Décentrements | avec Sarah-Maude Beauchesne

casser les cloisons géographiques et la vieille poussière sous le mot "francophone" – Mahigan Lepage inaugure la collection Décentrements sur publie.net


Oui, il y a une spécificité québécoise. Elle est liée au territoire, à la formation des villes, au contact et à la superposition permanente de la langue anglaise. Elle est liée aujourd’hui, peut-être encore plus qu’à sa propre histoire de luttes et résistances (et c’est en profond admirateur de Gaston Miron ou Gabrielle Roy que je le dis), à un lien organique et direct avec le contemporain dans ses dimensions aussi techniques et numériques.

Depuis quelques années, et pas seulement depuis mon séjour d’un an à Montréal et Québec, ces croisements pour moi sont permanents. Comment nier l’éloignement géographique et affirmer cette contemporanéité, sans retomber dans les étiquettes de service ? Eh bien non, pas si facile.

Mahigan Lepage s’était porté volontaire pour rassembler et éditer, depuis Montréal, les textes québécois présents sur publie.net, comme ceux de Josée Marcotte ou Audrey Lemieux, ou – de Mahigan Lepage lui-même – son éblouissant Vers l’Ouest.

Nous avons voulu sauter l’étape. La collection que dirige Mahigan s’appellera Décentrements. Mais elle accueillera des textes sans distinction de lieu, de même d’autres Québécois (Naomi Fontaine, dont le livre papier s’impose ces jours-ci avec force, ou André Roy) paraîtront hors Décentrements.

Mahigan a choisi d’ouvrir cette collection par les Je-sais-pas de Sarah-Maude Beauchesne. Voir sur Bibliomancienne. L’écriture numérique en blog et livre, point de départ de l’entretien...

Ajoutons que publie.net est accessible depuis 3 ans maintenant de tous les lieux et wi-fi, bibs, bureaux de l’université Québec/Laval et le sera très bientôt de l’ensemble des 43 bibliothèques publiques de la ville de Montréal, je reçois cette confiance avec fierté et honneur – raison supplémentaire d’accueillir largement les auteurs québécois, et mêler nos expériences, n’est-ce pas SB, GD, MT et les autres ?!).

FB

PS, et note pour nos lecteurs québécois : les prix de téléchargements et d’abonnements sur publie.net sont indiqués avec taxe de 19,6%, qui bien sûr n’est pas facturée hors UE. Les prix à 3,49 deviennent donc 2,92 etc...

 

La plupart des textes des « Je-sais-pas » ont d’abord paru sur ton blog, « Les Fourchettes ». Tu peux me parler un peu de ton blog, que les lecteurs français connaissent peut-être un peu moins ? Depuis combien de temps tu le tiens ? Comment les textes s’articulent au quotidien, en surgissent même ? Et pourquoi ce nom, « Les Fourchettes » ?
Le blog est bien jeune, j’ai commencé tout ça l’automne dernier, il est né d’une simple envie de partager. Je produisais beaucoup de textes, mais ils ne servaient qu’à une lecture personnelle, ça m’a permis d’avoir un regard autre que le mien sur mon écriture et j’y ai pris goût. « Les Fourchettes », c’est très spontané, je publie des textes chaque semaine, des textes que j’écris souvent dans des élans, je ne m’impose pas de thème, mais la même couleur revient ; c’est ce qui a créé le blog.
J’écris du moi, j’écris ce qui se passe dans ma tête de femme-enfant, parfois c’est de la pure imagination, parfois j’assume que je raconte du vrai de vrai, ça reste très naïf.
Le nom du blog vient d’une vieille nouvelle qui avait pour titre « Les Fourchettes ». Le texte racontait l’histoire d’une jeune fille qui grandissait tout croche parce qu’elle avait des fourchettes de plantées dans le coeur ; des fourchettes à desserts toutes petites, mais aussi de grosses fourchettes à barbecue très douloureuses. L’image est restée.

Tu parles de « nouvelle » – et, quand tu m’as envoyé ton manuscrit, tu as aussi parlé de « poèmes ». Pourtant tes textes me paraissent se situer ailleurs, dans une indécidabilité que suggère précisément le titre « Je-sais-pas ». Depuis quelques jours, sur les « Fourchettes », tu annonces des « histoires-ustensiles » ! Tes textes imposent eux-mêmes, et librement, leur propre forme, non ? Fourchette, cuiller ou couteau...
Tout est très spontané, je n’ai pas de réflexion précise ni d’intention fixe lorsque j’écris et que je publie sur le blog. La forme que prennent les images vient d’elle-même, je ne veux pas d’une structure vraiment, je veux que le tout demeure un peu bordélique. Je n’aime pas ce qui est trop réfléchi, trop calculé, j’aime même être maladroite dans ce que j’écris, parfois.
Je ne veux pas prendre le temps de trop repenser à mes textes. Donc oui, des histoires-ustensiles qui ne savent pas trop où se situer, qui toucher, c’est du doux bla-bla, des images, des idées, des « choses ». J’aime le mot « chose ». C’est ça, « Les Fourchettes », c’est du je-sais-pas, du vrai je-sais-pas parce que sincèrement je sais pas.
Les mots sont sincères, c’est l’important, je pense.

