Thierry Hesse | "une voix m’entraîne dans le Caucase"

une lecture de Thierry Hesse par Dominique Dussidour : « Comment parler d’Histoire en littérature aujourd’hui ? »


remue.net et tiers livre

Si je reprends sur Tiers Livre cet article de remue.net, plutôt que simplement y renvoyer ? Parce que remue.net [1], devenu projet collectif, a trouvé sa maturité dans ce fonctionnement associatif, le comité de rédaction d’une revue en ligne dont j’avais lancé l’embryon en 1998... dans ce projet, je garde ma place comme les autres membres du collectif.
Mais le nouveau défi que le site, sa lettre d’information (une des plus anciennes du web littéraire aussi, et ses 1700 récipiendaires), ses chroniques et dossiers, et la revue qui en est le centre névralgique, résonne dans la galaxie de nos aventures web personnelles, qui devaient disposer de cette autonomie pour s’accomplir, et c’est la raison du lancement, en 2005, de ce Tiers Livre... L’évolution des outils de flux et syndication va nous permettre, progressivement, de rendre plus visibles ces liens nécessaires : tel est le visage du Net, multiple mais circulant.

Mais un des phénomènes fascinants, c’est comment divergent les lectorats, et se réorganisent sans cesse ces liens et associations. Ainsi Dominique Dussidour, sur qui repose depuis 4 ans une part essentielle de « remue », est aussi sur publie.net avec une réflexion sur l’histoire : Une guerre qui a été notre première tentative, il y a un an déjà, d’une publication numérique croisant la parution de son livre Au risque de l’histoire chez Laurence Teper.

C’est cela aussi, la façon dont Internet déplace le jeu critique. On écrit sur ce qui nous fait écrire. Il y a une quinzaine de mois, je me souviens d’une soirée à Metz [2] avec Thierry Hesse (et Jacques Fourès, l’incontournable frère et libraire), où Thierry m’exposait comment, ayant bouclé son récit, il s’accordait 1 an pour finaliser, mûrir, reprendre. Pour moi qui suis dans une conception beaucoup plus à brut du travail, ç’aurait été éliminer mon propre risque.. Discussion aussi, avec Thierry, sur le statut même du roman, qu’il assume dans ce livre en le fondant dans l’histoire même de la littérature russe, pour aller le cogner aux contradictions du présent. Discussion entamée dès notre dialogue pour la revue L’Animal [3], beau contexte aussi où le collectif de la revue devient l’école de l’écrivain, pour celui qui continue toujours, parallèlement, d’enseigner la philosophie en lycée...

Alors reprise de l’article de Dominique Dussidour sur remue.net, pour manifester ce lien de croisement et d’interdépendance dans notre (micro-)galaxie du Net littérature, pour l’importance de la démarche de Thierry Hesse, enfin pour la permanence de l’approche qu’en tient Dominique Dussidour, sur cette question de l’histoire, la lire sur Reza Baraheny, Pierre Guyotat, ou Marguerite Duras.

Et aussi pour annoncer la...

reprise des rencontres remue.net rue Montorgueuil

Thierry Hesse sera présent à la première des rencontres 2009-2010 organisées par remue.net et la Scène du Balcon le vendredi 11 décembre au Centre Cerise, 46 rue Montorgueil, Paris 2e.

Dominique Viart, professeur à Lille 3, auteur de nombreux ouvrages sur la littérature contemporaine, s’entretiendra avec l’auteur de Démon [4] et Michel Séonnet sur la façon dont les œuvres littéraires interrogent l’Histoire aujourd’hui.


 

Dominique Dussidour | « Comment parler d’Histoire en littérature aujourd’hui ? »

 

Ce midi, j’ai recopié dans un cahier les différentes définitions d’un article du dictionnaire : 1. Ange déchu, révolté contre Dieu, et dans lequel repose l’esprit du mal. 2. Personne néfaste, méchante. 3. Être surnaturel, inspirateur de la vie d’un homme, d’une collectivité. 4. Puissance, force spirituelle. Merveilleux dictionnaire. Que le même mot puisse recouvrir des sens aussi contradictoires m’étonne. Qu’y a-t-il de commun entre Satan, le prince des ténèbres, et ce génie ou cet esprit intime qui en novembre m’a incité à partir pour Grozny ?

Personne ne m’avait obligé, pas plus mon père que Wolf. Il y a eu simplement cet élan, cette poussée intérieure qui s’est manifestée non pas comme un éclair tombé du ciel, mais comme un appel du passé. Ce n’est pas l’esprit du mal qui m’appelait, plutôt ses victimes, les silhouettes de Franz et Elena – car le passé n’est jamais mort.

