pourquoi je n’ai pas répondu à Télérama

je ne répondrai qu’à partir de 2000 ouvrages ou bien, les 10 livres préférés de l’année 1923, ou 1925, ou 1935...


palmarès en 100 fois 10
Le Salon du livre de Paris, c’est comme du mousseux réchauffé : pendant 3 jours, au moment de l’inauguration (pour essayer de la cacher, parce que c’est pas spectacle très joli ?! - on fait ce qu’on peut pour parler des écrivains, en plus grand nombre possible et que ça mousse, quitte à pas brasser grand chose sur le fond, et pouvoir recommencer l’année suivante. Donc désolé si ma corporation ces jours-ci vous ennuie. On va essayer, publie.net et arte.tv, de procéder par des chemins plus détournés, et plus engagés dans la création. Par exemple, dans les questions à se poser, est-ce que ce n’est pas aussi, en ce moment, le terme écrivain qui change ? Voici donc l’enquête de Télérama : cent écrivains disent leur 10 livres préférés, et, ci-dessous, pourquoi je n’ai pas répondu.

présentation initiale, 7 février 2009
Bonjour,

Pour un article à paraître dans Télérama à l’occasion du Salon du livre 2009, nous demandons à des écrivains de nous donner la liste de leurs dix livres préférés : dix ouvrages qui ont compté et demeurent majeurs à leurs yeux, choisis dans le patrimoine littéraire mondial, de Homère à nos jours.

Nous espérons que vous accepterez de participer à cette enquête, en nous confiant votre propre sélection de dix livres : vos dix livres préférés.

Merci de nous adresser la réponse pour le 16 février au plus tard.
Cordialement
Nathalie Crom
Télérama / Responsable du service Livres

Adresse : Télérama
8 rue Jean-Antoine de Baïf
75013 Paris


Chère Nathalie Crom,

 

réponse impossible… le mot « préféré », pour la littérature, emmène plus vers des comparaisons, préférer Simenon à Agatha Christie (j’aime les deux, mais en alternance), ou l’histoire à la poésie – dans les quelques milliers de bouquins qu’on accumule et qu’on traîne, il y a ceux qu’on revisite régulièrement, comme (Bleak House, en ce moment, pour ma part) Dickens et Dostoievski, et ceux dont on ne conçoit pas l’absence de sa pièce de travail, de Benjamin à Deleuze – il y a ceux qu’on réouvre sans cesse sans savoir si c’est du travail ou qu’on accède à autres couloirs parce qu’on a changé soi-même, Baudelaire et Rimbaud inaliénables – l’idée du « demeure majeur à leurs yeux » oui je l’accepte, mais alors c’est la bibliothèque même, et là, plus seulement matérielle, mais la version que j’en ai dans mon ordinateur portable, ou les quelques centaines qui m’accompagnent dans ma « liseuse » électronique mais alors, surtout pas 10 : ça, c’est la maladie de notre petit siècle, classer, prendre les premiers et évacuer le reste – c’est ce qui se fait avec les « rentrées » littéraires, et bien souvent dans la critique littéraire en général – la littérature est un seul corps, qui se renouvelle en se traversant lui-même : dans mes 10 livres préférés, il y a le poète, celui qui écrit la poésie, et qui a nom indifféremment d’Aubigné ou Alexis Léger ou Paul Celan et tient parfois tout entier dans un vers d’Apollinaire comme il tenait dans le quatrain d’ouverture de la Divine Comédie, il y a le romancier, celui qui a écrit la Comédie humaine comme il a fait tenir toute une éducation sentimentale dans le bruit d’une machine à vapeur de transport fluvial, qui a grincé son Bardamu quelques années à peine après la disparition de Marcel Proust, il y a l’expérimentateur, et la façon dont le très vieux Gracq et le très vieux Claude Simon finissaient par se ressembler comme deux frères, il y a le visionnaire, ou de Poe à Michaux, de Kafka à Cervantès on a la même dette – il y a qu’à reposer des questions de ce genre on continuera de repousser dans les marges les Sarraute, Duras, Collobert, et les livres qui nous ont basculé ou bousculé mais qu’on n’ose plus trop rouvrir parce qu’ils font peur, comme Lowry ou Faulkner, savoir enfin que même la notion de « patrimoine mondial » force à la centrer sur un fait de civilisation où ce qui relie Murasaki Shikibu à Ozamu Dasaï ne viendra pas au premier plan, voir ce que Le Clézio en décembre disait des littératures orales des forêts d’Amérique centrale (la littérature c’est sans cesse aller vers l’écart et y apprendre, avec le paradoxe qu’en revenant aux premiers livres on découvre qu’ils en savaient déjà la trace), et que le « patrimoine » – ce qu’on doit sauver – aujourd’hui n’est déjà plus une justification en soi suffisante pour notre engagement de tous les jours à dire ce qui compte : nous sommes en temps de secousse, et si nous interrogeons le sens on y va aujourd’hui les mains vides, mais c’est de notre responsabilité d’entrer dans ces zones ou de choisir le musée – quelle fascination à il y a découvrir qu’avec Jorge Luis Borges des modèles de littérature hors du livre ont surgi bien avant nos écrans (Le livre de sable, la nouvelle L’Aleph) et je n’ai jamais dit de Borges que je le préférais pas plus que je ne préférerais Char à Blanchot ou le contraire (I would prefer not to nous crie Bartleby dans le crâne, comme Artaud est déjà plié à se tordre – et on ne sait pas si de rire ou de douleur) : chacun nous lègue, et à chacun de leurs lecteurs, une tâche à la fois essentielle et précaire, un chemin de lire et relire qui ne participe pas du goût ni du loisir – il y a tous ces morts qu’on ne sait pas relire sans en voir les yeux et entendre la bouche ils ont nom Koltès ou Tarkos et déjà trop d’autres, enfin que ce corps ne peut s’appréhender que dans son constant renouvellement, qu’on n’entre dans ces lectures qu’à condition de se mettre soi-même en mouvement, que c’est en partie cela qui s’appelle écrire et se déporte aujourd’hui dans cette profusion virtuelle naissante, qui bouscule certainement autant la notion d’écrivain que son invention occidentale récente au 17ème siècle a pu elle aussi être un basculement : et que ces poussées les plus contemporaines, même les plus fragiles et y compris hors du livre, devraient passer bien plus au premier plan

je ne sélectionnerai donc pas mes « dix livres préférés » (pas plus d’ailleurs que je mettrai les pieds au Salon du livre 2009)

bien amicalement vôtre

F

image : BNF, 30 janvier 2009


responsable publication François Bon, carnets perso © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 11 mars 2009
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