comment la mutation numérique de la littérature peut et doit amorcer une recomposition de la relation éditoriale ?
Je reprends donc intégralement ici son texte l’édition pour les nuls (avec sa permission, mais je n’imaginais pas qu’il la refuse : ce qui nous lie, c’est cette idée du web comme circulation, recherche, partage). Peut-être, puisque lié à mon propre billet sur cette ridicule pétition des éditeurs (il leur faut un Hadopi pour valider les clauses des contrats qu’il rédigent ?), les questions évoquées par Thierry résonnent avec une gravité qui dépasse de loin leur objet initial.
Des petits déplacements, qui nous paraissent évidents depuis notre micro-communauté d’usagers numériques, mais qui ne peuvent créer de consensus social :
– la lecture a changé radicalement, parce qu’elle change sa relation temporelle à ce qu’elle convoque et ce qu’elle narre – dans ce lien, toute l’histoire et de la littérature et de ses mutations : la mutation d’aujourd’hui n’oppose pas le livre papier au livre numérique, elle inaugure un nouvel objet, un objet immatériel, qui inclut toutes les anciennes composantes, mémoire, relation, expérience, mais les repose en avant – si le livre est condamné en tant qu’objet matériel, ce n’est pas qu’on lirait mieux sur écran e-ink, c’est qu’il ne peut entrer dans cette nouvelle relation au monde [1], le livre n’est plus la première relation opérante ; et qu’il ne s’agit pas là de jugement moral ou prédictif, mais simplement de prendre acte qu’un basculement est en cours, du même ordre que la bascule du rouleau au codex, d’où pas très envie de discuter avec ceux qui s’énervent derrière, mais n’y peuvent rien – le livre nous a fait rêver : oui, alors sauvons le rêve, et constituons des objets numériques qui soient à la hauteur de ce que nous avons reçu du livre – mon Grand Meaulnes est bien plus beau sur mon iPad ;
– dans cette relation neuve, c’est le point fondamental du texte de Thierry, le saut dans le numérique n’est pas en soi suffisant du remodelage des cloisons – nous reconstituons des catégories : le livre numérique comme objet pérenne (plus ou moins), et le blog ou le site web comme lieu de médiation et d’une parole moins haute – c’est méconnaître l’histoire de la littérature, qui a toujours nié ces fractionnements (voir Journal de Kafka, Correspondance de Flaubert et d’autres), alors que le point d’articulation entre l’écart de la réflexion ou de l’imaginaire (la littérature) et l’expérience directe du monde, c’est probablement bien plus le site (tiers livre) que la bibliothèque numérique (publie.net) ;
– dans cette recomposition à l’identique, pour chacun de nous le risque de reconduire les équilibres qui nous ont mené là : oui, pour moi c’est d’évidence, sans mon expérience de collection Déplacements au Seuil, je n’aurais pas trouvé le modèle, ni appris assez de l’édition pro pour lancer publie.net – et si maintenant nous nous rassemblons autour d’un noyau d’auteurs évidemment liés par la confiance et l’implication numérique, combien de mails quotidiens auxquels je ne peux même plus répondre, pas arrogance mais incapacité matérielle, de recalés de l’édition traditionnelle (elle-même en profonde recomposition, et qui ne leur fait plus place), braqués sur leur idée du livre et qui viennent nous solliciter (typique : sans jamais dire quels textes et quels auteurs ils ont lus intégralement et aimés dans publie.net), mais auxquels il ne viendrait pas à l’idée de mouiller un peu les mains dans le cambouis, se lancer dans un site étant l’étape la plus élémentaire... à noter que je n’ai pas non plus de position fermée sur ce point, au contraire, grâce à Livre au Centre nous proposons fin novembre un stage destiné spécifiquement aux auteurs, pour la maîtrise des outils numériques...
