Bill Wyman, cross at Zebra

compte rendu d’un repas avec Bill Wyman, mars 2003


C’est une belle histoire, mais ça n’arrive pas tous les jours. La chance faisait que j’étais à Paris ce matin-là, je crois qu’on venait de faire la voix off pour le film New York Zero Zero de Jérôme Schlomoff.

J’avais publié mon Rolling Stones, une biographie chez Fayard 6 mois plus tôt, on était le 28 mars 2003, au téléphone c’était Carlos Gomez, du Journal du dimanche : – Est-ce que vous accepteriez de déjeuner avec Bill Wyman ?

Le rendez-vous était au Zebra, en face à la Maison de la Radio, ensuite on y ferait une émission, puis une télé je ne sais plus où, peut-être dans la tour de TF1 ? et ça se passerait très bien, je connaissais plein d’histoires sur Bill qu’il n’aurait pas osé raconter lui-même, et qu’on l’emmène sur ce terrain ça ne lui avait pas déplu. Il venait de publier un épais livre de photos sur l’histoire des Stones, Rolling with the Stones, mais je persiste à penser que son Stone alone est de loin (avec le Stanley Booth), un des premiers livres à lire sur l’histoire des Stones, bizarre qu’il ait été traduit dans toutes les langues d’Europe sauf le français (mais ça remonte à 1992, à l’époque on regardait de haut les livres qui prétendaient parler de rock...).

Le Bill Wyman s’est marré à me voir, j’avais pas la tronche assez rock, You’re the french Benny Hill ?, qu’il m’a très aimablement demandé, mais à la fin du restau il m’a dit en une seule phrase aussi pesée que ses phrases de bass : I like your approach, et bon, ça valait récompense.

C’est la première fois que j’avais à faire cet exercice, je crois qu’à 10 ans d’écart, quand on me fait ce genre de demande (et Carlos Gomez a eu la gentillesse de me réinviter), j’ai moins de timidité à secouer le prunier.

Mais Bill Wyman, non, ça ne secoue pas. On respecte. L’article était donc paru dans le JDD le 6 avril 2003.

 

Cross at Zebra, rencontre avec Bill Wyman


L’homme qui ne riait jamais...

L’homme pourtant est affable. Il dit qu’il n’aime pas le thé en France, pas meilleur que le café en Angleterre, et qu’à l’étranger les Rolling Stones emmenaient toujours leurs tea-bags. Il dit aussi qu’il est heureux, que ses projets musicaux rencontrent l’écho qu’il souhaite, et que sa vie de famille est harmonieuse. Vie de famille : trois petites filles qui vont à l’école à Londres. Projets musicaux : un DVD qui reprend la compilation de blues des origines, qu’il a restauré et remixé lui-même, Blues Odissey, on conseille, et le groupe Rythm Kings, qui explore comme à l’identique les fondations d’avant le rock des années 50, à l’Olympia le 26 juin prochain.

Il dit qu’il n’aime pas qu’on lui pose toujours les mêmes questions, et vous en fait la liste : comment expliquer la longévité des Rolling Stones, pourquoi il en est parti et s’il ne regrette pas (voir plus haut). Donc on ne les lui pose pas. D’ailleurs, faute d’avoir la réponse, on sait qu’eux-mêmes n’en disposent pas non plus.

Il aurait tendance, Bill Wyman, à penser qu’on ferait mieux de parler du beau temps sur Paris ce jour-là, de la difficulté qu’on a, nous Français, à prononcer les diphtongues anglaises ou le h aspiré, qu’à revenir sur l’histoire du rock’n roll. Donc on tâchera de l’intéresser en se rodant son anglais aux choses contingentes et au ciel sur Paris, et puis insidieusement on reviendra à l’assaut.

au tout début des Stones, c’est Brian qui dirige, et Bill fait les choeurs sur les overdubs avec Mick

Encore un livre sur les Stones ? Il y a deux ans, ses anciens collègues avaient publié un luxueux album de même esprit et même format : A life on the road, où chacun commente les épisodes d’une épopée qui, par sa durée et ses symboles, est devenue notre histoire commune. Dans le livre de ses amis, le pianiste d’aujourd’hui, Chuck Leavell, est plus présent que Mick Taylor. Altamont (le 6 décembre 1969, dans un concert gratuit organisé à la va vite, un jeune Noir était poignardé à trois mètres d’eux par les Hell’s Angels, et le lendemain Mick Jagger convoyait à Genève la valise remplie de cash des bénéfices de la tournée), était passé presque sous silence, les photos récentes des Stones sur scène renvoyant dans l’ombre ce qui pour nous reste l’interrogation principale : que s’est-il passé, cette année 1962 à Londres, pour que l’osmose entre ces cinq garçons maigres prenne une telle dimension de légende tout autour du monde ?

