Stones, 38 | vie de Marianne Faithfull par elle-même

50 histoires vraies concernant les Rolling Stones – un légendaire moderne


sister morphine c’est le portrait de moi dans un miroir noir

En juin 2007, au Marathon des mots de Toulouse (merci Gauthier Morax), Marianne Faithfull était venue lire du Yeats, et j’avais proposé un hommage d’une heure, en traduisant à la volée son récent Faithfull, an autobiography. Elle nous avait confié, sous réserve de ne pas diffuser, une cinquantaine de portraits d’elle, de 1965 à aujourd’hui, que je pilotais du Mac en même temps que les extraits audio (dont une suite en fondu de Working class hero, passant de John Lennon à Bertrand Cantat via Faithfull), progressive transformation d’un visage. Ci-dessous les notes, traduites de son livre comme par aspirations, qui ont servi de partition à ma prise de parole. Mais, dans ce feuilleton, comme lui laisser directement à elle la parole. Dédicace à l’ami Vincent Segal.

sommaire :
 sister morphine
 andrew loog oldham
 la vie en tournée
 jagger, dylan, kafka
 hyde park 69
 une photo, une vidéo + crédits

 

1 _ sister morphine


mick a commencé d’écrire la musique de sister morphine quand on était à rome avec keith et anita – just un riff, principalement – il avait la mélodie depuis 6 mois à peu près et il marchait partout dans la maison en chantant ça – je me suis mise à penser que si personne n’écrivait les paroles on allait continuer à l’entendre comme ça pendant 10 ans – mick semblait n’avoir aucune idée de quels mots pouvaient aller avec cette musique – peut-être qu’il attendait que je le fasse, ça ne me surprendrait pas – même à la guitare c’était lugubre, j’étais partie d’un poème de Milton

je crois qu’on a comme ça des montées d’inspiration – des choses qui vous traversent – la plupart du temps elles arrivaient sur mick, c’était un grand conducteur d’ondes électriques – mais ce jour-là c’est venu sur moi – une série d’images très nettes – vivid – qui a commencé de se former dans ma tête, et j’ai écrit l’histoire de quelqu’un accro à la morphine – ça a sans doute à voir avec keith et anita, encore qu’ils n’étaient pas tellement plus accro que moi à ce moment-là – mais je crois que derrière ces paroles il y a que je savais qu’elles plairaient à keith – c’est comme si j’avais écrit un rôle pour anita, : si keith était le type dans l’accident de voiture et anita l’infirmière, ça donnait quoi

ce qui a pu déclencher l’idée pour cette chanson the clean white sheets stained red et les draps immaculés se sont tachés de rouge – c’est une anecdote sur le bateau pour le brésil, avec mick, keith et anita – anita à ce moment là était enceinte de marlon et après quelques jours sur le bateau elle s’est sentie mal et a paniqué – elle a appelé le médecin qui lui a fait une piqûre de morphine – je me rappelle de keith et moi très fiers : ouah, tu t’es débrouillée pour te faire offrir un fix de morphine à l’œil...

j’étais une grande fan du velvet underground, je passais leurs disques à la maison tout le temps je connaissais sister ray et waiting for the man ça avait dû s’imprégner dans mon cerveau s’imprimer très profond

le premier à qui j’ai montré les paroles c’était mick, ce n’est pas qu’il a été impressionné, plutôt effrayé – c’était là en entier, du début jusqu’à la fin – c’était vraiment parti comme par une soupape de sécurité, même moi je n’arrivais pas à comprendre

mick savait que si je n’avais pas d’exutoire je devenais vite à cran, irritable – c’était important que notre relation reste mutuelle, réciproque – il m’avait appris ce qu’était la musique noire et le blues, il m’a ouvert à une relation de la musique à la nature et à l’émotion – et moi j’avais fait pareil pour lui avec les livres et les idées – un échange d’expérience, d’énergie – et il travaillait de plus en plus, et travaillait de mieux en mieux, et moi je ne faisais plus rien

alors mick a décidé d’enregistrer ma propre version de sister morphine – c’était au moment où il mixait let it bleed – on a fait les pistes d’instruments à los angeles avec ry cooder, jack nitzche et charlie watts – jack nitzche c’était un gars très marrant, complètement névrotique, très intense et arrogant – il me voyait picoler et prendre plein de coke, il me disait : comment tu peux te croire une chanteuse et prendre toute cette merde ? très bien monsieur, je le ferai plus, je disais

