la collection de nos noms de domaines constitue-t-elle un poème ?

maîtrise de l’identité numérique et prolifération des noms de domaines


Lors de ma première connexion Internet, aurais-je pu avoir l’idée qu’il m’y faudrait un nom ? On obtenait un identifiant Compuserve, une sorte de code de service. Dès 1997, wanadoo proposait une « page personnelle », où le préfixe de votre identifiant e-mail (fr.bon) venait se greffer à wanadoo.fr pour définir votre espace, et ces pages fr.bon.wanadoo.fr sont toujours accessibles dans ce grenier à mémoire qu’est archive.org (et c’est la 800ème page personnelle créée en France, on m’élit « site du mois » et je gagne une version gratuite du logiciel Claris Home Page !). Je me souviens qu’un service web proposait alors une sorte d’alias avec redirection (j’en ai perdu la trace). Acheter un nom de domaine aurait semblé de la même prétention que ce que dénonce Nietzsche quand il dit : « Il fait partie de mon bonheur de n’être pas propriétaire. » Si je me souviens bien, c’est Valère Novarina (le premier auteur que j’ai vu se doter d’un ordinateur portable, un Mac Powerbook 100*) qui s’est doté aussi d’un novarina.com. Cette année 2000 (vous vous souvenez du « bug du siècle ? »), la notion de « page perso » commençait à devenir insuffisante alors que j’avais doté mon site d’un espace « revue » où j’accueillais des auteurs amis. Mais dans mon cas : bon.com ou bon.net, vous imaginez ? L’accès au suffixe .fr était interdit à l’époque si on n’était pas une entreprise, sinon j’aurais bien réservé bon.fr (quand l’accès au .fr a été autorisé aux particuliers, le domaine n’était plus libre). L’idée de mon premier nom de domaine est venue d’un colloque de littérature française contemporaine à Philadelphie, qui m’avait invité (bon souvenir) – un des organisateurs avait dit ça en ouverture : « La littérature française remue-t-elle encore ? » Dans le cadre de ces colloques où les mêmes mots emblématiques, Foucault, Kristeva, Robbe-Grillet reviennent comme chantés à la messe, j’avais donc réservé remue.net (j’avais tenté auparavant hapax.net, qui me plaisait bien, mais c’était pris). De 2000 à 2005, remue.net serait donc mon site personnel, avec une rubrique d’actualité, et cette revue qui s’organisait et s’élargissait. Je recevais via le web des suggestions, des coquilles à rectifier, et des personnes rencontrées par ce biais deviendront bientôt des amis proches : pour que le site avance, il devait incarner cette fabrique désormais collective, je déposais à la préfecture d’Indre-et-Loire les statuts d’une association loi 1901. La vente aux enchères de l’appartement d’André Breton souderait ce collectif, et lui donnerait une audience qui n’a pas ralenti depuis. Mais comment faire pour que cet espace associatif reste mon propre chantier personnel, avec cela suppose d’humeur, d’écarts, d’expérimentations ? Sur le modèle de remue.net, je déposais publie.net, sans avoir idée de l’utilisation que je ferais, cinq ans plus tard, de ce domaine. Arrivent les blogs, nous greffons sur remue.net une suite d’espaces hébergés chez blogger.com, transformant la possibilité d’expression directe des « remueurs », alors que jusqu’ici je centralisais les textes et les mettais en ligne moi-même en html. Nous basculons en 2004 sur une plateforme spip contributive. La transformation est telle que je souhaite l’explorer en tant que telle. Quand j’ai appelé mon site personnel, fin novembre 2004, « tiers livre » (tierslivre.net), hors la haute référence à Rabelais et ce livre tout entier basé sur la diffraction des différents usages de la parole dans son rapport au monde, l’idée est bien transparente : il ne s’agit plus seulement d’une médiation du livre via le réseau, mais d’une présence tierce du livre, un livre à côté des livres. Aujourd’hui, je pourrais me dispenser de cette référence au livre dans l’intitulé de ce qu’est devenu mon site : mais un site Internet porte en lui son histoire, elle se traduit par des zones fossiles (traces, même si vous seul savez les rejoindre, des