Dans Rolling with the Stones, incluant plus de 3000 documents dont de nombreux inédits et raretés, Bill Wyman nous rapproche du groupe vu de l’intérieur. Tout près de la machine, des studios. Il y a des reproductions de lettres, de carnets, de contrats. Les amplis, les micros, les studios. Bill Wyman montre dans le livre sa première basse, bricolée avec des éléments rachetés d’occasion, alors qu’il était magasinier à Penge, son quartier.

Retaillée à la scie pour ressembler à une Fender, les frettes retirées pour la rendre mieux jouable, il invente la basse fretless bien avant l’heure. Quand le groupe a ses premiers cachets, il s’achète une Framus rouge sombre, mais garde l’autre pour le studio, à cause de ce gros son qui fait alors sa marque pour sous-tendre le tandem des guitares interchangeables de Keith Richards et Brian Jones, le fondateur et leader.

C’est en partant de détails comme ça, que j’arrive à le faire parler, le Bill. Il faut qu’il vous regarde une demi-seconde avec l’air surpris. Et dans cette fabuleuse séquence d’enregistrements à Chicago, en juin 64 ? Lors de leur première tournée américaine, et que Chuck Berry, Willie Dixon poussent la porte du studio mythique, c’est la basse fretless ? Non, il ne la sortait pas d’Angleterre, la fretless bricolée, et il commence soudain à s’intéresser à ce qu’on lui demande, Bill Wyman. Il paraît qu’un homme en salopette repeint le plafond, descend les saluer, c’est Muddy Waters : non, l’histoire a été inventée ensuite par Keith, dit Bill. Mais c’est vrai que Muddy Waters les avait aidé à porter leurs guitares de la voiture au studio. Les enregistrements pirates de ces deux jours Chess Studio, les Stones devraient les rééditer, on le lui suggère.

expérimentations au temps de"Their satanic majesties...", à deux sur la contrebasse (cliché Ian Stewart)

Quand on feuillette, tout au long des années 63-66, l’explosion Rolling Stones, quand on a eu la tête une fois devant les baffles de Bill Wyman dans les années 70, avec une puissance à vous soulever du plancher, qu’on regarde à distance cette violence des samedis soirs, ces filles qui hurlaient, c’est l’énergie qu’il leur fallait qui paraît impressionnante, comme si les cinq petits hommes maigres avaient rassemblé sur chacun d’eux la vie et les excès de quinze hommes ordinaires.

Quand on le dit à Bill Wyman, ça l’amuse, alors si on le fait sourire on a une chance de le faire parler encore un peu plus. On lui parle de cet énorme bruit, de ce happening agressif qu’était un concert des Rolling Stones, on lui demande d’où ils extrayaient ce qu’on tente de lui dire en anglais, incredible amount of energy, lui il place ses deux mains comme de jouer une basse imaginaire, on voit soudain les doigts de la main gauche ébaucher une danse minuscule et rapide, et les deux doigts de la main droite un battement de la dernière phalange, et il répond : c’est ça, l’énergie ?

C’est un geste qu’il a souvent, comme d’aucuns mettent la main à l’oreille quand ils parlent de téléphone et disent « on s’appelle ? »

Lui, il joue d’une basse imaginaire et sortie du temps, avec les épaules soudain poussées légèrement sur l’avant, et on retrouve brutalement le profil des pochettes de disque, aux cheveux trop longs, de celui qui ne riait jamais, et sur scène ne bougeait pas d’un pouce. Pour s’échauffer, avant de monter sur scène, le groupe exigeait toujours « backstage » une table de ping-pong pour Wyman. Il y a, page 373 de Rolling with the Stones, une phrase concernant l’instrument : « Bass goes in from your head and out through your fingers », la basse ça vous entre par la tête et ça vous ressort par les doigts.

« Affaire de concentration », précise-t-il. Et, après un silence : « être d’abord un musicien ».

Dans Stone alone, l’autobiographie qui était parue en 1989, et qui racontait les Stones de 1963 à 1969, l’enfance de Bill Wyman avait été pour nous tous une découverte : le grand-père boxeur amateur pour combler les fins de mois, fou de pigeons voyageurs, et le père prêt à s’embarquer dans n’importe quel rêve, lévriers de course ou élevage de canaris, sur fond de Londres bombardé : le soir on épluche en famille les oignons, ça vous fait les doigts jaunes et ça laisse une odeur, au lycée on se moque de vous. Puis, un jour, le père qui retire l’adolescent du lycée, parce qu’il lui a trouvé une place de magasinier : la lettre du proviseur, qui tente de faire revenir le père sur sa décision, est reproduite dans Rolling with the Stones. Pourtant, à son père et son grand-père, Bill doit un adage : – Joue d’un instrument, et tu pourras toujours te débrouiller à trouver trois sous. Le père joue de l’accordéon dans les mariages, lui il apprend la clarinette. L’apprenti magasinier fait son service militaire en Allemagne, découvre Elvis, se coiffe comme Elvis, s’achète une guitare comme Elvis. Revenu à Londres, il emprunte et emprunte, toujours pour du matériel chez Art Nash, le marchand de guitares du quartier. Les Cliftons, son premier groupe, ne suffisent pas à rembourser. Mais quand bientôt il fréquente Brian Jones et ses tout nouveaux Rollin’ Stones, qui ont 6 ou 7 ans de moins que lui, et le surnomment péjorativement Ernie parce qu’il est marié et père d’un bébé, il leur apporte le métier qu’ils n’ont pas.

