple de livre qui a mal grandi, qui a vieilli, de mon point de vue, je peux me tromper enfin, mais puisque je suis en train de vous raconter comment lire, et comment on sort de la lecture, ou comment on l’appréhende.

Une autre chose que je voulais vous dire et que j’ai noté, c’est que dans des livres, aussi, et ça c’est très bon pour la technique, c’est qu’il y a des mots qui sont des prophéties du livre. Je veux dire par là qu’il y a des mots qui contiennent tout le livre, et cela, bien souvent, à l’insu du narrateur, de l’écrivain. C’est-à-dire des mots qui préfigurent en eux-mêmes l’histoire et qu’il n’y aurait plus qu’à déblayer. Des mots qui sont en avance sur le récit.

Et ce qui est très intéressant – quand j’enseignais c’est ce que je faisais – c’est d’essayer de montrer dans les textes ces mots qui sont en avance sur l’histoire. Ces mots que l’écrivain, poussé par une espèce de force subtile et obscure, avait notés pour le rythme. Le rythme, c’est la façon dont les mots ont cette manière subtile de s’accrocher les uns aux autres. Mais justement, les mots sont en avance et donc ils contiennent déjà en germe toute l’histoire. Et c’est cette espèce de succession germinative de l’histoire qu’il est intéressant de remarquer au fur et à mesure qu’on lit. Vous me direz que dans beaucoup de livres qui paraissent, il n’y a rien de tout cela. C’est-à-dire qu’il n’y a que le lieu commun de l’époque qui s’est déversé, et en général ce sont les livres qui ont du succès. Je ne dis pas que tous les livres qui ont du succès sont ainsi, mais les livres qui ont du succès ce sont les livres, les best-sellers comme on peut dire, remplis de lieux communs.

Le lieu commun c’est un lieu où déjà tout le monde est, et donc c’est à l’insu des lecteurs qui apportent ce qui manque au livre. D’ailleurs ces livres, quand l’époque a disparu, le manque subsiste et le livre disparaît aussi. Et il y a plein d’exemples : qui se rappelle de Paul de Saint-Victor, par exemple, qui occupait une plus grande place que Baudelaire dans la revue L’Artiste. Il avait deux pages, Baudelaire avait un mince filet... Il y a plein d’exemples de cet ordre.

Donc, pour revenir à ce qu’est la lecture, il ne suffit pas de mettre des livres ensemble pour constituer une bibliothèque. On sent très bien quand on met des livres les uns à côté des autres s’il s’agit d’une bibliothèque ou pas. Comme si, exactement comme dans un livre, pour que les mots fassent bibliothèque, dans un livre, c’est-à-dire pour qu’ils réussissent à faire l’unité du livre, il faut qu’il y ait une espèce de liaison subtile, l’entre-mot dont je vous parlais tout à l’heure, il faut qu’il y ait dans une bibliothèque l’entre-livre. C’est-à-dire que tous les titres d’une bibliothèque soient composés de telle façon qu’ils finissent par produire, je parle des bibliothèques personnelles et non pas des bibliothèques publiques, une espèce d’unité d’ensemble, unité sensible. Pour relier un peu tout cela de façon un peu plus claire, je dirais que, si je reviens à mon expérience d’écrivain (enfin d’écrivain, je ne sais pas si je suis écrivain, enfin je l’espère parce que l’on est jamais sûr d’être un écrivain, c’est-à-dire d’avoir vraiment inscrit quelque chose dans la langue) d’une façon générale, quand je commence à avoir en germe une histoire, mon problème est d’essayer de trouver, enfin, d’être emporté par l’idiome secret du livre. C’est-à-dire que dans un livre, quand, je ne sais pas Flaubert, ou prenons par exemple des Russes, qui m’ont beaucoup fasciné, par exemple La Fille du Capitaine de Pouchkine, et bien même en traduction car je ne l’ai lu qu’en traduction, on sent très bien qu’il y a plein... qu’il y a du russe mais que dans ce russe il y a d’autres russes possibles. Comme dans ceci, que je vais vous lire, et je vous expliquerai après :

« C’était vers les dernières années de la restauration. La demie de huit heures, comme on dit dans l’Ouest, venait de sonner au clocher, pointu comme une aiguille et vitré comme une lanterne, de l’aristocratique petite ville de Valognes.