« Moi qui suis juif… »

J’étais troublé d’écrire cette phrase.

Moi qui suis juif seulement pour une moitié ou un quart, vague fantôme de Juif, longtemps exclu de cette histoire et de cet héritage parce que mon père était un homme blessé, impénétrable et taciturne, et ma mère, vertueuse, excessive, catholique, j’ai un démon. Un démon juif. D’où émane-t-il ? D’abord d’un amour impossible. L’amour qui existait entre l’homme et la femme qu’ont été mes parents.

Celui qui parle ainsi à la première personne est soigné à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris, pour plusieurs balles reçues dans la jambe alors qu’il se trouvait à Grozny. Il est grand reporter de presse mais ce n’est pas son métier qui l’a conduit en Tchétchénie en décembre 2001, ce n’est pas non plus pour découvrir comment ses grands-parents Franz et Elena Rotko sont morts durant la Seconde Guerre mondiale.

J’étais venu pour accomplir une expérience. Me trouver auprès d’eux. Auprès de moi aussi. Rejoindre les silhouettes fuyantes de mes rêves. J’étais venu pour les toucher, pour les sentir en moi. Mais pas seulement sentir, penser aussi. Penser : c’est une partie de ce qu’ils ont vécu, même infime, même lointaine. Et pour ce faire, je n’étais pas allé à Stavropol, sur la terre russe de leur naissance, mais à Grozny, en Tchétchénie, à l’endroit actuel des victimes, de ceux qui aujourd’hui, dans cette région du monde, se trouvent dans un état de grande détresse.

Composé de récits et de témoignages, d’interviews, d’évocations des poètes, romanciers et philosophes qui ont posé la question du mal, de la douleur, de l’intelligence révoltée, le roman de Thierry Hesse, en mêlant invention et documents historiques, rappelle à la mémoire du lecteur l’existence de ceux qui ont été asservis, déportés, assassinés par les pouvoirs politiques, ceux dont les cris n’ont pas été entendus, dont les appels au secours se sont perdus dans l’indifférence.

Quelle est la tâche de Pierre Rotko, fils et petit-fils ?

Le récit des semaines passées à Mitchourine, faubourg de Grozny, fait écho à l’histoire familiale et à l’histoire commune.

En racontant la vie de ses grands-parents Franz et Elena, puis de son père Lev, enfant rescapé de neuf ans en 1943, qui, dix ans plus tard, a émigré en France et s’est tu sur son passé jusqu’à la mort de sa femme qui a représenté pour lui « la catastrophe de trop », le narrateur retrace l’histoire de l’Europe au XXe siècle et fait en sorte que « cette histoire [lui] appartienne ».

Et quel est le travail de l’écrivain ?

Il est de faire le récit, aujourd’hui, de ce qui déborde du présent et le rend incompréhensible, effrayant ou insupportable, de ce sans quoi le présent ne passe pas. Connaître le passé n’explique, ne justifie ou déjustifie aucun présent mais met au jour des possibilités inexploitées, écartées. C’est de cette façon qu’il prend place dans le présent, en amenant à chercher d’autres possibles ici et maintenant.

Car là-bas dans le Caucase d’autres voix se font entendre, celles de Ahmad et Zarima Maïbek, de Merab, du docteur Nikaïev et de Zeinap Hadji la femme-renard, dont l’histoire, contemporaine de la nôtre, est toujours en cours.

D D


 Le Cimetière américain et Jura, les deux romans précédents de Thierry Hesse, ont paru chez Champ Vallon.
 Entretien de Thierry Hesse avec Sylvain Bourmeau pour Mediapart.
 « L’égarement est une condition du travail », entretien de Thierry Hesse sur le site Fluctuat.

 

[1Pour qui ne le saurait pas : à l’origine c’est une question entendue dans un colloque de littérature contemporaine à Philadelphie en 1999 : la littérature contemporaine remue-t-elle encore ? qui m’avait fait trouver ce nom pour le domaine Internet de l’aventure, et j’avais réservé le domaine publie.net du même coup, sans savoir à quoi me mènerait cette intuition.

[2On y trouvera le développement proposé par Thierry Hesse à la revue Inculte pour son numéro Devenir du roman

[3Entretien d’autant plus important dans mon parcours que pour la première fois le lien des bios rock et de l’ensemble de mon travail est pris comme enjeu de fond :

Et là aussi la question du roman centrale, merci renouvelé à Thierry.

[4Démon, le troisième roman de Thierry Hesse, vient de paraître aux éditions de l’Olivier.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 octobre 2009
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