decca l’a sorti en février 69 et après 2 jours l’a retiré du circuit sans nous prévenir, ni explications, ni excuses – c’est comme si on m’avait mise en prison, ou au tribunal une autre fois – que decca n’allait pas m’autoriser à contaminer l’âme des jeunes gens – mais quand c’est sorti dans sticky fingers 2 ans plus tard il n’y a pas eu une remarque là-dessus : peut-être que c’était le bon timing, peut-être parce que les stones étaient des hommes

parce qu’il n’y avait plus mon nom sur le disque – je n’apparaissais pas à la lumière du jour – j’ai toujours pensé que mick ne s’était pas assez battu : il avait eu une réunion avec decca là-dessus et puis fini – je n’allais pas concurrencer les stones, j’étais la muse de mick et je devais rester dans le rôle – ce n’était la faute de mick, juste le système qui était comme ça

sister morphine c’est le portrait de moi dans un miroir noir

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andrew loog oldham


j’étais assise sur un chauffage près de john quand j’ai remarqué cette drôle de créature, tout de travers et anguleux comme un oiseau de proie – l’air puissant, dangereux, sûr de lui – il nous a tourné autour, et en me tournant le dos il s’est adressé à john : c’est qui, elle peut jouer, comment elle s’appelle – sans reprendre sa respiration –, et il nous tend une carte de visite brillante, 2 fois trop grande : andrew loog oldham chérie – il appelait tout le monde chéri, surtout les mecs – ça les rendait nerveux et lui ça le faisait rire – andrew c’était tranchant en permanence – menace, choc, coupure au rasoir

john : elle s’appelle marianne faithfull, et pour de vrai

andrew : elle peut chanter

john : bien sûr qu’elle peut, pourquoi elle ne pourrait pas, hein marianne que tu peux
et c’est comme ça que ça a commencé

et andrew loog oldham : « j’avais vu un ange avec une grosse paire de seins »

parce qu’andrew vous disait des trucs qu’on n’entendait que dans les films, du genre : je vais faire de toi une star, et c’est juste pour commencer, baby ou bien : pas besoin d’audition, je vois ton charisme dans tes yeux, chérie

et une semaine plus tard je reçois un télégramme d’andrew chez ma mère à reading, on n’avait pas encore le téléphone : merci être studio olympic à 2h00 stop andrew loog oldham

on s‘était vu plusieurs fois avec andrew et un compositeur à succès, Lionel Bart, c’est parce que ce type avait du succès qu’andrew avait trouvé l’argent pour la session, encore une de ses combines

la régie était à l’étage au-dessus du studio, il était là avec son associé, ses assistants, mick et keith aussi étaient là, et lionel bart, et le technicien – et nous on était ne bas dans l’usine à les regarder comme des dieux – andrew avec des lunettes noires mais je n’ai pigé que plus tard que c’était pour faire le même truc que phil spector – il n’y avait pas grand chose à faire en régie à cette époque : on enregistrait en direct avec l’orchestre, l’orchestre jouait et je chantais, tout en mono

la chanson de lionel bart était désastreuse : i don’t know how to tell you, je ne sais pas comment te le dire, avec des paroles du genre on dirait que le destin l’a décidé
/ d’envoyer quelqu’un d’autre pour m’aimer

et pour la face B du 45 tours une chanson de Mick et Keith, as tears go by

à cause du couvent il leur avait dit : je veux une chanson avec plein de murs en briques autour, des fenêtres très hautes et pas de sexe

il m’a passé une démo avec big jim sulllivan à la guitare, m’a donné un papier avec les paroles, je suis redescendue dans le studio et on l’a fait, deux prises et c’était bon
bravo chérie tu feras au moins numéro six

après la sessions mick et keith m’ont ramenée avec sally en voiture jusqu’au métro – mick voulait que je m’assoie près de lui, mais j’ai mis sally à la place – quel petit loubard prétentieux j’ai pensé, vraiment immature – et mick de son côté devait penser : encore une de ces jolies idiotes qui aiment odetta et joan baez

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3 _ la vie en tournée à 20 ans


