pour une littérature détergente

des modes sémantiques


C’est le mot à la mode, les cultures émergentes. L’art émergent. Les musiques émergentes. On avait avant une direction du théâtre, maintenant il s’agit du spectacle vivant (les autres sont morts). On a plutôt l’impression que chacun de leurs mots parle d’un malaise.

On comprend, si ça émerge c’est le principe iceberg : la partie immergée vaut bien mieux, mais on ne sait pas trop où elle est, dessous. Emergent, ça veut dire qu’on ne sait pas trop où dire l’enjeu ou la singularité d’expérience : en physique on a appris à travailler sur ce qu’on nomme les domaines flous, en art c’est moins sûr.

Les cultures émergentes empruntent un peu à tout le monde. C’est pas toujours folichon question texte. On entend souvent ça comme définition de l’artiste : des gens qui font des choses, qui sont dans un lieu. Moi je les aime souvent fort, les émergents : dans le fond des cours, aux Beaux-Arts par exemple ça émerge même pas mal, en tout cas plus que ça émarge. Dans les municipalités on installe des salles pour les musiques actuelles. Si c’est actuel ça peut bien être là, dans l’entrepôt aux courants d’air. Si c’est émergent, ça peut le rester : laissons l’art contemporain à ceux qui le vendent cher.

C’est plutôt pour la littérature, l’interrogation. En littérature, il n’y a pas ce problème. Il y a les codes. Les prix littéraires définissent ces codes. Les libraires qui se plaignent que les tables dites de rentrée littéraire ça ne bouge pas, ça bouge encore moins que les autres années, c’est un code. On n’est pas encore dans les émergents en littérature, la tendance ce serait plutôt genre table renversée : effondrement global, mais tout ce monde à la renverse avait gardé ses personnages (déjà obsolète dans L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute en 1954), comme tout le monde avait gardé le petit format 180 pages standard avec page IV de couverture. Aux autres, on dit d’attendre janvier (on aura Philippe Vasset, Sereine Berlottier chez Fayard, et chez Verdier on secoue la poussière avec chaoid, pour parler de mes « maisons » personnelles et fidèles).

Le mot émergent, quand on lance sur Google, on tombe d’abord sur une secte. Si on spécifie pages en langue française, on tombe sur l’expression pays émergents. C’est un peu pareil que pour l’art contemporain : un pays émergent c’est un pauvre qui n’arrive plus à être complètement pauvre mais qu’on considère encore comme tel, nous d’ici où on est. Ça m’a fait découvrir incidemment un beau blog d’actu du CNRS : même une grande institution peut renouveler sa présence Internet avec nos outils blogs, les maisons d’édition devraient y penser... Je suis ensuite passé directement à la biennale de Lyon (site assez lamentable d’ailleurs), puisque c’est ce matin que j’entendais Jérôme Sens parler formes émergentes chez Nicolas Demorand. Je m’étonnais quand même que mes fonds de cour aux Beaux-Arts aient si peu contribué : mieux vaut être émergent à Brooklyn qu’à Montreuil, apparemment. On a pourtant la version belge des cultures émergentes, la version canadienne des cultures émergentes. Le Conseil régional d’Aquitaine a nommé un élu conseiller aux cultures émergentes : parce qu’il a moins de subventions à donner que le conseiller à la culture de la même institution ? Mais avec slogan "Aux avant-gardes", drôle d’implication du aux, et bien sûr photo avec cravate qui l’est moins, d’avant-garde... Nous sommes des « secteurs » : le « secteur des musiques actuelles » par exemple.

Question littérature émergente, pour l’instant on nous fiche la paix. Il faut aller au Burkina-Faso pour en entendre parler. Est-ce que c’est tout simplement parce qu’on nous considère comme déjà d’un autre monde, trop lié au monde vieux, de la même façon qu’on entend parler de « théâtre à texte » par ceux qui s’en passent ?

Bon, on tâchera d’en rester à la littérature détergente. Au moins on sait ce qu’on a à déterger... Et merci à tous les Paul Valet de s’être volontairement cantonnés dans les émergents permanents...

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(je le garde pour ma doc perso : article Libé sur la biennale de Lyon)

Biennale de Lyon / Le temps saisi

Aujourd’hui s’ouvre la huitième Biennale d’art contemporain. Une édition tonique, où chaque artiste décline son « expérience de la durée ».

Par Hervé GAUVILLE

mercredi 14 septembre 2005 (Liberation - 06:00)

pour sa 8e édition, la Biennale de Lyon a confié, à son habitude, l’organisation à deux commissaires extérieurs. Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, les duettistes du Palais de Tokyo en instance de départ, ont concocté une manifestation revival puisant dans le réservoir de l’imagerie hippie. Les expositions sont dispersées sur cinq endroits principaux, quatre à Lyon même et le cinquième à Villeurbanne.

Cette dissémination laisse distinguer les diverses facettes de « l’Expérience de la durée ». La friche réhabilitée de la Sucrière présente une confrontation générationnelle. Le musée d’art contemporain découpe ses quatre étages (rez-de-chaussée compris) en propositions générales, chaque palier correspondant au geste d’un artiste ou d’un groupe d’artistes. L’institut d’art contemporain déploie une vision critique désenchantée des années peace and love. Les deux derniers lieux d’accueil, plus modestes, offrent un point de vue monographique (Wim Delvoye au Rectangle) et historique (montages filmiques et affiches des années 60 au fort Saint-Jean).

