Antoine Emaz | ce bâti de mots, un poème

chaque dimanche, une page singulière de littérature (et le nom de l’auteur la semaine suivante)


un extrait dont beaucoup reconnaîtront à l’instant la voix inimitable, rauque et musculeuse : mais il s’agit d’un "petit" livre - des notes de travail - dont on ne répètera jamais assez l’importance et la force : un livre atelier, pour soi-même, à garder tout près de sa table de travail... FB

Je travaille et je vois après.
Je travaille sans voir — je vois parce que je travaille.
Je travaille. A force, je vois un peu, parfois. Il ne faut pas en demander trop.
Extrême lenteur. Labour.
Je laboure et je vois après ce qui a été retourné - terre, ciel, morts, vifs, mots...
Labeur.
Je retourne toujours les mêmes mots ou peu s’en faut, comme si j’avais besoin d’aller au bout de tout ça, comme si je pouvais en finir.
Je pose le mot ciel, le mot sang : je le pose là, je l’aligne et le laisse posé jusqu’à ce qu’il se défasse, pourrisse, poudroie, et ne laisse que cendre, poussières, sable de ciel et de sang.
Travail...
Dans la cendre du mot, je ne vois plus, j’entends comme du son resté ; je ne peux plus, plus loin ; je ne peux pas tisonner cela. Le travail est alors fini.
Avant, j’avais besoin de voir dans la terre labourée du mot.
Besoin de lancer dans la langue comme un tracteur lent, besoin de cette épaisseur empierrée, caillouteuse, pas facile, besoin peut-être de cette résistance de la terre pauvre.
Les mots, la terre, comme compactée de sens à force de passages.
Je commence quand je laboure - quand je sens dans la langue une sorte de masse tassée de nerfs possibles - c’est difficile à dire - une sorte de masse de possibles sans fin et le poème ne sera qu’une suite de connexions dans ce trop de possible.
C’est comme ça.

Beau temps clair ici - plein bleu et immobilité des branches.
Comme bien plus de silence.
Toujours ce sentiment de décalage violent entre dedans et dehors.

Encore une fois, ce n’est pas le fait qui importe, mais son impact sur la sensibilité, donc l’émotion. C’est elle qui ruine le langage, et bouleverse. Ecrire un poème, c’est rebâtir du langage avec et contre ce qui l’a ruiné.
Autrement dit, l’émotion souffle la langue habituelle, pour plus ou moins longtemps. Le poème est comme une tentative de reconquête du terrain perdu, une sorte de contre-attaque, lorsqu’elle est devenue possible.
Ceci, pour l’auteur. Le plus amusant reste que ce bâti de mots, un poème, vise à provoquer chez le lecteur un souffle analogue à celui qui avait d’abord interdit au poète de parler.

Noter, c’est comme être à côté. On sait que l’on n’a pas la meilleure place, mais à un moment, peut-être, on aura le meilleur angle de vue.
Noter c’est un travail de photographe. Penser, c’est du cinéma.

A la différence du romancier, peut-être, le poète ne se met guère au travail.
C’est toujours commencer, jamais poursuivre.

Ne pas unifier, ne pas fermer, ne pas enfermer, ne pas mouler, ne pas revenir au même, ne pas faire taire, ne pas s’interdire, ne pas se réduire, ne pas s’encager, ne pas s’y croire, ne pas s’endormir, na pas lisser, ne pas se hausser du col, ne pas plier, ne pas rêver, ne pas craindre, ne pas cesser d’avancer, ne pas crier, ne pas geindre, ne pas s’affoler, ne pas ne pas voir, ne pas faire comme si encore que, ne pas oublier, ne pas fumer autant ne pas boire pendant un certain temps, encore que, ne pas être séduit, ne pas refuser, ne pas seulement comprendre, ne pas s’apitoyer sur soi, ne pas s’enterrer, ne pas traîner, ne pas, ne pas finir, ne pas séparer, ne pas iodler, ne pas isoler un livre, ne pas tricher, ne pas surplomber ni souplomber ni plomber tout court, ne pas faire en sorte, ne pas être sûr.
A peu près ça.

