autobiographie des objets, 38 | le mot buanderie

arrivée triomphante mais progressive des machines à laver


Mes trois maisons d’enfance, celle que nous avions en location avec mes parents à Saint-Michel en l’Herm de ma naissance à 1964, et celles de mes grands-parents paternels et maternels, disposaient chacune d’une buanderie.

Ce n’est pas une indication de luxe : à la campagne, on peut toujours s’étendre à l’horizontale, ajouter des cahutes. Si les toilettes étaient désormais avec faïence et chasse d’eau, le banc de bois sur trou avec sciure figurait encore dans le paysage et on ne se posait pas trop de question sur tout ça.

Il n’y a d’ailleurs pas de vraie spécification commune à la pièce qu’on dit buanderie, sinon le sol en ciment (le village comptait encore de nombreux sols en terre battue, et aussi dans la pièce unique cette bicoque adossée à celle des grands-parents de Damvix, où vivait entre sa cheminée et le lit clos la tante Hortense, m’y impressionnait un sabre pendu au mur, souvenir d’un frère, père ou mari mort zouave dans les colonies – à chaque génération il en partait un comme ça, on pourrait faire une histoire parallèle de sa propre généalogie par ceux qui l’ont quittée sans jamais plus donner de nouvelles). De commun, je dirais aussi la lumière : une fenêtre ou un vasistas, mais qu’on ne se préoccupait pas de nettoyer – alors, toiles d’araignée ou parce que simplement pas d’autre source, une lumière plus grise et étale. Finalement, à mesure que j’écris, d’autres spécifications reviennent : on trouve toujours une armoire bancale, mise là au rebut, à double porte battante ouvrant sur pots vides et pots pleins des conserves de haricots verts ou mogettes faites à la saison, plus quelques confitures de fruits tombés. Je revois nettement aussi, dans chacune, la caisse à claire-voie, mais une vraie caisse de planches assemblées, pas un cageot qui servait à accueillir, entre l’achat et le sacrifice du dimanche (aux occasions, pas tous les dimanches bien sûr), la poule ou le poulet, voire le lapin) que nous enfants viendrions examiner curieusement, avec un peu de peur aussi, par les interstices, yeux fixes et brillants dans l’obscur. La scène finale, on préférait s’en tenir à distance.

Ce qui permet d’assembler le souvenir c’est à nouveau l’odeur : l’odeur aigre et savonneuse de la lessive. D’ailleurs je revois sur une planche de bois brut les gros parallélépipèdes de savon de Marseille qui y fournissaient – on les achetait aussi en copeaux, dans un sac plastique, au contact doux et un peu gras. Et l’outil principal : lessiveuses de zinc, dont une très grande pour les draps, une moyenne pour le courant, et une à part pour la stérilisation des conserves. La cheminée qui avait dû servir des décennies à produire l’eau chaude, même si maintenant elle arrivait directement au gros robinet de cuivre.

Des lessives elles-mêmes, peu de souvenir, sinon de ces femmes qui s’en faisaient une spécialité, tournant de maison à maison. Vie rude. Activité penchée. Reins solides. Marie Proult, Jeanne Hurtot. Le lundi, le père et le grand-père en bleu de travail propre et tout raide, ceux noirs de cambouis de la semaine d’avant qui trempent. Et tout cela qui ensuite flotte au vent des étendoirs, notre infatigable vent de mer.

À ma mère, je n’ose pas le demander, trop peur qu’à nouveau elle me dise qu’elle ne s’en souvient pas. D’ailleurs, électricité et mécanique, c’était le rôle du père, et l’eau et l’électricité il fallait les amener, même si la buanderie permettait évidemment par avance l’évacuation de cette eau grasse des lessives d’alors, les lessives d’avant les publicités télévisées, les barils de Dash (même la mesurette en plastique de couleur rouge, qui proclamait, arrivant avec chaque baril, qu’elle ne se préoccupait pas d’être réutilisable, signait le changement d’époque). Ou la petite voiture brillante sous cellophane tirée avec émerveillement de la poudre à gros gains des paquets jaunes de Bonux – la publicité est entrée dans les villagres par la lessive et ce fut le début du changement d’ère. Donc elle était là, la machine à laver, une Vedette – on l’a eue quatorze ans, cela j’en suis sûr, on l’a assez répété ensuite, je revois faire les essais, le tambour inox tournant lentement derrière le gros hublot convexe. Me suis toujours imaginé d’ailleurs, puisque tout cela venu en même temps, les hublots du Nautilus de Nemo des technologies aussi délibérément futuristes que notre première machine à laver. C’était avant la télévision bien sûr, et donc vers mes huit ans, en 1961, pour cela que j’ai souvenir de l’avant et de l’après. Dans la buanderie qui gardait l’ancienne odeur, l’armoire à conserves et la lumière étale de sa fenêtre qu’on ouvre jamais, la machine à laver neuve surélevée sur une palette en bois, pareil qu’on mettait l’instituteur sur une estrade. Trop tard pour le savoir, donc, mais on peut concevoir à distance comme un graphe (dirait-on aujourd’hui) de l’objet nouveau dans la cartographie du village, le pharmacien et le docteur, le directeur de la laiterie coopérative, l’électricien Ardouin lui-même avaient dû s’équiper les premiers. Deux ans plus tard, les grands-parents eux-mêmes auraient leur machine à laver personnelle, et cette révolution silencieuse, se propageant à l’échelle d’un pays, était l’armature sur laquelle la télévision (et la publicité donc), n’auraient plus qu’à glisser. Je suis sûr aussi – c’est dans la buanderie qu’on mettrait au rebut les anciens garde-manger de grillage – que le réfrigérateur viendrait ensuite, très vite ensuite, mais certainement pas avant.

Nous passions des heures, dans la buanderie (les buanderies). On pouvait s’accroupir dans les bassines de zinc et en faire des véhicules militaires. On extrait du fond de l’armoire les feuilles de vieux journaux qui servaient à poser les conserves et on lisait à distance variable de temps la curieuse image de la vie locale pour qu’elle mérite d’être reprise par Ouest Éclair, qui n’était pas encore Ouest France. Ce sont des souvenirs d’été, parce qu’en hiver ces pièces-là n’étaient pas chauffées, ce sont des souvenirs du dimanche, parce que les repas (la caisse à claire-voie de la volaille sacrifiée à nouveau rangée verticalement contre le mur, mais on n’y touchait pas) duraient une partie de l’après-midi mais que les enfants avaient le droit de s’en éclipser bien plus tôt. On y lit des choses interdites, ce qu’on peut en trouver dans les recoins à livres, et qu’on ne vous aurait pas laissé lire devant les grands – le souvenir en tout cas des lectures interdites s’associe toujours vaguement pour moi à cette odeur acide du savon de Marseille. On y rêve.

Les machines à laver ont migré dans les maisons elles-mêmes, et on en a terminé aussi des caisses à claire-voie, des stérilisateurs à conserve. L’espace domestique était à la fois une conquête et une démonstration sociale : les buanderies ont sauté. Ou bien, parce que les objets changeaient de statut, elles devenaient le lieu où on entreposait ce qui n’avait plus à servir : en tout cas, ce n’était plus un lieu fonctionnel, un lieu de travail, dans la rudesse domestique et probablement même pas reconnue comme tel, qu’elles représentent dans le souvenir.

On n’emploie même plus le mot buanderie. Il n’y a plus de buée – le mot qui signifiait lessive, avant que nous en gardions juste la vapeur, notre haleine sur une vitre.


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1ère mise en ligne 22 juillet 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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