d’Aubigné | dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie

3 extraits des Stances et du Printemps


A propos d’Agrippa d’Aubigné, vie et oeuvre : d’Aubigné, un saut.

 

Dans l’épais des ombres funèbres...


Dans l’épais des ombres funèbres
Parmi l’obscure nuit, image de la mort,
Astre de nos esprits sois l’étoile du nord,
Flambeau de nos ténèbres.

Délivre nous des vains mensonges
Et des illusions des faibles en la foi :
Que le corps dorme en paix, que l’esprit veille à toi,
Pour ne veiller à songes.

Le coeur repose en patience,
Dorme la froide crainte et le pressant ennui :
Si l’oeil est clos en paix, soit clos ainsi que lui
L’oeil de la conscience.

Ne souffre pas en nos poitrines
Les sursauts des méchants sommeillant en frayeur,
Qui sont couverts de plomb, et se courbent en peur
Sur un chevet d’épines.

A ceux qui chantent tes louanges
Ton visage est leur ciel, leur chevet ton giron,
Abrités de tes mains, les rideaux d’environ
Sont le camp de tes anges.

 

Psaume 88


Sauveur éternel, nuit et jour devant toi
Mes soupirs s’en vont relevés de leur foi.
Sus, soupirs, montez de ce creux et bas lieu
Jusques à mon Dieu.

Au milieu des vifs demi mort je transis :
Au milieu des morts demi vif je naquis.
C’est mourir sans mort et ne rien avancer
Qu’ainsi balancer.

Dans le ventre obscur du malheur resserré,
Ainsi qu’au tombeau je me sens atterré,
Sans amis, sans jour qui me luise et sans voir
L’aube de l’espoir.

Qui se souviendra de louer ta grandeur
Dans le profond creux d’oubliance et d’horreur ?
Pourrait aux enfers ténébreux ta bonté
Rendre sa clarté.

Quand le jour s’enfuit, le serein brunissant,
Quand la nuit s’en va, le matin renaissant,
Au silence obscur, à l’éclair des hauts jours
Mais voulant chanter je ne rends que sanglots,
En joignant les mains je ne joins que les os :
Il ne sort nul feu, nulle humeur de mes yeux
Pour lever aux cieux.

Veux-tu donc, ô Dieu, que mon ombre sans corps
Serve pour chanter ton ire entre les morts,
Et que ton grand nom vénérable et tant beau
Sorte du tombeau ?

Ou que les vieux tests à la fosse rangés
Soient rejoints des nerfs que la mort a rongés,
Pour crier tes coups, et glacer leurs cris
Nos faibles esprits ?

N’est-ce plus au ciel que triomphent ces faits,
N’as-tu plus d’autels que sépulchres infects ?
Donc ne faut-il plus d’holocaustes chauffer
Temple que l’enfer ?

Mes amis s’en vont devenus mes bourreaux,
Tel flattait ses biens qui se rit de mes maux,
Mon lit est un cep, ce qui fut ma maison
M’est une prison.

Si jadis forclos de ton oeil, le berceau
Dur me fut, moins dur ne sera le tombeau.
Or coulez, mes jours orageux, et mes nuits
Fertiles d’ennuis.

Pour jamais as-tu ravi d’entre mes bras
Ma moitié, mon tout, et compagne, hélas.
Las, ce dur penser de regrets va tranchant
Mon coeur et mon chant.

 

Stances


Usons ici le fiel de nos fâcheuses vies,
Horriblant de nos cris les ombres de ces bois
Ces rochers égarés, ces fontaines suivies
Par l’écho des forêts répondront à nos voix.

Mais ceux-là qui auront d’une rude sagesse
Résisté à l’amour, les sauvages esprits
Qui n’ont ployé le col au joug d’une maîtresse
Je leur défends mes vers, et mes rages, et mes cris.

Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissans et de têtes de morts
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte :
Un oubli gracieux ne la pousse dehors.

Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie
Et ma beauté parait horrible entre les os.
Voilà comment ma joie est de regret suivie,
Voilà comment de mon travail ma mort seule a repos. 

L’estomac aveuglé en qui furent trahies
Mes veines, et par qui j’engageai ma raison,
Ira nu et ouvert aux chaleurs et aux pluies,
Ne changeant d’habit comme de saison. 

Mais un gris envieux, un tanné de tristesse
Couvriront sans façon mon corps plein de sueurs :
Mon front battu, lavé des orages ne laisse
Les traces et les pas du ruisseau de mes pleurs.

Croissez comme mes maux, hideuse chevelure,
Mes larmes, arrosées à leurs racines, je veux
Puisque l’acier du temps fuit le mal que j’endure,
L’acier me laisse horrible et laisse mes cheveux.

Tout cela qui sent l’homme à mourir me convie,
En ce qui est hideux je cherche mon confort :
Fuyez de moi, plaisirs, heurs, espérance et vie,
Venez, maux et malheurs et désespoirs et mort !

Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissans et de têtes de morts
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte :
Un oubli gracieux ne la pousse dehors. 

Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie
Et ma beauté parait horrible entre les os.
Voilà comment ma joie est de regret suivie,
Voilà comment de mon travail ma mort seule a repos.

Je cherche les déserts, les roches égarées,
Les forêts sans chemin, les chênes périssants
Mais je hais les forêts de leurs feuilles parées,
Les séjours fréquentés, les chemins blanchissants.

J’aime à voir de beautés la branche déchargée,
A fouler le feuillage étendu par l’effort
D’automne, sans espoir leur couleur orangée
Me donne pour plaisir l’image de la mort.

Ainsi comme le temps frissonnera sans cesse
Un printemps de glaçons et tout l’an orageux,
Ainsi hors de saison une froide vieillesse
Dès l’été de mes ans neige sur mes cheveux.

Déjà mon col lassé de supporter ma tête
Se rend sous un tel faix et sous tant de malheurs,
Chaque membre de moi se dessèche et s’apprête
De chasser mon esprit, hôte de mes douleurs.

Je chancelle incertain, et mon âme inhumaine
Pour me vouloir faillir trompe mes volontés :
Ainsi que vous voyez en la forêt un chêne
Etant demi coupé branler des deux côtés.

Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissans et de têtes de morts
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte :
Un oubli gracieux ne la pousse dehors. 

Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie
Et ma beauté parait horrible entre les os.
Voilà comment ma joie est de regret suivie,
Voilà comment de mon travail ma mort seule a repos.

Il reste qu’un démon connaissant ma misère
Me vienne un jour trouver aux plus sombres forêts
M’essayant, me tannant pour que je désespère
Que je suive ses arts, que je l’adore après. 

Tantôt une fumée épaisse, noire, ou bleue
Passant devant mes yeux me fera tressaillir,
En bouc et en barbet, en facinant ma vue,
Au lit de mon repos il viendra m’assaillir.

Neuf gouttes de sang pur naîtront sur ma serviette,
Ma coupe brisera sans coup entre mes mains,
J’oiray des coups en l’air, on verra des bluettes
De feu que pousseront les Démons inhumains.

Et lors que mes rigueurs auront fini ma vie
Et que pour le mourir finira mon souffrir,
Quand de me tourmenter la fortune assouvie
Voudra mes maux, ma vie et son ire finir,

Que pour éterniser la sanguinaire force
De mes amours ardents et de mes maux divers,
Le chêne plus prochain portât en son écorce
Le succès de ma mort et ma vie en ces vers.
 

Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissans et de têtes de morts
Où ma joie est plus tôt de son objet éteinte :
Un oubli gracieux ne la pousse dehors.

Dans le corps de la mort j’ai enfermé ma vie
Et ma beauté parait horrible entre les os.
Voilà comment ma joie est de regret suivie,
Voilà comment de mon travail ma mort seule a repos.


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1ère mise en ligne 15 décembre 2010 et dernière modification le 17 août 2013
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