– dans les points les plus graves de ce qu’évoque Thierry, celle de la rémunération d’un travail de création – aucun de nous pour la solliciter, et ce qui fausse le contexte c’est que jamais les auteurs de littérature n’ont vécu de leur plume : c’est effondrement voulu par la Sarkozie de tous les mini-rouages, commandes radio, stages ou interventions éducation nationale, vassalisation des théâtres, qui crée une distorsion – résolument, le web n’est pas pour nous une machine alimentaire, nous assurons l’alimentaire ailleurs et autrement (en faisant des sites pour les autres, par exemple, n’hésitez pas...), et ce que nous installons de textes sur le web c’est radicalement notre existence d’artiste, notre chemin esthétique – mais combien de fois depuis mon retour du Québec on me l’a demandé, encore hier : – et côté livre, tes projets ? ben non, mon projet c’est ça, ce site... – et de tous vos livres il y en a un que vous préférez ? – ben oui, ce site...
– alors que faire ? (question déjà posée en politique) Thierry y insiste : nos petites expériences de labo, soutenues si confidentiellement par quelques partenaires courageux, servent de banc d’essai à eux, les immobiles, qui viendront se glisser là avec leur artillerie lourde, et tout le mépris dont ils nous honorent : à mettre tant d’effort dans des outils comme publie.net, on pourrait bien avoir récolte inverse ;
– évidemment tout cela me hante moi aussi, avec les mêmes doutes – on voudrait tant, simplement, bosser tranquille – évidemment, on ne va pas s’en priver, ce sont les choix, pour publie.net, que je dois strictement accorder à nos résultats en retour – la maladie du consensuel touche les meilleurs – la tentation est évidemment en permanence celle du repli : s’impliquer encore mieux et plus densément dans ce qui ne nous laisse pas le choix, et aucune courbette : la largeur de fréquentation d’un site comme celui-ci, ou du blog de Thierry, dépasse largement nos travaux personnels, ce n’est pas sain, en tout cas je le ressens comme ça – choix donc où là aussi on se retrouve avec le Sétois : ne nous déterminons que par rapport à nous-mêmes, ce qui pour nous est nécessaire, n’importe où que ça nous emmène (Thierry essayant concepts de textes diffusés avec paiement libre, pour ma part mettre encore plus en avant qu’il s’agit ici d’un site de création, et publie.net nos choix collectivement affirmés, mais en intégrant ce rapport de confiance à nos premiers lecteurs, sans chercher à étendre ni à plaire) ;
– ou peut-être est-ce seulement une question de génération, qui nous lie avec Crouzet, et nous empêche de faire le deuil de cette abyssale indifférence, côté université, et massivement côté des auteurs, sur fond de cette relation quasi religieuse à des éditeurs devenus entre temps des industriels, tout en exploitant (de façon même hautement trébuchante : jamais la librairie et l’édition n’ont gagné autant de millions avec le numérique que depuis qu’on les subventionne pour leurs impasses) à bénéfice ce statut fétiche de notables, pour ce qui reste vaguement de culture non réifiée dans le désarroi actuel ? pour ma part, chaque fil fait mal à couper, on doit pourtant bien prendre acte...
– hier soir j’étais à Montpellier, en binôme avec Dominique Pifarély, chacun avec son Mac : arrivaient dans le sien le micro dérivé de son violon acoustique et le micro dérivé de ma voix et il en gérait le retraitement en direct [2] – sur mon Mac je gérais 3 espaces vidéo (images liées au texte que je disais, images en défilement aléatoires mais liées aux textes non lus, et incursions en direct via connexion wi-fi à Google Earth se superposant parfois aux premières) – pour lire sur scène, j’avais mon iPad, accéléromètre bloqué mode portrait, texte formaté epub, pages tournées d’un effleurement, aucun problème de visibilité) : le violon improvisait, et le texte jouait en permanence aussi de la frontière lecture/improvisation – rien n’a été pareil que la semaine précédente à Pantin : de quoi s’agit-il, d’un travail qui m’a requis depuis mars 2010 ∞ plusieurs personnes à la fin : – où trouver le livre ? eh bien non, pas de livre, l’écriture est numérique, l’objet qu’elle propose est numérique...
Je savais qu’en me mettant à écrire, 45’ chrono, j’en dirais autant que Thierry. Je reçois simultanément messages de lui : Oui, c’est grave, parce que je vois l’esquif sur lequel on est embarqué... c’est notre peau qu’on joue en ce moment. J’ai écrit ça d’un jet. puis Je viens de relire, je touche rien... c’est aux nôtres plus qu’à eux que ce texte s’adresse. Et on me cherche des noises sur l’analogie....