premières mises en page, textes qu’on a rendus inaccessibles mais restent dans les caves secrètes du site, et même son arborescence : ainsi, le « blog|journal » qui rassemble le contenu essentiel du site est précédé dans son url du préfixe « spip », ce que je ne ferais plus aujourd’hui. De même, en 2007, souhaitant installer une rubrique image, je crée une nouvelle base de données, via un nom de domaine séparé, pour lequel je choisis une appellation technique : krnk.net. krnk est un code utilisé en transmission satellite pour séparer deux blocs d’information indépendants. On s’en sert nous, lorsque dans un copier/remplacer massif dans un texte on veut en isoler tel mot ou telle phrase. Mais, un an plus tard, il me semble plus logique de tout rassembler dans le site principal, qui sera donc organisé sur deux bases de données et non pas une seule, et ce serait un chantier considérable, aujourd’hui, de les fusionner. Les hébergements sont chers, limités et fragiles. Je découvre en Suisse un hébergeur ayant greffé ses serveurs directement sur l’infrastructure du CERN, c’est fiable et rapide, j’ouvre chez eux un espace pour mes fichiers volumineux, d’autant que je commence à manipuler de l’image et du son, j’appelle ça ouvertlanuit.net, et, tant qu’on y est, j’y ouvre un blog parallèle avec de brefs textes de fiction que je souhaite plus ou moins anonymes, aujourd’hui j’ai tout effacé. Parallèlement, de mai 2005 à 2006 je mène une expérience d’écriture quotidienne sous l’intitulé tumulte.net, domaine dont je suis toujours propriétaire. Plusieurs fois, dans la pulsion d’une intervention anonyme ou polémique, j’ouvre de nouveaux sites : ainsi l’éphémère oeilnoir.net, puis plus tard habakuk.fr, et chaque fois, lorsque ce corpus inauguré dans la liberté de l’anonymat se stabilise, comment faire sinon les rapatrier dans le site principal, où ils constitueront une sorte d’envers (« Face B ») ou « carnets du dedans » ? Ainsi, dans mon année au Québec, découvrant ces coins de forêts où quelques-uns des amis rencontrés là-bas ont leur cabane (très beau livre de Jean Désy) – ce rêve à moi inaccessible a-t-il un équivalent web ? Le souhait d’un espace web très vaste (vieux contes où on doit boucler à pied dans la journée le territoire qui vous sera concédé) avec zones inatteignables, nappes souterraines et rivières : mais ce vaste espace loué pour cinq ans sous l’intitulé friche.net, je m’en sers plutôt comme sauvegarde de fichiers, et expérimentations provisoires – site réservé à moi seul, et sans lien, étrange sensation ! Après cinq ans de référencement et de liens, comment sortir de ma propre maison web, le site principal Tiers Livre ? Il m’arrive encore d’avoir ce réflexe de réserver un nom de domaine (c’est si peu cher) pour une idée qui vous passe comme ça dans la nuit, et qu’on veut tester dans un lieu spécifique, sont actuellement en ma possession nerval.fr, le-bavard.net et quelques autres, dont un fbon.fr qui me sert d’entrepôt technique. J’ai vraiment failli tout basculer mon site, un soir, sous un intitulé pris à Nathalie Sarraute, dont j’aime l’impératif : ouvrez.fr, et l’ai ajouté à ma collection. Maintenant qu’on peut s’héberger n’importe où au monde, forte tentation d’un domaine dans l’âpre Albanie, où le suffixe est en .al (imaginez)... Finalement, utiliser le grand nuage des hébergements web comme ces carnets qu’on met dans un tiroir, parfois avec juste deux ou trois pages noircies, mais avec l’idée qu’on pourra les reprendre et continuer. Il y a quelques semaines, je constatais que quelques écrivains amis d’importance, dont l’inactivité web me semble a contrario un tel dommage, avaient pourtant une adresse e-mail liée à un nom de domaine réservé, mais vide. L’idée de la maîtrise numérique fait donc son chemin : à l’inverse, nous, venus tôt au web, notre présence serait-elle un portrait à jamais fragmenté et composite comme les têtes-légumes d’Arcimboldo ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 novembre 2010
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