"Je suis une surprise" et carnet avec rss
Marc a eu le courage de laisser tomber le masque : fin des temps Batman, à la place il met en ligne au quotidien son carnet de travail, et désormais avec flux rss : carnets de Marc Pautrel. En triptyque, juste un numéro, une photo (celle d’en haut : étrange de retrouver au hasard de son site un Citroën 23 comme celui que j’avais moi-même photographié plusieurs fois en 1999-2000 sur la ligne Paris-Nancy pour Paysage Fer. Choix (pour ma part j’ai option contraire) de séparer ces carnets de son blog sur les questions littérature/lecture : Ce métier de dormir (le blog reprenant le titre de son premier livre).
Alors, progressivement, c’est le territoire de Marc qui devient perceptible : fiction, mais depuis le champ délimité par la table de travail. Les villes, le regard, la mémoire, mais depuis ce qu’en ouvre le chantier d’écriture. C’est ce qu’il développait déjà dans Vie des écrivains classiques, dont nous proposons nouvelle version (màj graphique et variantes auteur) eBook et écran sur publie.net.
C’est ce qu’il met en travail dans la collection Alter Ego de l’Atelier In8, dirigée par Claude Chambard, où le territoire de ce qui est scruté de l’autobiographie ne se forme qu’en fonction de l’ouverture progressivement construite sur l’écriture (l’art de jouer seul au ping-pong, ou des gilets de sauvetage trop grands pour vous, incroyable quantité d’images très précisément rémanentes). Du Je est une surprise du titre au J’habite chez un autre qui lui répond dans le livre, jusqu’à la tombe de Proust visitée au Père-Lachaise, très grande cohérence du travail (non pas auto-)fictionnel pour établir ce qui, pour chacun de nous, ne peut être, arbitrairement et hasardeusement, que construction.
On pourra en trouver des extraits et analyses dans le Journal littéréticulaire de Patrick Rebollar (suivre tags), dans Lignes de fuite, dans la Lettrine, dans libr-critique.
Peu à peu, et Marc Pautrel en est un des acteurs, une nouvelle relation entre ce travail de fond sur le web, l’atelier ouvert purement virtuel, mêlant la lecture des autres (merci, Marc, pour l’accueil de Cambouis d’Antoine Emaz) aux notes les plus personnelles, et la sédimentation de temps que représente l’ouvrage papier, son intersection avec une démarche éditoriale... Et c’est le monde Internet qui en fait le premier l’accueil, parce que capable de saisir, justement, cette articulation désormais organique à l’écriture même....
Marc Pautrel | Je suis une surprise (extrait : Paris)
Durant une courte période, j’habite dans
la capitale grâce à l’hospitalité de mon
frère qui me prête sa minuscule chambre
de bonne et s’installe pendant ce temps
dans l’appartement de sa nouvelle amie. Je
marche toute la journée dans les rues. Je
bondis de quartier en quartier grâce au
métro, m’enfonçant dans le sol sur une
place et ressortant de terre en plein milieu
d’un centre commercial à l’autre bout de la
ville. Je visite longuement les musées. Je
téléphone aux anciens amis et nous déjeunons
ensemble.
Un jour, avec mon frère, nous parcourons
le cimetière du Père-Lachaise, situé
non loin de chez lui. Je cherche la tombe
de Marcel Proust, je la trouve, je veux que
mon frère me prenne en photo devant cette
tombe. Je m’accroupis à gauche de la dalle,
je penche ma tête sur le côté, et je place ma
paume en conque autour de mon oreille. Je
voulais discerner le chuchotement du
corps de Proust, mais je n’entends rien.
Mon frère déclenche son appareil et il me
dit plus tard qu’il a été choqué par mon
geste au milieu d’un cimetière.
Chaque jour, en rentrant de ma promenade
parisienne, j’achète le grand journal
du soir puis je vais faire des courses dans la
supérette de la place. Je remonte dans le
petit studio, je mange, j’écris, puis je m’endors.
Le lendemain, les bruits des voisins
du dessus partant travailler me réveillent
avant l’aube.
La capitale, à cette époque, est le seul
lieu où on trouve certains livres. J’achète
d’occasion les classiques grecs et latins
usagés qu’un grand magasin spécialisé propose
à prix réduits, vestiges des études
avortées des étudiants en khâgne. Le prix
est inversement proportionnel à l’état
d’usure du volume : plus le livre a été lu et
annoté, moins il est cher. J’achète aussi des
disques de compositeurs peu connus,
introuvables dans les petites villes. Des
enregistrements rares de Couperin, des
suites de Clérambault, des pièces de
Gervaise, la musique sacrée de Vivaldi, les
sonates de Haydn par Glenn Gould.
J’écoute ensuite ces disques la fenêtre
ouverte sur Paris, en lisant sur le lit.
De temps en temps, je vais à Versailles et
je me perds pendant des heures, à marcher
derrière le château, au milieu de ce jardin
grand comme un département.