Voilà : C’est aux nôtres plus qu’aux autres que ce texte s’adresse…
FB
Thierry Crouzet | faire émerger des pensées stupéfiantes
Au milieu des années 1990, j’avais un ami photographe à qui je conseillais sans cesse de passer au tout numérique. Il a rechigné, prétextant qu’il y aurait toujours de l’argentique. Tous les jours depuis dix ans, je discute avec des gens qui me disent qu’il y aura toujours du papier. Mais pourquoi ne pas regarder la réalité en face ? Pourquoi avoir peur du changement ?
Nous en sommes aujourd’hui avec l’édition électronique dans la même situation que la photographie à la fin des années 1990. Dans dix ans, il n’y aura plus de papier, sinon chez quelque bouquinistes. Avec cette prévision, je me trompe peut-être de quelques années, guère plus. Bien sûr que des catastrophes peuvent tout remettre en cause, mais nous approchons du point de bascule.
Les éditeurs l’ont compris. Ils paniquent, faisant preuve d’un corporatisme affligeant. J’aime rappeler que quand on a peur du changement, on a la peur et le changement. Et ils ne le digéreront pas. Il leur restera en travers de la gorge.
Ces propulseurs de notre intelligentsia, ces avant-gardistes autoproclamés, ces prétentieux défenseurs de la création contemporaine ont lâché prise. Ils ne veulent pas de notre présent. Vous avez les noms. Quand ils clament qu’ils publient ce qui se fait de mieux aujourd’hui, il faut relativiser à l’aune de ce que nous découvrons quand nous regardons leur marmite. Ils ne publient que ce qu’ils supportent, que ce à quoi ils sont coutumiers, l’altérité les effraye, surtout quand elle menace leurs revenus.
Partout dans le monde, les grandes manœuvres ont commencé. Les auteurs à succès refusent de signer leurs droits numériques dans des conditions inacceptables. Ils songent tout simplement à planter les éditeurs. À négocier en direct avec les plateformes comme Apple, Amazon, bientôt Google et autre Sony.
J’ai souvent parlé de cette étreinte fatale. J’ai fait sourire, maintenant nos chers éditeurs ont froid dans le dos. Ils ont le couteau sous la gorge. S’ils perdent leurs vedettes, ils sont morts. Ils le savent et ils leur répondent par des menaces incohérentes, celle d’un parent qui voit son enfant mener sa vie en toute indépendance.
Assisterons-nous à une guerre de tranchées ou au contraire à une grande négociation confraternelle autour d’une table dans un palace parisien ? Il ne faut pas rêver. Il n’y aura pas de transition pacifique vers le numérique. Les anciens s’accrocheront à leurs privilèges. Ils ne les cèderont qu’au compte-gouttes. Ils tenteront de freiner le mouvement irréversible, juste pour durer un peu plus. Ils nous empêcheront d’innover par tous les moyens, jouant du lobbying auprès des politiciens tout aussi largués qu’eux. Ils nous rejoueront la bataille d’Hadopi.
Qu’allons-nous devenir nous les activistes de l’édition électronique ? Sommes-nous prêts à participer à la bataille ou serons-nous submergés par la vague des nouveaux venus ? Être présent le premier n’a souvent que peu d’intérêt. Tout dépendra de ce que nous écrirons. Nous verrons bien si, quand les projecteurs passeront au-dessus de nos têtes, quelques-uns de nos écrits de pure player attireront l’attention. Nous aurons notre minute de gloire comme ces blogueurs qui soudain avaient inquiété les journalistes au milieu des années 2000. Qu’en ferons-nous ? Deux ou trois d’entre nous s’en gargariseront … Mais saurons-nous créer un mouvement énergisant pour la société ?
Le moment de vérité approche. Nombre de pure players se plaignent de leur isolement d’anonyme, du manque de curiosité des lecteurs, de la frilosité des critiques. Cela changera du jour au lendemain. Serons-nous encore debout ? Pour la plupart nous déchanterons. Tous ceux qui se réfugient derrière le paravent de l’avant-garde et de l’underground n’auront plus aucune raison de geindre. Nous devrons combattre avec nos mots. Nous n’aurons plus d’excuse.