Si A Life on the road – publié sans lui par les patrons du groupe, et lui laissant la part congrue – privilégie les images de mythologie, la bouche de Jagger et Richards décharné (mais avec de belles pages quand c’est par exemple Charlie Watts qui raconte sa perception des Stones), Rolling with the Stones nous fait visiter un monde : les cartes des tournées, l’emplacement des clubs dans le Londres des années 60, les maisons et les voitures successives, et toute une galerie de personnages invisibles, Ian Stewart, premier musicien embauché par Brian Jones, éliminé peu après la formation du groupe pour délit de bonne tête, mais qui devient leur armature logistique, et le pianiste permanent pour les 25 ans à suivre, ou bien Jimmy Miller, le producteur embauché pour la crête, de Beggars Banquet à Exile on Main Street et renvoyé après usage.

Entre les deux livres beaucoup de non-dit, mais leur symétrie permet de cerner comment, sous l’aventure collective, hasard, destin et amours ont modelé l’aventure. Un jour, parce que Richards et Jagger sont en retard, Wyman improvise à l’orgue sur un rythme de Charlie Watts. Quand Richards arrive, il s’exclame (Bill nous le refait avec grimace et accent Keith) : « Hey, that sounds good, keep it… » Jumpin’ Jack Flash était né, mais sous la seule signature Jagger-Richards, et les royalties n’en reviendront pas à l’auteur original du riff. A partir de Let’s spend the night together, Richards réenregistre systématiquement les pistes de basse lui-même, et tant pis pour le bassiste en titre : sans doute que son départ anticipé du groupe, en 1993, s’est amorcé là.

Dans Stone alone ces choses-là étaient dites. Dans Rolling with the Stones, parce qu’il s’agit de l’histoire du groupe et non d’un seul, l’univers de la drogue, les hiérarchies grinçantes et les évictions, on l’esquive un peu au nom de la légende comme si, à distance, on devait gommer les excès, les divergences. Bill Wyman, quand on lui en fait la remarque, arrondit les angles, dit qu’en studio il laissait volontiers la basse à Richards pour prendre les percussions ou un synthétiseur. Il dit : « Keith plays bass pretty well… » Mais il rajoute comme en aparté la nuance : « Keith pense qu’il joue très bien de la basse. » Et là on sait qu’on a amené l’entretien a un point qui le satisfait, parce qu’il sait que vous avez compris la nuance.

un document rare : dans un cliché pris par Ian Stewart, Bill regarde, pas franchement enthousiaste, Keith s’approprier pour la première fois la basse, il s’agit de "Let’s spend the night together", qui est par ailleurs la première chanson que Keith ait composée au piano

Reste la musique. En physique on appelle ça, pour la formation de l’univers, la « soupe primordiale ». Avec Rolling with the Stones, on parcourt en images et documents les lieux, les éclats, et ceux qui furent pour eux, comme Alexis Korner, les passeurs. Page 66 du livre, on voit cette myriade de groupes en gestation, les Stones au milieu. Des trente groupes figurés là, en uniforme sage, les mal peignés ramasseront la mise. Ce mystère, nous en aurons fait notre mythe, et cela modèlera à son tour, à distance, nos vies d’anonymes. C’est cela qu’il faut continuer de scruter.

On parle de Chagall, qui était le voisin de Bill Wyman à Saint-Paul de Vence, quand les Stones se sont installés en France pour échapper aux impôts anglais. Chagall ne supportait pas les cheveux longs de Wyman : « Long hair, not good », disait-il. Wyman lui a rétorqué que c’était sans doute vrai, mais qu’eux, les Stones, avaient été les premiers à le faire, et Chagall de s’incliner : « First ones ? So, that’s good. » Et là aussi, il aime à parler, Wyman. D’ailleurs vraiment un beau livre, les photos qu’il fait de l’intérieur de la maison de Chagall, avec le vieux peintre dans les ouvertures des portes au lointain.

« Enough about me », a conclu Bill Wyman, le vin blanc fini On a tenté de lui dire que non, pas assez – mais ça ne prêtait pas à discussion : Rolling Stones à la retraite, Rolling Stones quand même.

François Bon, 29 mars 2003.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 mars 2011
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