autobiographie des objets | 4, Telefunken

triste destin des objets de l’initiation majeure


Il n’a jamais perdu son statut d’autorité. C’était jusqu’en 1962 : dans la petite salle à manger sombre, qui ne servait qu’aux occasions (sinon, c’était la cuisine), sur une table mince à lui réservée, le gros appareil radio de marque Telefunken. Souvenirs associés : le laqué et les reflets sombres des parois de bois lisse, la lourdeur du couvercle rabattable de la partie électrophone en haut, l’odeur très identifiable de la toile jaune vernie devant le haut-parleur ovale, et ce gros oeil vert mobile qui indiquait la qualité de réception des grandes et petites ondes. Dans sa période de splendeur, associé à la voix de De Gaulle, et il fallait écouter avec les parents l’incipit qui sonnait comme un générique, Français, Françaises.... Les politiques d’aujourd’hui n’useraient plus de ce ton d’autorité naturelle. Puis vient le poste de télévision, je ne le vois pas lui-même, mais j’ai rémanence précise des informations avec ces voix et ces photographies noir et blanc fixes qui évoquaient la guerre d’Algérie finissante. J’ai évoqué ailleurs la première fois où l’instituteur – Boisseau ou Galipeau ? – avait embarqué la classe en rang deux par deux pour l’arrivée du premier poste de télévision dans une maison du bourg : celle du percepteur. Seulement, en journée, il n’y avait que la mire, voir l’intérieur de la maison du percepteur – fonction mystérieuse de cet homme autorisé à prendre les sous des autres, qu’en faisait-il donc –, nettement plus intéressant.

Une fois la télévision à la maison, cette année 1962 donc, le poste de radio est dans le couloir, mais il n’est même plus branché. Il sert à poser des objets. Lorsqu’on déménage en 1964, commence vraiment l’ère de la télévision, non plus pour l’écoute ritualisée, mais présence quotidienne, c’est l’époque de Thierry la Fronde et Cinq colonnes à la Une, des premiers Intervilles à Maubeuge mais j’ai onze ans c’est déjà trop tard pour que ça prenne de l’importance, j’ai bien mieux avec Poe et Jules Verne.

Le Telefunken est maintenant dans notre chambre d’enfants, les trois lits dans la même chambre, avec une cheminée inutilisée au fond, qui lui sert d’appui. La radio m’indiffère : elle retrouvera son importance avec le transistor, c’est celui de mon père, à peine plus grand qu’un paquet de cigarette, mais la possibilité d’écouter la nuit en cachette et c’est à ce moment-là, ô les concerts en direct du Pop Club qu’on découvrira enfin combien le monde est vaste, et qu’avec ces musiques il peut être nôtre.
Il y a donc une mince période, de cette fin de cinquième en 1965 où je reçois mon premier disque, Black is black des Equals, jusqu’à juillet 1967 où j’ai le brevet et enfin mon électrophone pour y passer le Sergeant Peppers des Beatles, où le haut du Telefunken, le couvercle rabattable maintenu ouvert par un petit bras de cuivre, on règle l’onglet de plastique faut ivoire sur 33, 45 ou 78 (il faut une petite rondelle de plastique convexe supplémentaire pour centrer les 45 tours, c’est les premiers Rolling Stones), et finalement je ne sais pas si j’ai tant besoin de la musique – le mouvement noir tournant du microsillon en spirale est un enchantement suffisant.

Puis, ça doit correspondre au printemps 1968, j’ai cette guitare et un micro à boîtier inox en travers de l’ouverture, deux fils dénudés : j’ai dévissé le fond du Telefunken, décâblé la liaison de l’électrophone au boîtier à lampe (pas très difficile, mais souvenir encore un peu effrayé d’avoir pris plusieurs fois le 220 volts là-dedans, le transformateur brûlant, et cette odeur si particulière de la poussière brûlée dans ces parties chaudes), pour la remplacer par l’arrivée des fils de la guitare.

Non, ça ne suffisait pas à faire une guitare électrique. Mais qu’on en ait l’illusion, en écoutant bien près du haut parleur, certainement. Aucune idée de ce qu’il est advenu du Telefunken ensuite, et de son gros oeil vert pour les grandes ondes et petites ondes.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 février 2011
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