autobiographie des objets | 14, machines à écrire

rubans, marteaux, sonnette


J’ai possédé en propre six machines à écrire mécaniques puis électriques, enfin à sphère et marguerite, avant de disposer d’un premier ordinateur à traitement de texte, l’Atari 1040 en 1988.

La première que je me sois achetée : je suis à Paris, encore en Intérim, mais de la chambre en partage rue Lafayette j’ai migré vers une autre où cette fois, rue de Trévise, je suis seul et c’est aux galeries Lafayette, qui incluait une section bureau et papèterie, que j’achète cette portative Olympia rouge, dans les 800 francs si je me souviens bien, mais mon salaire doit être désormais dans les 4000. Je m’en sers de 1977 au début de 1981, lorsque la rédaction de Sortie d’usine change brutalement la quantité de pages dactylographiées. J’habite alors rue Rochechouart, près du square d’Anvers, et il y a une sombre et étroite boutique qui vend des machines électriques, elles sont deux en vitrine : des Smith-Corona. J’en aurai deux successives, la première faisant un raffut épouvantable, rien qui les distingue mécaniquement de la précédente, c’est un électro-aimant qu’on déclenche par le clavier et qui appelle la percussion du bras. La seconde est un peu plus agréable, elles valent respectivement 1100 et 1400 francs, et apparemment je n’ai pas eu de mal à les revendre d’occasion (à qui ? – pas souvenir, peut-être la boutique les reprenait-elle).

C’est l’année où, entre le premier refus des éditions de Minuit et leur acceptation un an plus tard, je n’ai plus de ressource, la période chômage (j’avais démissionné de mon emploi en mai 1980, mais m’étais embauché en juillet pour trois semaines d’intérim qui m’avaient permis de profiter un an d’une allocation minime mais suffisante) étant terminée, je me procure des thèses à dactylographier et corriger – souvenir de cette thèse sur Proust d’une Brésilienne, je rajoute des pages et quand je les lui signale, elle me dit qu’on peut les laisser. Je suis donc passé à une IBM à sphère, la possibilité d’avoir une police pour les titres, et des formats variables, mais elle se dérègle tout le temps, je l’ai achetée d’occasion, et quand mon livre paraît je fais cette folie de basculer à une Adler à marguerite – le prix passera à 2500 francs pour ma première, à 3200 pour la dernière, cette fois je peux dater avec précision : printemps 1986. Au lieu de la sphère fragile, des rosaces de plastique, une frappe très silencieuse, et une innovation technique considérable : on dactylographie à son rythme, et tous les soixante caractères la machine reprend l’ensemble de ce qu’on a écrit, aligne les fins de phrase. La deuxième des Adler permettra même, pour la première fois, de corriger sur un minuscule écran une faute de frappe parmi les quinze ou vingt derniers caractères. Sinon, ce sont les années Tipp-Ex, on refrappe en intercalant le petit papier rectangulaire ce qu’on veut effacer, et on récrit par dessus.

Et il me suffit d’écrire ça, là tout de suite, sur mon minuscule ordinateur portable d’aujourd’hui (elles étaient énormes et lourdes, ces machines, mais elles avaient un couvercle rigide et une poignée qui permettaient qu’on s’en accompagne comme d’une valise, de Rome à Berlin), pour que revienne tout neuf ce mystère de la découverte des pages, la pile des pages reprises devenues six ou dix fois plus grosses que le manuscrit lui-même, et les précautions qu’on en avait.

Mais taper à la machine, je l’ai toujours su : dès Saint-Michel en l’Herm, servant pour la comptabilité et les factures, une machine Olivetti de couleur verte, à laquelle nous n’avions pas le droit de toucher, mais à l’autre bout du petit bureau donnant sur les pompes à essence, la hiératique Remington noire qui la précédait. Et le droit de prendre dans la corbeille une feuille jetée, l’y insérer et essayer. Je revois plutôt la Remington dans sa triste fin, passée définitivement dans le territoire des enfants, y pratiquant des clusters, touches appuyées simultanément de plusieurs doigts, et les longues tiges brillantes s’emmêlaient en étranges figures. Nous héritions aussi des rubans bicolores noir et rouge (une touche sur ces anciennes machines surélevait légèrement la bobine et permettait de changer de couleur). La toile nylon fine, qui laissait des traces aux doigts, enroulés sur une bobine de métal noire, nous on déroulait ça, les applications étaient multiples. Et on n’aurait pas jeté une bobine métal vide.

Lorsque nous déménageons en 1964, c’est une Japy électrique qu’il y a sur le bureau de ma mère, et son tour de prendre les factures. Là je viens le dimanche, quand tout le garage est à nous, d’ailleurs parfois j’aide, mets à jour le fichier clients ou celui des immatriculations. Mais sur la Japy j’improvise des écritures, et saurai dès à présent dactylographier à vitesse courante : chose bien incongrue dans notre âge des claviers.

Je ne sais pas s’il aurait fallu conserver ces masses complexes de métal manufacturé – au décès de mes grands-parents il y a encore chez eux une petite Olivetti verte avec couvercle. Les machines ont cette capacité de produire elles-mêmes leur propre annulation : ce sont les feuilles dactylographiées, avec les pelures et carbones, qu’on archive. À telle distance de temps, que ce soit pour les machines dont j’ai disposé en propre, ou celles qui ont été la première découverte, pas d’attachement particulier. L’enfoncement brut des doigts, le rythme attaché à la lettre et non à la phrase, le retour chariot et tous ces embêtements de rouleaux, de bras coincés, non, oubli : bien curieux de voir si souvent utilisées, même sur le web, ces vieilles Remington comme symbole de l’écriture littéraire moderne, de préférence américaine.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 1er mars 2011 et dernière modification le 9 février 2012
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