« Le bruit de deux sabots traînants, que la terreur ou le mauvais temps semblaient hâter dans leur marche mal assurée, troublait seul le silence de la place des Capucins, déserte et morne alors comme la lande du gibet elle-même. Tous ceux qui connaissent le pays n’ignorent pas que la lande du gibet, ainsi appelée parce qu’on y pendait autrefois, est un terrain qui fut longtemps abandonné, à droite de la route qui va de Valognes à Saint-Sauveur-le-Vicomte, et qu’une superstition traditionnelle le faisait éviter au voyageur... Quoique en aucun pays, du reste, huit heure et demie ne soit une heure indue et tardive, la pluie, qui était tombée, ce jour-là, sans interruption, la nuit, - on était en décembre, - et aussi les moeurs de cette petite ville, aisée, indolente et bien close, expliquaient la solitude de la place des Capucins et pouvaient justifier l’étonnement du bourgeois rentré, qui peut-être, accoté sous ses contrevents strictement fermés, entendait de loin ces deux sabots, grinçants et haletants sur le pavé humide, et au son desquels un autre bruit vint impétueusement se mêler.

« Sans doute, en tournant la place, sablée à son centre et pavée sur ses quatre faces, et en longeant la porte cochère vert-bouteille de l’hôtel de Monsieur de Mesnilhouseau, qu’on avait, à cause de sa meute, surnommé Mesnilhouseau des chiens, les sabots qu’on entendait réveillèrent cette compagnie des gardes endormie ; car de longs hurlements éclatèrent par-dessus les murs de la cour et se prolongèrent avec la mélancolie désolée qui caractérise le hurlement des chiens dans la nuit. Ce long pleur monotone et désespéré des chiens qui essayèrent de fourrer leur nez et leurs pattes sous la colossale porte cochère, comme s’ils avaient senti sur la place quelque chose d’insolite et de formidable, cette noire soirée, ce vent dans la pluie, cette place solitaire qui n’était pas grande, il est vrai, mais qui, de riante quelle était autrefois, quand elle ressemblait à un square anglais, avec ses arbres plantés en carré et ses blanches balises, était devenue presque terribles depuis qu’en 1821 on avait dressé au milieu une croix sur laquelle, colorié grossièrement, se tordait, en saignant, un christ de grandeur naturelle ; tous ces accidents, tous ces détails, pouvaient réellement impressionner le passant aux sabots qui marchait sous son parapluie incliné contre le vent, et dont l’eau qui tombait frappait la soie tendue de ses gouttes sonores, comme si elles eussent été des grains de cristal. »

Qu’est ce qui est important au niveau de la littérature, ici ?

Les chiens et les sabots.

On passe de la meute des chiens et du son traînant des sabots. Et ensuite le personnage qui va traverser la place va sonner à une porte. On va lui ouvrir. On va pénétrer dans un salon. Eh bien c’est la sonnerie qui va nous faire entrer dans l’intelligible du roman. Mais tout l’inintelligible est dehors, et essaye de rentrer par toutes les portes, par toutes les fissures de la maison. Par exemple vous avez ceci à la fin du passage que je vous passe, il est trop long :

« mais il est des instants dans lesquels ils tiendraient des siècles. C’est à ce moment-là que les chiens avaient hurlé. Ils hurlaient encore quand une petite sonnette tinta à la première porte de la rue des carmélites. »

On ne sait pas qui traverse la place, on sait qu’il y a des chiens, on sait qu’il y a des sabots qui se traînent – sans doute la personne qui traverse – et il y a la petite sonnette. On va rentrer dans l’intelligible du roman, mais l’inintelligible du roman est plus important que l’intelligible du roman. C’est l’inintelligible qui reste à la porte qui explique l’intérieur. Et qui l’oppresse. Et c’est Le Chevalier des Touches de Barbey d’Aurevilly. Puisque je suis dans Barbey en ce moment. C’est ça qu’il faut apprendre à lire. C’est une affaire de La littérature c’est la vie intérieure des choses et des êtres, et je vous parlais tout à l’heure de généalogie, pour moi la généalogie, mais ça je n’en fais pas une règle pour les autres écrivains, je ne parle que pour moi, la généalogie, pour moi, est très importante. La généalogie c’est la traînée d’ancêtres qui vous a produit. Eh bien il y a aussi une traînée des choses qui produisent les choses. Et quand on rencontre un personnage dans un roman, s’il n’y a pas cette traînée d’ancêtres qu’on sent derrière lui, il a moins d’épaisseur. Si vous arrivez à faire percevoir au lecteur inconsciemment la traînée d’ancêtres qui ont produit le personnage qu’il découvre sur la page, à ce moment-là, vous avez gagné.

© Michel Chaillou


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 juillet 2008
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