Oui, c’est bien ça qu’on lit : des choses, des sensations, comme en-deçà des mots et de la pensée, et qui cherchent pourtant à se dire (les « je sais pas », les « t’sais », etc., suggérant la difficulté à nommer). J’insiste sur le mot « sensation », qui rejoint le corps, le sexe, omniprésent dans tes textes. Est-ce que pour toi l’écriture procède d’une sensation – d’un « feeling », comme on dit au Québec – montant du corps, du sexe même ?
Le sexe c’est beau. Et c’est l’fun. Et c’est vrai, c’est fou, c’est doux et pas doux, c’est plein tout plein de choses. J’aime l’idée qu’on me lise avec le bas du ventre qui se réchauffe et qui se vire à l’envers. Et puis le corps, c’est la plus belle image, elle a tellement de possibilités, c’est beau et c’est laid, c’est connu et pas connu en même temps.
Le corps est toujours plein d’ambiguïtés, c’est inspirant, l’effet qu’il fait.
Mon écriture part de là, de ce qu’on sent, de ce qu’on « feel », de cette chaleur dans le bas du ventre, c’est une inspiration pure.
J’ai parfois l’impression d’entendre tes textes comme des chansons, y compris par cette façon de bondir qu’a ta phrase (« c’est doux et pas doux », « c’est beau et c’est laid »). Il y a un rythme dans tes textes, un rythme à la fois sexuel et musical (et le texte « Le sexe avec un chanteur » le résume). D’ailleurs, il y a beaucoup de références aux musiques qu’on écoute dans « Les je-sais-pas », et aucune aux livres qu’on lit... De la musique juste avec les mots, c’est un peu ça que tu fais, non ?
J’ai fait évoluer ma créativité à travers la musique, elle m’a appris à être libre, elle l’a fait davantage qu’avec les livres, même. Elle m’inspire des histoires, beaucoup. Elle m’inspire des ambiances, surtout. Elle provoque l’excitation, le souvenir, elle donne envie d’aller au bout des sensations, du senti, de l’intense.
J’aime illustrer mes histoires avec des chansons, ça explique bien tout ce qui se passe dans le coeur. Ça accompagne bien l’intensité dans les textes.
Et j’aime la liberté qu’une mélodie peut donner dans l’écriture, dans la ponctuation, dans le rythme, dans la phrase. C’est un outil, en fait.
C’est l’fun de dire qu’on peut faire de la musique juste avec les mots, oui j’aime ça dire ça.

Il y a un mot qui apparaît dans « Les éponges » : « américanité ». Pour moi, cela renvoie surtout à la langue, à l’oralité, aux mots anglais qui ponctuent tes textes (en tant qu’ils sont déjà d’usage dans le parlé québécois). Cela renvoie aussi à un certain côté « pop » de ton écriture, issu de la culture anglo-saxonne et plus particulièrement américaine. Ce serait trop fort, de dire qu’il y a chez toi une américanité affirmée, assumée ?
Pas trop fort. C’est bien là. Encore une fois, c’est une écriture spontanée, un parlé assumé oui, mais pas nécessairement volontaire. Les mots viennent d’eux-mêmes avec la sonorité qui convient le mieux au contexte de la phrase. J’aime faire ce contraste avec les deux langues, ça permet une belle liberté et un fini plus brut. J’écris souvent comme j’aurais parlé, c’est un peu une routine d’essayer et de voir ce que ça donne en texte, la plupart du temps je le garde ainsi, ça sonne sincère et bordélique en même temps. Ça revient un peu à la musique aussi, du fait qu’insérer des mots anglais amène une sonorité différente, un autre rythme surtout. Ils peuvent casser un rythme ou le compléter.

Une dernière question, plus libre, pour ouvrir au bout de l’entretien une fenêtre sur ton atelier... Tu as des habitudes d’écriture, des endroits, des moments de la journée que tu réserves à écrire (tu vas sans doute me dire que non, que c’est spontané !) ? Tu écris à une table de travail ou tu trimballes ton portable d’une pièce à l’autre et d’un lieu à l’autre ? Tu consignes des notes dans des cahiers ?
J’écris tout sur mon ordinateur, je me sens plus libre, je n’ai jamais vraiment utilisé crayon-papier, je note seulement des idées ou des images dans un journal. J’écoute beaucoup de musique, ça stimule mon envie de partager, ça m’ouvre beaucoup. J’ai aussi besoin de vivre un peu en montagnes russes, si je ne vis rien de fou, je ne ressens pas le besoin d’écrire, alors je dois me stimuler. Les petits drames et les grandes joies me forcent à écrire.
Et j’écris assise en Indien dans mon grand lit fleuri. C’est apaisant. 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 avril 2011
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