à qui s’adresse l’écriture ?

usine, engagement, zoo


Cher Monsieur,

Journaliste au quotidien [...] (pour les pages littéraires) je me permets de solliciter votre attention pour un dossier que je prépare actuellement sur le thème "Les écrivains et le monde du travail".
Puis-je vous soumettre ici quelques questions ? Ou accepteriez-vous un (court, c’est promis !) entretien téléphonique ?
Voici mes questions :

D’où vient votre intérêt pour le monde du travail, de l’usine en particulier ?
C’est l’intuition qui décide des objets d’écriture, pas l’intérêt : une géométrie peut suffire. La difficulté pour un auteur, c’est de trouver le très petit lieu, d’origine autobiographique le plus souvent, où l’écriture est perçue comme nécessaire. Notre curiosité du monde n’est pas spécifique ni partageable, il se trouve que dans mon itinéraire et par mon enfance ces visages, mains, machines, étaient la lucarne d’accès à ma petite part d’activité littéraire.

Avez-vous le sentiment d’être un "écrivain engagé", ou la vie au travail est-elle un terrain d’études comme les autres ?
Ras le bol qu’on nous resserve le mot “engagé” dès lors qu’un thème social traverse l’écriture. Quant aux questions de “la vie au travail”, la Correspondance de Flaubert en est le meilleur terrain d’étude. Il n’y a pas de différence essentielle entre Keith Richards et une ouvrière de Daewoo : c’est la pertinence du récit par rapport à ce qui fonde le monde comme inconnu qui est le seul terrain d’engagement.

Qu’apporte la littérature (par rapport au journalisme, par exemple) en oeuvrant "à chaud" sur les difficultés des salariés, le chômage etc... ?
La littérature c’est le langage comme art et discipline, et une définition qui vient bien après, sur des objets qui n’étaient pas forcément conçus comme littéraires à leur naissance (Bossuet, Saint-Simon). Il n’y a aucune prérogative des auteurs de littérature sur les journalistes ou autre corporation langagière, et les exemples de “à chaud” et “à froid” soit réussis soit ratés abondent dans les deux cas.

Quels "retours" avez-vous eu des ouvriers (je pense à ceux de l’usine Daewoo, en particulier) après la parution de votre livre ?
Avez-vous été surpris ? Quels "enseignements" en avez-vous tirés ?

J’ai beau chercher, n’ai jamais constaté qu’on ait demandé à Proust quels “retours” il avait des duchesses et des cuisinières. Arrêter de considérer la communauté humaine comme un zoo serait le premier axiome. On n’écrit que de ses morts, c’est le plus probable – et on ne choisit pas d’où ils sortent. Seulement, avec eux, c’est le problème, ils ne répondent pas à vos livres.

Merci infiniment de l’attention que vous porterez à ma demande.
Dans l’attente du plaisir de vous lire (ou de vous entendre), je vous prie de croire cher Monsieur en mes sentiments très cordiaux

Bien à vous (je n’utilise pas le téléphone).

 

à qui s’adresse l’écriture ?


 

Demander à Thomas Bernhard : que pensent les fous et les suicidés de vos livres ?

Demander à Franz Kafka : que pensent les juges et les exécutés de vos livres ?

Demander à Charles Baudelaire : que pensent les aveugles, les petites vieilles et les sept vieillards de vos poèmes ?

Demander à Georges Perec : les fabricants de puzzle sont-ils satisfaits de vos livres ?

Demander à Honoré de Balzac : les cousins, cousines, et les gens de Saumur que pensent-ils de vos livres ?

Demander à François Rabelais : vos livres s’adressent-ils aux curés, aux juges, aux philosophes, aux médecins, aux capitaines, aux marchands de moutons, et vous font-ils rire vous-même ?

Demander à Gustav Meyrink : traversez-vous réellement les murs ?

Demander à Rainer Maria Rilke : la poésie attendait-elle vos livres ?

Demander à Ossip Mandelstam : la poésie démantibule-t-elle ceux qui vous démantibulent ?

Demander à Louis-Ferdinand Céline : ce qui danse pour les danseurs fait-il danser ceux qui n’ont pas de danse ?

Demander à Joseph Conrad : mesures que vous auriez prises pour être lu par les marins ? (et à Melville : Moby Dick a-t-il eu un rôle dans l’échec d’une condamnation globale de la pêche à la baleine ?)

Demander à Edgar Poe : un peu moins de malheur dans la vie, ça n’aurait pas rendu vos histoires plus gaies, peut-être – bien cordialement ?

Demander à Yvon Le Men et à Pierre Bergounioux : un fusionnement administratif de la Corrèze et de la Bretagne y permettrait-il une extension du commerce de vos livres ?

Demander à Marcel Proust : cocher dans l’ordre à quels professionels convoqués dans votre livre on pourra le faire lire en premier (mécanique, aviation, téléphone, électricité, ascenseurs, hôtellerie, fleuristes, couturiers, pianistes, boulangers, conducteurs de train, retrouveurs de temps et ainsi de suite) et si cela participe d’une intention première ?

Demander à Julien Gracq : votre Balcon en forêt a-t-il été distribué aux armées ?

Demander à Claude Simon : les chevaux lisent-ils vos livres ?

Demander à Saint-John Perse : parce que, franchement, vous vous prenez pour qui ?

Demander à Gustave Flaubert : oui, mais de là à en faire une religion ça pousse, non ?

Demander à Bernard Noël : les trépanés ont-ils compris qu’on arrête la mort ?

Demander à Marguerite Duras : les malades et les morts ont-ils reçu La maladie de la mort ?

Demander à Nathalie Sarraute : cela a dû vous coûter bien cher, d’envoyer vos livres à tous ceux dont vous avez pris les expressions orales.

Demander à George Schwarz : auriez-vous fréquenté Paul Valet ?

Demander à Patrick Chamoiseau : avez-vous pris des mesures pour empêcher d’être lu en France métropolitaine ?

Demander à Cervantès : êtes-vous fou vous-même ? Et mangez vous de l’oignon cru ?

Demander à Charles Dickens et à Fedor Dostoievski : vos histoires seraient aussi grandes, si le premier écrivait sur les russes et le second sur les anglais ?

Demander à Saint-Simon : qu’aurait pensé Louis XIV de la description en quatre cents pages de sa propre agonie ?

Demander à Racine : vous trouvez ça bien, douze pièces et au revoir ?

Demander à Henri Michaux : vous ne saviez vraiment pas quoi écrire, à chercher comme ça de tous les côtés ?

Demander à Jorge Luis Borges : et en moins compliqué, vous auriez quoi ?

Demander à Arthur Rimbaud : il y avait quoi, dans ta malle de Marseille, ô toi l’amputé ?

Demander à Isidore Ducasse : Lautréamont n’avait pas besoin de vieillir, il n’y a que vous qui l’auriez peut-être souhaité.

Demander à André Breton : auriez-vous aimé être un grand écrivain, et fait-on de la littérature en disant de quelqu’un qu’il mange des cornichons ?

Demander à Antonin Artaud : non, rien, rien à demander à Antonin Artaud.

 

[autobus Québec-Montréal, lundi 25 janvier 2010 _ la liste peut être prolongée ci-dessous]


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 janvier 2010
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