Jean Prod’hom | à propos de "Où s’arrête la terre"

recension de "Où s’arrête la terre" de Michèle Dujardin dans LesMarges.net


Merci à Jean Prod’hom pour cette note de lecture sur Où s’arrête la terre, mis en ligne vendredi sur publie.net en même temps que les Fichaises de Christine Jeanney.

D’autant plus sensible à ce texte que les démarches poétiques (suis sur mise en page d’un nouvel ensemble d’Antoine Emaz, Cuisine, et ce matin échange avec André Markowicz à propos de ses Gens des cendres, texte aussi à venir de Claude Favre, Interdiction absolue de toucher les filles même tombées à terre), représentent un enjeu de diffusion bien spécifique : on voit se reconduire dans les statistiques de lecture et téléchargement les mêmes lignes de frontière que dans le monde imprimé, et c’est à nous de pousser, forcer au déplacement des lignes.

Et ça concerne les ensembles déjà proposés sur le site (voir Un hymne à la paix de Laurent Grisel, La tendresse de Jacques Ancet ou les Proférations de Michaël Glück, et tout ce qui définirait peut-être par ces textes au moins une exigence commune, qui donne sens à l’ensemble de la démarche – mais ça concerne aussi les frontières géographiques, quand le site accueille des auteurs du Québec ou de Madagascar, comme si le web devait les reconduire...

Je me permets de reprendre la note de lecture de Jean Prod’hom, incitation à découvrir un site lesmarges.net, qui est en lui-même une expérience d’écriture intense des plus significatives de ce que l’univers blog peut offrir... Voir récemment ses Livres à la benne ou cette Main courante.

Plus question incidente à la critique : et si une partie de notre aventure, ces dernières années, c’était ce déplacement qui s’amorce – faire état d’une lecture par l’écriture qu’elle provoque ?

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Jean Prod’hom | à propos de « Où s’arrête la terre »


On dira qu’il y a la mer, la mer d’abord, partout la mer, la mer qui vous regarde ; mais elle ne vous regarde pas la mer, elle va pour son compte, étrangère, tout entière sur une voie parallèle. On pourrait dire alors qu’il y a le jour, l’affairement des hommes et le silence la nuit. Il vaudrait mieux dire qu’il y a la mer, la terre, les hommes, le ciel, qu’il y a toutes ces choses, et que toutes ces choses tiennent miraculeusement ensemble. C’est un enfant qui les tient d’abord, du bout des doigts, un enfant sur un balcon, avec son père qui les nomme, un enfant qui reviendra un jour les mettre ensemble. Autant d’îles, de souvenirs nus restés à l’ancre que rabat soudain le vent, coquelicots et camomilles qui aiguisent l’appétit de celui qui veut savoir. Tout est donné pour la seconde fois, se tenir immobile, mettre bout à bout les choses, comme dans un tableau, mais un tableau qui serait sans bord, les laisser monter avec la vague, peindre en haut la ville qui coule dans notre dos jusqu’à la mer, avec la rivière qui la traverse et le sud en contrebas. Faire tenir ensemble pour la seconde fois ce qui tenait la première fois sans personne : le jour, la nuit, la mer qui lui résiste, leur étrange noblesse, seules, sans moi ni toi. Il n’y a personne sur le balcon.

On ne saura jamais où c’était. Mais ce que je sais c’est que ça monte jusqu’ici parce que, du balcon où j’écris ces mots, j’aperçois le jardin, le lac, et plus loin la mer. Ça commence on ne sait pas très bien quand ni où, le long de la rivière qui serpente, ça va plus loin dans le nord et ça échoit là. Plusieurs fois on a vu ça, et chaque fois il nous avait fallu aller vite, ça durait un instant, le bleu du ciel avec les cloches le dimanche et quelques traînées dans le ciel, le passage du renard et les cris du geai. Tout s’envolait et il ne servait à rien de vouloir le retenir, il fallait recommencer à la ligne. On reprend, la ville et la mer tout entières, avec les hommes qui s’affairent, une fresque, un pré, un carrefour, des usines, miraculeusement ensemble. J’ai lu avant-hier ce miracle, relu aujourd’hui près de l’étang, – Où s’arrête la terre. Il passe et repasse sans faire de vague, avec des îles qui semblent bouger, des bateaux flottant sur le vide. C’était bien avant que la ville ait un nom, bien avant que nous en soyons, mais on l’ignorait, et ce fut notre chance. C’est un livre sur la terre, la mer, la ville et l’universel.

De tout cela on ne se souvient pas exactement, quelques mots et des parfums qui nous font lever les yeux bien au-delà de l’horizon : l’enfance dans la poussière, bouts de tôle et fenouil, le regard qui appareille vent arrière, avec le balcon, et les chemises qui sèchent au vent. On ne sait pas pourquoi, une date, une couleur, une seconde, tout part de là et nous ramène-là sur une marche d’escalier, les coquillages incrustés dans la pierre. Ils venaient de l’étranger, des rizières et de la neige. Nous voici hors du monde avec les éclats que nous a ramenés la mer, la fraîcheur des galets, le corps léché par l’incessant travail du verbe et du silence. Il y a dans ce livre une odeur d’après-guerre, ils ne sont pas si nombreux les temps de paix, n’est-ce pas ?

C’est un tableau, la mer et la ville, avec le sang qui coule mais qu’on ne voit pas vraiment, une image du monde sans subordination, ou à peine, celle de l’attente, du désir, de la promesse de parler un jour de l’aube. Que de temps il aura fallu pour remonter le temps, se baisser pour ramasser ce qui ne vaut rien mais qui fait respirer nos vies. Faut-il être une enfant de la mer pour comprendre le lieu ? Je suis un enfant de l’arrière-pays.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 février 2011
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