15 novembre 1964 concert au Winter Garden, Bournemouth
16 novembre – 19ème passage en studio
20 novembre Gladd Rag Bal des étudiants de Londes, Wembley Stadium
21, Gliderstone Ballroom, Boston, Lincolnshire
22, Manor House Ballroom, Ipswich
23, Barrow assembly hall, Aylesbury
24 Nottingham, et pasage à la Granada TV
25 Twisted Wheel, Manchester
26, Majestic Ballroom, Newcastle upon Tyne
27 Town Hall Kidderminster
28 Rady Steady Go en Lyton Baths
29 BBC Top of the pops
30 : congé

conférences de presse et émissions de radio tous les jours : il y a quelqu’un de spécial dans votre vie, Marianne, c’est qui votre beatles préféré marianne, prends l’air pensive pour la photo chérie

c’est à peu près à cette époque que j’ai eu ma première expérience lesbienne, une fille indienne magnifique qui s’appelait saida – tout ça faisait partie de ce que j’appelais ma grande expérimentation – quand j’avais 17 ans elle m’avait donné un tuinal et embrassée dans l’appartement où je m’étais installée lennox garden – elle avait 16 ans, splendide, petite, forte, cheveux courts – aussi exquise qu’une petite figurine dans un temple – et en plein comme on faisait l’amour ma mère entre dans la chambre et tombe sur nous – j’avais oublié qu’elle devait revenir – elle a juste refermé la porte et puis sortie, jamais revenue

la solitude en tournée, affreux – maintenant je ne pourrais imaginer vivre sans donner de concerts, je m’y suis habituée (adjusted) et j’aime ça – je suis vraiment forte pour être toute seule, c’est d’être avec les autres le difficile

ma première tournée fin 64 c’est avec les Hollies, Freddie and the Dreamers, Gerry and the Pacemakers, The Four Pennies, des tonnes de gens tous brassés ensemble
les tournées dans le début des années soixante c’était des assemblages non discriminatifs de groupes, stars et inconnus, chanteurs folk, clones des beatles, groupes country, danseuses, américains (catégorie qui valait en soi) et tout ce monde là jeté ensemble higgleddy-piggledy (pêle-mêle)

on se retrouvait pour prendre le bus juste derrière le musée de madame tussaud- je n’avais jamais été en rapport avec ce genre de types avant, mais on était ensemble dans le bus pour des jours et es jours, c’était un peu comme d’être embarqué dans un sous-marin avec toute l’équipe du Manchester United – le temps était salement froid et ça gelait à mort à moins d’avoir vraiment le siège à côté celui du conducteur – et il fallait supporter leurs histoires salaces ou la liste de tous les autographes qu’ils avaient collectionnés, et les sièges n’étaient pas inclinables et à moins d’avoir vraiment servi dans l’armée et de pouvoir dormir assis tout droit, dormir dans le bus il n’en était pas question – par la fenêtre les paysages sans fin d’usines en briques et de maisons à terrasses, avec de vieux ponts et des canaux remplis de gravats

la tournée s’arrêtait dans le lancashire et c’était bizarre d’être confrontée aux paysages de l’enfance – dans le bus j’étais assise à côté de graham nash qui jouait avec les hollies, on est passés à orsmkirk où j’avais été petite fille, et les banlieues de liverpool où lui avait grandi

et tous ces types dans le bus rigolaient de moi parce que j’emportais des piles de livres : le marchand de venise, jane austen, paradis perdu, worsworth, keats, shelley – ça leur paraissait bizarre, je m’en apercevais – mais il y avait toutes ces heures qui n’en finissaient pas dans l’autobus alors je plongeais dans la littérature anglaise comme si je devais revenir à l’école et passer mon bac – ça a dû leur paraître plutôt intimidant : l’avantage c’est que ça les effrayait tellement que la plupart d’entre eux ne m’adressaient pas la parole

eux ils lisaient des magazines comiques, des statistiques sur les matches de foot, se lançaient leurs blagues obscènes et mettaient des paroles porno aux chansons du hit parade : une drôle de combinaison d’insécurité et d’arrogance – ce que je devais vraiment tenter de faire c’est cacher ma peur, mais ma distance les irritait – c’est encore comme ça – je n’ai jamais su pourquoi j’étais comme ça, mais je comprenais que j’avais à faire avec et ce qu’ils fallaient qu’ils croient : ok, trop timide – et si un journaliste essayait de s’en prendre à ma vie intime : – je ne suis pas si distance, vous savez, juste terriblement timide, fantastiquement introvertie – je n’étais pas timide, je ne l’ai jamais été, mais j’admire les timides : keith était un timide

