des écrivains imperturbables

pourquoi ceux qui écrivent ont-ils la méfiance aussi suicidaire ?


En septembre 2011, il y a juste 1 an, les éditions du Seuil publiaient Après le livre, tandis que la version numérique était disponible sur publie.net.

Un an après, évidemment on a dans les bras un peu plus de pratique (ventes publie.net 2010 : 10 000 téléchargements, 2011 : 20 000 téléchargements, et les 20 000 déjà atteints mi-juin pour 2012), on a des appareils plus performants et plus gratifiants pour la lecture, comme le Kindle Touch, la désormais très populaire et fiable Kobo, ou l’extraordinaire iPad 3 (sauf pour les coupes dans les mots, là c’est eux et pas nous).

Un an après, le constat qu’évidemment la création en littérature se déplace de plus en plus côté web, et que dans notre activité lecture le web nous est de plus en plus indispensable, comme outil même de pensée, interactivité, résistance.

Un an après, l’évidence que nous préférons lire un livre quand on dispose d’un moteur de recherche interne, d’annotations exportables, de navigation web accessible directement dans la page à tel nom ou mot.

Après le livre, version numérique, encore récemment révisée et mise à jour, se diffuse ces jours-ci fortement sur publie.net. Parce que l’été est propice à revenir sur ces questions ? Parce qu’on ne le fait plus dans un contexte d’opposition binaire papier numérique, mais qu’on sait bien qu’un processus inéluctable est engagé ? Tout bouge : nous serons les premiers, cette fin de mois, à proposer avec publie.papier des ouvrages repris du catalogue publie.net, incluant le code de téléchargement epub.

Je remercie les 800 acheteurs d’Après le livre version numérique. Cet atelier est décisif. Peut-être c’est maintenant le bon moment, et que l’an dernier c’était un peu tôt. Vous le trouverez donc, selon vos préférences, sur publie.net, sur iTunes, sur le KindleStore et chez tous nos autres revendeurs.

Et bien sûr la version imprimée, dans la très belle maquette et le travail de précision des éditions du Seuil :

Ici, sur le site, vous retrouverez l’atelier du livre, ses ébauches, et notamment ce chapitre que j’avais voulu, dans le livre, une petite provocation douce, et que je voulais d’abord un vrai appel...

FB, 11/08/2011

 

Les écrivains imperturbables n’auront pas de site Internet. Les écrivains imperturbables seront aidés par le gouvernement, avec les chapeliers, les ramasseurs de peaux de lapin et autres survivances (c’est le rôle du gouvernement, de veiller à ce que rien ne s’écroule). Les écrivains imperturbables n’aimaient pas écrire à la machine à écrire, et ont continué longtemps la machine à écrire au temps des ordinateurs. Les écrivains imperturbables ont des ordinateurs, mais ne règlent pas leur traitement de texte : la machine doit obéir sans qu’on ait à lui dire quoi faire. Les écrivains imperturbables rédigent des courriers électroniques, et consultent leur compte en banque sur l’ordinateur, mais livrent leur éditeur directement avec un fichier .doc ou .odt ou .docx mais certainement pas .rtf (cela signifie quoi, ces lettres, sont-elles dignes d’un écrivain, même en temps barbare ?). Les écrivains imperturbables n’aiment pas leurs confrères qui se polluent la vie avec un site Internet et évitent de leur adresser la parole, sauf quand eux-mêmes font paraître un livre et qu’ils aimeraient bien qu’on en parle. Les écrivains imperturbables lisent les suppléments littéraires des grands journaux et attendent patiemment qu’on parle de leur ouvrage. Les écrivains imperturbables pensent que s’ils ont loupé le tour de magie jusqu’ici, dans les grands déferlements de septembre et de janvier la prochaine fois ce sera leur tour et puis de toute façon tant pis, si ça ne se produit pas c’est que le monde ne les mérite pas. Les écrivains imperturbables vont en librairie feuilleter les livres des autres : c’est rassurant, ce n’est pas terrible. Les écrivains imperturbables signent leurs livres dans des salons du livre : vous les reconnaîtrez derrière leurs piles, près des plantes vertes. On reconnaît les écrivains imperturbables à leur vouvoiement, imperturbable aussi. Les écrivains imperturbables, quand ils parlent à la radio, savent combien est d’importance ce qu’ils ont à dire. Internet c’est n’importe quoi, disent les écrivains imperturbables : on n’écrit pas tous les jours, ce n’est pas vrai (ils sont morts souvent de façon prématurée ou honteuse, les auteurs qui s’y livraient). Les écrivains imperturbables aimaient entre eux se plaindre : rien n’allait comme il faudrait, cette poignée de livres fades qui faussait les résultats du commerce mais leurs éditeurs s’en réjouissaient, et le dédain où on tenait les productions de l’art véritable. Les écrivains imperturbables aimaient recevoir des commandes : il faut bien vivre, et c’était toujours après déjeuner, d’ailleurs ce n’est jamais eux qui réglaient. Les écrivains imperturbables pensaient qu’il était parfaitement logique que scientifiques, sociologues, marchands de livres et d’autres commodités transfèrent leur art sur des sites Internet : mais la littérature, voyez-vous... Non, je ne voyais pas. Les écrivains imperturbables disaient tant aimer les livres – mais c’était plutôt leur idée en auteur de livre. Non, je n’y croyais pas. Les écrivains imperturbables s’asseyaient le matin à leur table, et continuaient leur roman : le roman ne rapproche pas du monde. Nous aurons été l’époque du roman imperturbable. Ceux qui l’ont fait naître participaient d’une autre secousse, d’autres erreurs, et d’approximations grossières : les écrivains imperturbables n’aimaient pas vraiment les grands secoueurs de la littérature – il y a des auteurs tellement plus aimables. Les écrivains imperturbables parfois se réveillaient malades : on a les doigts gourds, quand on ne les a pas de longtemps exercés au monde. Le monde parfois est brutal, il y a des murs, on se cogne. D’aucuns disaient de longtemps qu’il valait mieux s’en écarter, des routes : les chemins étaient moins sûrs, le sol moins stable, et il fallait s’occuper soi-même de la machine. Les écrivains imperturbables vous regardaient parfois avec un petit sourire, finalement j’avais coupé avec beaucoup d’entre eux, même les meilleurs, même les plus proches. On a vécu ça comme une maladie, nous autres, l’écart où ils nous tenaient : toi qui es ingénieur (je ne le suis pas), toi qui es militant (« convaincre est infécond », disait Benjamin). Finalement, sur ces routes hors des routes, c’est le mot même d’écrivain qui ne nous servait plus tellement, pas plus que le mot livre. Il arrivait cependant qu’on les rencontre, encore, de loin en loin, les imperturbables. Maintenant, c’est plutôt eux, qui allaient mal.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 7 décembre 2010 et dernière modification le 11 août 2012
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