pourquoi les Grecs ne recopiaient-ils pas leurs textes ?

aurions-nous pu ne pas perdre les continents Eschyle et Sophocle dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie ?


Je connais trop mal l’histoire des textes grecs. C’est une interrogation à distance, ici juste bâtir un paysage, des relations. Aux autres ouvriers d’aller définir le chantier des fouilles. J’ai devant moi depuis plusieurs semaines un gros livre très complexe, pourtant livre de poche, grande fresque des pré-socratiques. C’est un livre qui amène à notre imaginaire et notre pensée, très concrètement et très violemment, parce que pensée puissante, bouleversant notre idée du monde, la vie et l’oeuvre d’hommes comme Anaximandre (comment la terre tient-elle sans appui dans l’espace ?). Il s’agissait de textes écrits, donc reproductibles, mais ils ont disparu sans avoir été reproduits, sinon par bribes dispersées dans les écrits de ceux qui sont venus longtemps après, dans une période où l’idée de la reproductibilité était associée à l’idée de la lecture. Alors, pour chacun de ces géants lointain, une galaxie d’échos affaiblis, souvent se recopiant les uns les autres, où les cailloux de pensée se sont séparés des lieux, des écoles, de la rhétorique même. Cette association de la reproductibilité et de l’écriture nous est tellement devenue organique, que faire chemin inverse donne une grande sensation de flou. Ainsi – mais la problématique, côté des historiens et lettrés, doit s’exprimer de façon plus complexe – lorsque la domination politique d’Alexandrie exige, pour symboliser cette domination politique, que lui soient géographiquement transférés les textes qui fondent l’autorité ou l’identité des pays soumis. Ainsi, malgré plusieurs décennies de tentatives dilatoires, les oeuvres d’Eschyle et Sophocle seront finalement transférées à Alexandrie et disparaîtront dans l’incendie de la bibliothèque : il nous en reste cette poignée, et quel noyau infiniment grondant de notre propre culture. Autour de cette poignée essentielle (si ceux-là ont été reproduits, peut-être que le reste de l’oeuvre n’atteignait pas à leur universalité, mais comment savoir ?), des bribes collationnées là aussi parce que citées par d’autres auteurs. Jouées selon des rituels précis dans des lieux non séculiers, les tragédies d’Eschyle et Sophocle n’ont pas vocation à circuler comme texte (ou partition, d’ailleurs, le texte n’étant qu’un élément partiel de leur reproduction éventuelle, chorégraphique, scénographique, musicale). Ils sont donc attachés au lieu de leur rituel, et l’anachronisme est considérable : des textes qui leur sont contemporains, mais qui n’ont pas ce statut, et largement aussi massifs cependant (Aristote, Platon) nous parviendront dans leur presque globalité. Les Grecs résisteront à l’injonction d’Alexandrie en différant au maximum le transfert matériel des textes, mais ne les insèreront pas pour autant dans leurs dispositifs de reproductibilité : parce qu’ils auraient la même sensation de liquidation de ce qu’incarne ou transporte le texte ? Rien à voir avec les transcriptions manuscrites des états scéniques des tragédies de Shakespeare, qui en ont été la seule trace transmissible : et pourtant presque même effet, ou même risque.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 novembre 2010
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