la tournée package suivante c’était printemps 65, collection typique d’excentriques du pop spécialistes des charts : gerry et les pacemakers, les kinks, gene pitney et les mannish boys, moi et mon guitariste, jon mark, le chanteur des mannish boys était david jones, plus tard david bowie

aujourd’hui je me demande si dans ma cervelle petit pois accepter d’être gentille avec gene pitney ce n’était pas pour me remettre dans les bonnes grâces d’andrew – pitney avait aidé au lancement des stones en faisant un succès d’une des premières chansons jagger-richard, et leur avait donné un coup de main pour l’enregistrement de not fade away – je me sentais coupable d’avoir lâché andrew et c’était ma façon bizarre de rattraper, sans réaliser que gene pitney était un complet trou du cul (arsehole) – je n’avais qu’à mettre un orteil dans l’eau avant de savoir quelle crétin j’étais de le mêler à mes affaires

mary allen, qui m’accompagnait, en pinçait pour un types des four pennies nommé lionel : leur succès c’était un truc abruti qui s’appelait JU UUU LLE ETTE, alors c’était même problème pour elle

les kinks étaient très gothiques – à vous donner la chair de poule, et mutiques : ils ne parlaient jamais – c’était longtemps avant qu’ils deviennent alcooliques et fichent le bazar, tout ça c’est venu bien après – ils étaient tendus et craignaient tout le monde, terrifiés – et puis là-dessous il y avait une histoire de famille qui tourne mal : ils se haïssaient les uns les autres

la seule façon que j’avais pour supporter cette tournée avec tous ces types c’était de la traiter comme une étude sociologique – de tous ces sauvages, gene pitney était le spécimen le plus intéressant : je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui auparavant, absolument le plus pompeux, le plus auto-satisfait personnage que vous pouviez imaginer – il se prenait lui-même tellement au sérieux que ça en devenait considérablement drôle – pas une goutte d’humour vis à vis de lui-même, incapable d’ironie – je trouvais ça fascinant et très américain – ils étaient plus littéralement proches des choses que nous les européens – l’attitude de gene c’était de paraître toujours un étage au-dessus de moi, un peu comme l’émotion à la gomme qu’il malaxait soir après soir sur la scène – ma seule expérience des américains c’était les étranges copains d’andrew, phil spector et jack nitzche qui étaient comme des créatures d’un autre monde, avec leurs lunettes noires et leur vie à 200 à l’heure : n’importe comment, ils ne parlaient jamais

pitney se servait aussi de ce truc très mâle, faire le muet – ils ne savent pas beaucoup de choses, mais la façon de lever une jolie fille c’est faire attention à la moindre des choses qui la concernent, il l’a fait, j’ai trouvé ça merveilleux – juste un moment d’aberration, un amour de tournée – il baisait bien (he was a good fuck) et j’étais une très jeune fille qui voulait le plus d’expérience possible dans le moins de temps possible

ma dernière rencontre avec gene c’est impayable (was a hoot) : maintenant j’avais mon propre appartement à knightsbridge, que je partageais avec mary allen – une des choses que j’avais insisté pour avoir, et les gens trouvaient ça bizarre, c’est des couvertures pure laine d’écosse – l’été, elles sont merveilleusement fraîches mais là c’était en plein hiver et l’appartement salement froid : il n’y avait pas de chauffage central, il fallait être coriace (tough) – moi j’avais grandi à brazier’s park je ne sentais pas le froid

c’était la fin de la tournée, on était arrivé de birmingham à londres à une heure ou deux du matin – on s’est déshabillés et je n’oublierai jamais le pauvre gene pitney, enlevant ses fringues et son caleçon, se précipitant sous les couvertures, ces magnifiques couvertures d’écosse mais qui étaient comme des voiles de glace, et à peine il s’est mis là qu’il a sauté à 2 mètres en l’air – il courait autour de la pièce comme quelqu’un qui a pris feu : j’ai pris le fou rire – ça aurait mieux que je lui propose une bouillotte mais ça ne m’était pas venu à l’idée : les bouillottes, c’était pour les vieux – les américains avaient des couvertures électriques mais ce n’était pas mon job de vérifier que gene pitney serait bien au chaud dans mon lit

