migration verticale des morts

à quoi tient ce sentiment de présence, dans les rues qu’on arpente


Ainsi donc les morts migraient.

Lentement, invisiblement. Ils basculaient lentement la tête en bas, à la verticale. Alors, dans le frottement et les vibrations de la ville (cela ne concernait que la ville), les lieux de plus grande densité les attiraient progressivement, mais continûment.

Évidemment, que cela prenait du temps. Il y avait tant d’obstacles dans la ville : à chaque ouverture de tranchée on voyait encore plus de câble. Mais le roulement était continu. Chaque vibration de voiture, chaque passage de tram, de train, d’autobus et camion contribuait à ce déplacement lent sous la terre. Ainsi, progressivement, la carte des morts rejoignait la carte des circulations principales.

Désormais, quand on ouvrait une tranchée nouvelle, et malgré l’intervention immédiate du service municipal concerné (on sollicitait toujours une autorisation avant l’ouverture d’une tranchée urbaine), il était facile de voir la trace ovale et pâle, mais plus lisse, qui tissait comme une fragile empreinte dans le sol souterrain de la ville.

Cette idée que les morts sont la tête en bas et que, marchant dans la ville, leurs pieds et les nôtres se touchent, qu’ils nous soutiennent, le secret en avait été éventé par un romancier argentin, Fresàn, qui avait dû venir s’installer en Europe, ensuite, pour se protéger. D’avoir établi qu’ils migraient progressivement, par seule force mécanique de la vibration souterraine de la ville, pour que les cartographies se juxtaposent, par Internet on pouvait facilement remonter la piste vers les services scientifiques concernés. Cela correspondait aussi, pour des migrations bien sûr beaucoup plus lentes, à des phénomènes de longtemps constatés dans les campagnes, les villages et hameaux, les montagnes mêmes.

Il était facile d’établir une corrélation entre la propagation rapide, ces deux dernières décennies, des pratiques de crémation, et ce qui s’était répandu au bouche à oreille de ce qu’on apprenait de la migration des morts.

On avait aussi, désormais, pour de nombreuses grandes villes, que les services municipaux prestataires, en toute légalité, mais se basant sur la discrétion des familles, lorsqu’ils vous rendaient l’urne encore brûlante des restes du cercueil, avaient simplement inséré le défunt dans ce qu’on nommait zone de conduite : juste une facilitation. Mis en place d’emblée les pieds en haut, et à proximité immédiate d’où la ville voulait ce soutien.

On avait des points d’insertion, près de ce qu’on disait les zones sensibles, près des grandes zones de regroupements pouvant facilement provoquer peur, ou désordre. La ville n’était-elle pas la somme de tant de nos destins anonymes, de nos infinis croisements ? Et cela avait permis aux villes dites nouvelles, aux quartiers poussés dans les bords de ville, dans les zones d’anciens marécages, ou de grands courants d’air, de bénéficier de cette même présence silencieuse, obstinée, compacte.

Nous savons mieux, maintenant, dans les villes, ce que nous devons à la mémoire, et pourquoi cela passe par le sol.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 30 novembre 2008
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