Les gros arrivent avec leurs bestsellers, leurs martingales, leur populisme. Ils n’auront aucun intérêt à relever notre présence. Ils feront croire qu’ils inventent eux-mêmes. Nous aurons du mal à l’avaler. Il y aura de quoi se taper la tête contre les murs, mais il en va toujours ainsi pour les pionniers maladroits.
Les gros, c’est ce qui les fait gros, savent vendre et se vendre et si nous sommes où nous sommes c’est parce que nous ne savons pas le faire. Ils nous mimeront avec trois ans de retard, parfois dix. Ils feront croire aux journalistes qu’ils sont les premiers. Pour nous défendre, nous n’aurons que nos textes à poser à côté des leurs.
Nous ne combattrons pas pour autant à armes égales. Ils arriveront avec le public et l’argent gagné dans l’ancien monde. Ils nous coloniseront alors que nous avons tenté de croître organiquement dans le nouveau monde, sans guère nous appuyer sur l’ancien. Mais ne nous pressons pas d’annoncer que le combat sera déloyal. Soit nous aurons des choses à dire, des rêves à partager, soit nous resterons dans l’ombre pour l’éternité… et ce ne sera pas plus mal (si en plus d’être ennuyeux nous n’avons rien à dire).
Nous avons souvent appelé une révolution, elle arrive. Nous ramènera-t-elle à notre point de départ ? C’est un risque. La plupart des nouveaux venus ne verront que des opportunités de business. J’espère que dans le lot certains verront plus loin. Il ne s’agit pas d’abattre une vieille industrie, mais de construire un autre monde, avec d’autres idées, d’autres valeurs, d’autres rêves, oui, des rêves encore et toujours.
Qui partage ce souci ? Parfois je me sens seul même chez mes amis pure players. Je croise trop de frustrés de l’ancien régime, qui se réfugient dans notre microcosme pour digérer leur déception. Si demain notre bazar apparaît au grand jour, sans eux, ils nous gratifieront de déprimes mémorables. C’est ce qui se produira, soyez-en sûr. Voilà pourquoi il ne sert à rien d’être contre l’ancien système éditorial mais pourquoi il faut se battre pour un avenir que nous pouvons imaginer radieux.
Alors ceux qui sont venus au numérique par dépit, après avoir renoncé au compte d’auteur, fuiront vers un autre espace où ils continueront à se plaindre. Ici, en revanche, nous mènerons la bataille, avec des mots, avec des idées, avec des histoires, pour qu’un autre monde soit possible, pas seulement un monde utopique où les auteurs seraient mieux rémunérés.
Ne voici qu’un combat annexe. Notre seul défi, c’est de faire émerger des pensées stupéfiantes. De prouver que nous ne vivons pas une époque de décérébrés. Cette idée reçue s’amplifie depuis des décennies. La cause : les éditeurs justement. Ils sont coupables. Parce qu’ils ont trop longtemps détenu les clés d’une culture qu’ils ont laissé s’endormir, une culture qu’ils ont dévolu au seul divertissement doucereux, une culture dont ils nous ont persuadés qu’elle était la seule pensable, la leur.
Relisez leurs noms. Mettez en doute leurs propos comme leurs publications. Ils ne veulent pas d’un autre monde. Ne les croyez pas quand ils vous parlent d’une autre littérature. Ils ne veulent pas le changement. Alors certains se réveilleront peut-être à force de nous entendre crier. On a besoin de vous dans l’autre camp. Vous avez le droit de changer d’avis.
© Thierry Crouzet, octobre 2010.
[1] je lis ces jours-ci nouveau livre, très politique, de Nathalie Quintane chez POL : Tomates, où elle est contrainte d’insérer des URL en toutes lettres dans ses notes de bas de page – tout petit exemple, mais bien indice de comment la main est passée côté numérique....
[2] à partir de Live 7 d’Ableton, complété de Max/MSP pour Live, avec synthèse granulaire, tests de randomisation d’effets, ou ce très bizarre plugin qui restitue la voix à l’envers, soudain vous parlez avec un autre vous-même qui vous répond en langue étrangère...
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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 octobre 2010
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