gene est reparti dans le connecticut et je ne l’ai jamais revu – c’étaient des tournées d’un mois et sans doute qu’une fois revenu il n’y a plus jamais pensé – mais il n’y a pas longtemps j’ai ouvert une malle dans la maison de ma mère, et il y avait tout un énorme paquet de lettres et de télégrammes urgents de gene pitney dedans : « je sais que tu n’as que 17 ans et j’en ai 24 » – donc il n’était pas si vieux lui-même – lire les lettres de gene pitney 29 ans après c’était un drôle de sentiment, mélange de nostalgie et de contrastes – une image de moi dans le doute et l’incertitude, insecure child, sous l’aile de sa mère dragon – des trucs du genre : « je suis sûr que ta mère ne te donnera pas ces lettres si elle les ouvre à la maison »

note : gene pitney est mort l’été dernier, il ne tournait pas beaucoup aux Etats-Unis, sauf dans les casinos, mais faisait chaque année depuis 30 ans 1 mois de tournée en Angleterre et 1 mois de tournée en Australie pour en vivre le reste de l’année

note : marianne faithfull, enceinte de gene pitney, avorte au printemps suivant sans lui en parler – le récit n’en est pas fait dans le livre (on l’apprend quand un an après elle devient enceinte de John Dunbar

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4 _ jagger, dylan, kafka


mick jagger était parfaitement beurré – l’alcool n’a jamais convenu à mick, il ne peut pas vraiment le gérer – il essayait tout ce qu’il pouvait pour capter mon attention, mais j’étais triste et renfermée – je faisais mon truc habituel de l’ignorer, en faisant semblant de ne pas voir tous ses clins d’œil ou ses regards langoureux qui n’en finissaient pas alors il arrive vers moi, me portant une coupe de champagne et me dit de cette façon maniérée qu’il avait reprise exactement d’andrew : ça fait vraiment trop longtemps que ça dure, marianne chérie… ah ouais, je réponds, façon réfrigérateur, ce qui provoquait seulement qu’il en fasse plus – j’avais une robe avec un décolleté prononcé, il arrive tout près de moi comme pour qu’on trinque et me renverse tout le verre à l’intérieur – c’était puéril, mais je suppose que c’était la seule façon qu’il avait trouvée pour que je m’intéresse à lui

je suis partie dans la pièce à côté parce que je n’en pouvais plus de tout ce non sens et que je voulais être toute seule – la pièce était dans l’obscurité, très calme et Keith jouait du piano – sombre, intense, complètement silencieux – il ne me parlait pas, à l’époque – je suis restée longtemps, dans le noir, à l’écouter

j’ai fait une dernière tournée avec le célèbre roy orbison – dans un patelin où on était à l’hôtel des oubliés de dieu ou ce genre tout au nord, roy est apparu à la porte de ma chambre ) il était là avec ses bottes de cowboy et ses lunettes de soleil – des lunettes noires, une veste de cuir noir, chemise et cravate : le légendaire roy orbison – il était immense, étrange et l’air tout plaintif, droit comme un phare planté dans ses bottes tony lama – et malgré ce côté menaçant il était curieusement décalé, comme s’il s’était quitté lui-même et qu’il s’était laissé lui-même à la maison

hiya, roy, j’ai dit, comment ça va ce soir

je suis dans la chambre 602, pause, baby

la baby a pris ça avec beaucoup d’indifférence, mais je savais ce que ça voulait dire – il n’y avait pas de préliminaire, ça voulait juste dire que roy avait envie de tirer un coup, c’était un vrai gentleman du sud, mais c’était la bonne vieille tradition des tournées – il était tête d’affiche et avait droit de seigneur sur toutes les filles – ça existe encore, mais à l’époque c’était entendu – j’aimais bien roy, mais j’ai eu peur – je n’imagine pas comme les gens pourraient réaliser combien j’ai eu peur, combien j’ai été terrifiée

dylan était, à ce moment précis, rien moins que le type le plus branché de la terre entière – l’esprit du temps soufflait à travers lui comme l’électricité – il était mon héros existentiel, le rimbaud retentissant du rock, et je voulais le rencontrer plus que n’importe quel autre être vivant : je n’étais pas simplement une fan, je voulais lui vouer un culte