Un ami universitaire en stage au musée
Rodin me donne rendez-vous là-bas et me
permet d’y entrer sans payer. Une autre
fois, me promenant dans le quartier du
Marais, je me mêle sans le vouloir à des
touristes et j’entre gratuitement au musée
Picasso. Les sculptures et les toiles sont
mes amies secrètes. Au musée d’Orsay, je
regarde longuement les portraits peints par
Renoir. Au Louvre, passé le brouhaha de
l’entrée, les salles accueillant les Watteau et
les Fra Angelico sont désertes, comme si
une visite privée avait été organisée pour
moi seul.
Une après-midi, je croise Patrick
Modiano qui traverse le jardin du
Luxembourg à vive allure, grande
silhouette fine, lunettes fumées. Il est tellement
grand que j’ai l’impression que sa
tête dépasse la cime des arbres. Je cours
après lui et je le suis un petit moment, le
long de la rue d’Assas, puis j’abandonne la
filature, il marche trop vite pour moi.
Comme j’aime bien savoir où je me
trouve exactement, je commence à explorer
chaque parcelle de cette ville. Je visite la
capitale arrondissement par arrondissement.
Je marche tous les après-midi
jusqu’à l’épuisement, comme je le ferai
plus tard dans une autre grande ville.
Un hiver, je me retrouve vers six heures
du soir dans le quartier des ministères. J’ai
à peine déjeuné, je suis pris d’une fringale
qui confine au malaise, je cherche une
pâtisserie,mais il n’y a aucun magasin dans
ce coin-là. Je marche, il fait très froid, une
sorte de neige bizarre commence à tomber.
J’aperçois quelques fleuristes, mais rien où
acheter quelque chose à grignoter, pas de
marchands de tabac, pas de bars. Je trouve
enfin une boulangerie, j’entre, ils n’ont
plus rien, plus de pain, plus de croissant,
plus de tarte, je prends la dernière part de
flan. La vendeuse me l’emballe, je suis tellement
affamé que je sors en titubant, je
déballe le gâteau, mes mains tremblent, et
le flan tombe dans le caniveau avant que
j’ai pu le porter à ma bouche. Ce soir-là,
j’imagine que je ne réussirai jamais à regagner
un endroit de Paris où je puisse
reprendre des forces et que je vais
m’écrouler contre un mur dans ces petites
rues désertes, à deux pas d’un des plantons
impassibles qui gardent les ministères.
Les semaines que je passe dans la capitale,
je ne me souviens pas avoir lu un quelconque
livre alors que pourtant j’en ai
acheté beaucoup. Je les ai ramenés chez
mes parents où je les ai rangés dans ma
chambre à l’intérieur du grand meuble
creux qui est lentement devenu ma bibliothèque.
Une fois, un ami qui s’est installé dans la
capitale veut me présenter ses nouveaux
amis. Il m’emmène chez la petite-fille d’un
compositeur de musique du siècle dernier.
Elle me semble superficielle, elle a invité
d’autres amis tout aussi fades. Des années
plus tard, je la verrai à la télévision et
repenserai à elle en voyant son nom s’inscrire
sur l’écran. Elle habite alors un
immense appartement. Je suis fasciné par
les milliers de livres reliés qui remplissent
les murs et transforment le lieu en une
bibliothèque ancestrale. Tous les jeunes
gens présents ce soir-là n’ont pas la plus
petite idée de ce que représentent les
livres ; moi-même je commence tout juste à
m’en douter. J’ai lu Proust et j’ai lu Céline,
je commence à descendre lentement les
siècles du français narratif, plus tard je les
remonterai, et plus tard encore j’écrirai
vraiment.
Dès cette époque j’écris déjà, mais sans
que mes mots paraissent pouvoir s’ancrer
sur le réel. Du moins, ces longs romans
introspectifs me semblent impubliables.
Dix années plus tard, en rangeant des
papiers, je tombe sur toutes ces liasses dactylographiées
à l’ordinateur et sorties de
ma première imprimante informatique. Au
milieu des dossiers, une feuille semble différente,
je la lis et je souris en découvrant
le style superbe car je crois reconnaître le
texte d’un grand auteur contemporain.
Mais après réflexion je me demande pourquoi
j’aurais recopié et imprimé ses lignes.
Je note aussi qu’il n’a jamais eu un style
aussi direct, aussi intime, et je ne comprends
pas. J’ai la certitude que cet extrait
d’un roman n’a jamais été écrit par moi, je
m’en souviendrais, et du reste je suis bien
incapable d’écrire aujourd’hui avec un tel
talent, donc a fortiori je ne le pouvais pas
dix ans auparavant. Pourtant, ces paragraphes
qui éclatent sur la page avec tellement
de lumière, j’en suis l’auteur. Tous ces
années de graphomanies n’en étaient peut-être
pas. Personne ne peut savoir. J’éprouve
de la peur, je glisse la feuille au milieu des
dossiers et je referme très vite la chemise
les contenant. Je place le tout dans un
grand étui plastique protecteur, j’étiquette
soigneusement en notant l’année et je cale
l’ensemble au fond d’un meuble chez mes
parents, en espérant ne jamais avoir à relire
cette partie de moi que j’aime sans pouvoir
ni la reconnaître ni la comprendre.
© Marc Pautrel, Je suis une surprise, atelier de l’in8, 2009.
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 8 avril 2009
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