Oui, on peut dès le matin être asphyxié par un ciel.

Relisant ces notes, je m’interroge. Sont elles nécessaires ? En quoi ce glissement vers le journal est-il intéressant pour autrui ? Mais pourquoi m’interdire ?
C’est peut-être l’ouverture d’un nouveau plan de travail qui m’importe. Si j’enlève ces notes, je réduis le registre ; si je les laisse, je l’accrois, au risque de dissoner.
Je préfère cela : il y a bien une cacophonie, une anarchie de vivre, un brouillage continuel des plans. Que les notes indiquent n’est pas une mauvaise chose.

Notes comme façon de compenser l’impuissance présente à écrire un poème ; presqu’une façon de causer en attendant que se termine la chimie interne.
Note comme la lampe indiquant qu’il ne faut pas entrer présentement dans la chambre noire.

J’aime bien l’idée que le poème ne puisse être remplacé par aucune autre forme d’écriture, tout comme cela m’amuse de voir buter une traduction, tout comme il me semble normal de réaliser avec un artiste un livre qui n’existera qu’en quelques exemplaires... Ce n’est pas élitisme, comme on me le reproche parfois ; c’est simplement la certitude que rien ne sera perdu si rien ne doit se perdre. Sans cette singularité la poésie serait morte depuis longtemps. On me dira qu’elle ne va pas fort ; c’est bien certain. Mais lichen, lichen, l’essentiel pour elle est de durer.

Savoir pourquoi on écrit : la belle affaire ! Savoir pour qui on écrit, voilà qui devient plus éclairant. Savoir comment on écrit reste la vraie question, peut-être celle qui fait basculer d’un côté ou de l’autre de la littérature. Mais celui qui peut répondre définitivement cela n’est qu’un faiseur.

La forme du « journal », ou plutôt l’emploi de la datation des poèmes fait apparaître les connexions/déconnexions : les évènements du monde font leur bruit sur le moment, ou plus tard, ou jamais. Pourtant, tout est, continûment, mais c’est ce tout qu’il est impossible de dire. Les « camps de filtration », en Tchétchénie, je connais leur existence depuis des jours, mais il n’y a pas eu d’écriture à partir de cette information. Sans doute est-ce une question de fatigue, d’encombrement par le proche, aussi. La plaque sensible n’est pas extensible ; par contre elle mémorise. Mais la plupart des jours passent à parer au plus pressé, dans l’immédiat de vivre ici.

De qui se moque le merle ?
Puissante odeur de javel ; le voisin nettoie son caillebotis.
Odeur qui rejoint l’enfance.
Ecrire pour rien ; écrire en surface.

Le poème n’est pas là pour convaincre ; il peut interroger simplement, ou témoigner. Quand je travaille une réalité neutre — une lumière sur un mur par exemple - ce n’est pas politiquement innocent. J’ai besoin de ne pas voir ailleurs ; j’ai besoin de ne plus voir que ce mur et cette lumière.

Le politique ne décide pas du poème. Même si celui-ci peut naître d’une expérience disons sociale, il n’est pas tract. Il n’est pas message visant à provoquer l’action, il est avant c’est-à-dire dans l’impact décisif d’un fait sur la sensibilité. Au bout du poème, tout le trajet de réflexion et d’engagement éventuel reste à faire. Le poème lui-même est « dégagé » ; il est de l’ordre du constat, non du choix. En ce sens, poétiquement parlant, un carré d’herbe le soir peut être d’une jouissance motrice équivalente à celle d’un reportage sur le fanatisme taliban ou les conditions de vie carcéral.

Dans la lumière de la lampe, dehors, la nuit tombée autour.
Pas un insecte, rien. C’est ce « rien » que j’écoute, longtemps.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 novembre 2005
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