j’étais enceinte, j’allais me marier, et en même temps john était à cambridge pour finir ses examens, et ce qu’il ne saurait pas ne pourrait le blesser – alors je suis allée voir le bohémien

je ne suis même pas sûre de comment j’y suis arrivée – peut-être des forces obscures m’ont poussée à a porte quoi que j’en aie – plus probablement, via mason hoffenberg, un poète que john connaissait – en tout cas, je me suis retrouvée au savoy, comme un fondu enchaîné dans un film, une minute je marchais oxford street et la suivante je frappais à une mystérieuse porte bleue – bien sûr, avec dylan vous êtes transportée bon gré mal gré willy-nilly dans un monde de messages codés – les portes ne sont plus des portes, on est chez kafka : il y a des réponses derrière chacune

derrière la porte bleue, une foule d’admirateurs, parasites, gens à la mode, célébrités, folkeux, producteurs, des blondes et es beatnicks – j’en connaissais quelques-uns, comme mason hoffenberg et bobby neuwirth, que j’avais croisé dans un voyage à new york l’année précédente, les autres soit on les voyait dans les magazines, soit ans les grottes sombres où se jouait du folk – et même une équipe de film, qui filmait tout ce qui se passait – on était tous assis par terre dans la chambre de bob, à boire, parler, jouer de la guitare pendant que bob faisait comme si rien de tout cela n’existait – une douzaine de têtes se sont retournées quand je suis entré, j’ai trouvé un petit coin et j’ai essayé de disparaître

la seule personne avec qui je pouvais tenir une conversation c’était allen ginsberg, que tout de suite j’ai aimé – allen, tant mieux pour lui, n’a jamais été du genre branché – il revenait de tchékoslovaquie on a parlé poésie

le truc principal avec dylan c’était son rap – flux de consience par fragments qu’ensuite on complétait comme on pouvait – tout ça c’était les amphétamines, et je n’étais pas habituée – les gens que je connaissais à londres fumaient du hash et avec ça ils implosaient, on restait assis des heures sous les hauts plafonds en plein silence avec juste l’électrophone qui jouait - et dylan était notre texte sacré dans ces séances – qu’est-ce qu’il y avait à dire après visions of johana ou balad of a thin man ? mais ici la chambre était remplie d’images qui se heurtaient les unes contre les autres – l’absurde et le comique se frôlaient au-dessus de l’abîme d’un génie énigmatique et profond, et tout ça fabriquait comme une énorme plaisanterie cosmique

jour après jour, dylan était accroché à sa machine à écrire – il tapait à une vitesse terrifiante – pendant un moment, il mettait un rouleau de papier toilette dans sa machine, c’était juste la bonne largeur pour les textes de chansons, il disait – bob s’arc-boutait au-dessus de la grosse remington noire, la cigarette tombant sur le côté de sa bouche, la parfaite image de l’artiste fiévreux et dans le milieu de la conversation il démarrait en trombe et torchait un bout de chanson, une bout de chapitre de livre, ou d’une pièce : comment il faisait ? c’était fait exprès pour nous impressionner, ça ne marchait qu’avec nous comme public – pendant des jours on me disait que « dylan travaille sur quelque chose » et je demandais : – mais c’est quoi, qu’il écrit ?

c’est un poème, un poème épique – sur toi…

mais il avait le cœur bien protégé par sa veste, alors on ne savait jamais sur quel pied danser, avec bob

en quelques jours, j’avais été promue à la dignité de future maîtresse en chef consort – je n’avais pas de rivale : j’étais l’élue, la vierge sacrifiée

finalement, une nuit, même si la scène commence aux petites heures du matin, je me suis retrouvée seule avec lui, ce que j’avais toujours réussi à éviter, parce que voulais être capable de m’en débrouiller – dylan s’est assis dans un énorme fauteuil en peluche et m’a regardée si longtemps que j’ai cru que j’allais me dissoudre et m’évaporer dans la chambre remplie de fumée