Le thème retenu a le mérite de structurer les interventions dans la mesure où les oeuvres sélectionnées (produites ou non par la biennale) ont toutes, de façon directe, à voir avec le temps.

Le temps qui passe

La tentation du temps infini, sous ses avatars d’éternité ou d’immortalité, se matérialise à l’entrée et à la sortie de la Sucrière. On pénètre dans le sommeil de John Giorno filmé par Andy Warhol pendant six heures, ce qui ne représente pas une durée excessive pour une nuit ordinaire, mais un exercice assez éprouvant pour le spectateur insomniaque qui déciderait de ne pas perdre une minute de ce Sleep. On sort au milieu de moniteurs diffusant, à raison de deux heures par écran mais en simultané, vingt-quatre heures de la vie familiale de Jonas Mekas, filmées par lui-même. Le temps de l’artiste excède celui de son public, au point qu’il n’y a plus de mesure commune entre les deux. Et les centaines de boîtes de la Vache qui rit collectionnées par Wim Delvoye pendant dix ans sont saisies d’un simple coup d’oeil.

Le temps « suspends ton vol »

Poussé vers son acmé, le temps devient vite un point impossible, coincé entre l’immémorial passé et l’utopie future. Ce temps de fiction est celui d’Ecarlate, installation réalisée en 2004 par Virginie Barré. Dans une salle rouge, un mannequin féminin, tête renversée, bras et jambes pendants, est suspendu dans... une suspension lumineuse ! Ça tombe bien. Ou plutôt pas si bien, puisqu’une tache rouge, par terre, semble indiquer qu’elle a lâché sous elle le sang de ses règles ou d’une mortelle blessure. Cherchez à qui le crime profite sans toucher aux indices.

L’enquête démarre toujours par un statu quo.

Sur un mode voisin, Robert Malaval, artiste suicidé en passe d’être vangoghisé, arrêtait la durée en la réduisant à une demi-heure. Il faisait ainsi, entre 13h40 et 14h10, ou entre 15h12 et 15h42, des petits points sur une feuille de papier. Son temps ne se partage pas. Car jamais, fût-ce animé d’une prodigieuse empathie, un spectateur ne restera planté une demi-heure devant ces dessins. Pas plus qu’il ne passera deux heures devant les clichés de John Miller qui photographie tout ce qui lui tombe sous l’objectif entre midi et 14 heures.

Le temps des cerises

Le film que Pierre Huyghe a réalisé l’an dernier décline une modalité du temps qui emboîte les durées les unes dans les autres. Avec des marionnettes dont les fils noirs sont ostensibles, il met en scène une animation jouant sur deux registres. Le premier est la construction par Le Corbusier du Carpenter Center for the Visual Arts à Harvard ; le second, l’ingérence du présent de l’artiste dans le passé de l’architecte. La duplicité se manifeste dans le champ-contrechamp des personnages et de leur public filmé, puis dans une séquence à la faveur de laquelle une marionnette en manipule elle-même deux autres. Cette série de tiroirs à double fond trouve son contrepoint dans l’indémodable chanson le Temps des cerises, qui, d’André Dassary à Patrick Bruel, n’en finit plus de lancer les trilles du « gai rossignol » et du « merle moqueur ». L’avenir d’un projet serait la seule nostalgie qui vaille.

Le tempo

Le domaine naturel des arts plastiques ou visuels est l’espace. Une oeuvre artistique a besoin d’étendue pour s’exprimer, occupe un territoire ou le circonscrit. Le temps est l’affaire de la musique. Pas étonnant, alors, de rencontrer des hybrides qui donnent de l’espace au temps. Sont convoqués Terry Riley, La Monte Young et Brian Eno, pour orchestrer des musiques d’ambiance (ambient), plus ou moins planantes, dans un décor qui permet justement d’inscrire le temps musical dans l’espace plastique. La grosse erreur est d’avoir oublié John Cage, seul musicien dont les dessins ne sont pas des appendices à son activité de compositeur, et surtout inventeur du Silence, à la fois livre et « partition » de 4’33’’. Bel acte manqué, une citation de Cage (« Même quand il ne se passe rien, il se passe toujours quelque chose ») ouvre la préface des commissaires dans le catalogue.

Le temps de l’action

Certains cas particuliers se plient par nécessité au rythme du public. Ann Veronica Janssens remplit une salle de vapeurs verdâtres. Le visiteur qui s’y introduit ne discerne pas les murs de la pièce et avance donc à tâtons. Autour de lui, d’autres ombres errantes le frôlent ou l’égarent, chacune d’elles saisies par la lenteur déambulatoire d’une procession qui rappelle la Parabole des aveugles. Une autre salle est encombrée par les ballons roses de Martin Creed, au milieu desquels on est invité à circuler, cette fois-ci seul. Le temps proposé à la découpe peut rivaliser dans la performance et passer de One Minute Sculpture d’Erwin Wurm à One-Second Sculpture de Tom Marioni. Quant au temps de James Turrell, qui demande un étirement de la durée propre à l’accommodation du regard et des sens, il risque de se confondre avec le temps de la patience, vu l’interminable file d’attente formée par les candidats à l’expérience.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 septembre 2005
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