– tu veux qu’on écoute mon dernier disque ? je le connaissais, bien sûr, son dernier disque, je l’avais acheté lors de la tournée, dans une de ces petites villes près de la mer, scarborough ou blackpool, j’avais un petit électrophone et je je le passais dans ma chambre d’hôtel – on écoutait gates of eden avec mon guitariste chaque soir juste avant d’entrer en scène

de temps en temps il parlait : c’est juste comme si j’avais des éclats qui me passaient à l’intérieur du cerveau, il disait – ou bien : quand tu trouves la tonalité les mots vont venir juste en sortir, et c’est d’autres dimensions, comme le cubisme – ses explications étaient souvent aussi énigmatiques que ses chansons

quelqu’un comme gene pitney c’était plus facile à comprendre – et qu’un homme ait besoin de sexe, je pouvais le comprendre – mais quelqu’un pour qui j’avais un tel respect, comme dylan, ça me terrifiait : comme si un ddieu e l’olympe descendait pour me prendre

alors d’un coup il s’est braqué : lui, rejeté ? comment tu as pu me faire marcher comme ça ? moi, je l’avais fait marcher ? comme si j’avais transgressé les lois de l’hospitalité, parce que je ne voulais pas coucher, alors que j’étais terrifiée ?

comment tu peux me faire ça à moi ?

je ne t’ai jamais rien fait, bob

avec ma veste de cuir et mes cheveux blond je n’aurais jamais dû dire la vérité : je suis enceinte et je me marie la semaine prochaine

c’est tout

il est reparti à la machine à écrire, a pris une pile de feuilles et à commencer à les déchirer en morceaux de plus en plus petits, qu’il a balancés à la corbeille

tu es contente, maintenant, il a demandé ? j’étais le témoin d’un petit caprice du génie
je suis restée clouée sur ma chaise – il s’est levé d’un coup tout en colère

sors de là

quoi

tire toi de cette piaule – leave – now

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hyde park 69
à ce concert de hyde park le 5 juillet 69, que mick avait dédicacé à brian, j’étais dans un état plutôt brutal – malade de la dope – émergeant à peine de l’héroïne, anorexique, pâle, couverte de bleus, je ressemblais à la mort – je ne serais plus jamais à la première place, j’étais d’évidence une femme en plein pétrin – et il y avait marsha hunt, la petite amie noire de mick, toute fière de montrer son sac à main en daim blanc, éblouissante – je suis revenue à la maison avec mon gamin, et mick est parti avec martha : dans sa situation, j’aurais fait exactement la même chose

je ne sais pas ce dont je me rendais vraiment compte à l’époque – des années plus tard, en jouant dans une pièce, dans le west end, j’étais au maquillage et me préparais à entrer en scène quand marsha hunt est entrée – avec sa plus sérieuse façon américaine elle s’est assise et on s’est mise à parler de son histoire avec mick et de leur fille, karis, elle m’a dit combien mick m’aimait et combien il était dévasté de tout ça et qu’en fait si ça avait commencé elle et lui c’était à cause de moi

avec mick on essayait de rester ensemble malgré tout – c’est pour ça qu’il a accepté de partir en australie tourner ned kelly, il aurait le rôle principale et moi celui de la sœur du hors la loi – qu’on soit en dehors de toutes les tentations de londres, et, pour ce qui me concernait, la drogue – ce que j’aimais le plus avec mick c’était de se fabriquer notre propre chemin

et donc, juste six jours après la mort de brian, on s’est envolé pour l’australie – j’étais déjà pas mal partie quand l’avion a atterri : j’avais peur de l’avion, c’est ce que j’avais dit au toubib

j’ai un très long vol à faire et il me faudrait des somnifères : je serai là-bas au moins trois mois

il m’a donné pour trois mois de tuinals – j’ai dû en prendre 15 pendant le voyage – quand on est arrivé à l’hôtel j’étais en transe – on est allé jusqu’à notre chambre et je suis tombée dans le coma : quand je me suis réveillée je ne savais plus qui j’étais

j’avais oublié non pas seulement où j’étais, mais qui j’étais – je me suis regarée dans la glace : un visage terriblement maigre, effrayant – j’avais coupé mes cheveux, j’étais anorexique, et une peau de cadavre – j’étais vraiment devenue quelqu’un qui tombe, une terreur sous des cheveux blonds – dans la stupeur de la drogue, ce que je reconnaissais vaguement, dans la glace, c’est la tête de brian jones : c’est lui qui me regardait – j’étais brian, et j’étais morte

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Vincent Segal, Marianne Faithfull, Sonnets de Shakespeare à Montreux, photo © Odile Meylan

texte © Marianne Faitfhfull, libre traduction François Bon


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 23 juin 2009 et dernière modification le 19 août 2012
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