Benoît Vincent | le verbe du bout du monde

pour les #vasescommunicants, incursion New York avec le webmaster d’amboilati


Pas loin de 10 ans, je crois, le web-voisinage avec Benoît Vincent. De quoi découvrir progressivement cet arpenteur solitaire des fleurs, bêtes et cailloux de la Drome (c’est son métier), donc inclassable, mais dont le site web, déroutant mais très riche, amboilati est mangé du dedans par sa rubrique chantiers qui le définirait probablement tout d’abord.

Benoît s’implique avec Parham Shahrjerdi dans différents projets et revues autour de Maurice Blanchot, qui ont été à la source aussi du projet Hors Sol.

Nous accueillons de lui plusieurs textes sur publie.net, dont le voyage dans les interstices des Petits traités de Pascal Quignard, Le Revenant (et ne manquez pas travail de fiction, Pas rien)...

Et, depuis 2 ans, le voir absorbé à un projet (chantier) à encore plus vaste échelle, celle d’une ville, la fascinante Gênes. C’est pour cela qu’on trouvera un peu d’Italie dans mon texte qu’il accueille chez lui en retour : Une Italie, plaisir radical de nos #vasesco d’extorquer de soi des textes qu’on n’aurait pas écrit, simplement parce qu’on s’en va les écrire chez un autre...

Et merci à lui de nous emmener ce soir à New York, un autre riche mot-clé du catalogue publie.net...

FB

Et bien sûr immuable merci à Brigitte Célérier pour la tour de contrôle. C’est aujourd’hui le 25ème !

 

Benoît Vincent | le verbe du bout du monde


Six heures du même crépuscule.

La cylindrée démarre, et son bruit de canettes qui s’entrechoquent. Je lâche le train pour la voiture, mais c’est la même machine, et elle s’appelle bouger. Elle s’appelle mouvement. Et la machine démarre, et avec elle celle d’écrire en route.

Plus mauvaise position : parce que tu n’avais pas prévu exactement cela, et donc ni stylo, ni papier. Un critérium peut-être et peut-être une note un ticket de caisse. Pas vraiment commode. Tu avais un livre, un autre s’écrit en sous-main, en arrière-fond, déjà tu ne lis plus, tu écris le tien.

Des textes entiers, des textes immenses et verticaux, perpendiculaires, sur les paysages parcourus, dans les paysages, dans la traversée. Se déplacer met en branle la voix. Jamais pu vraiment écrire au bureau, ou alors copier, recopier, coller. Alors à voix haute, dans la bagnole, écrire. Écrire en soi, écrire en corps.

Recopier, répéter aussi, la mémoire, parce que sans trace, il a fallu fixer balises, répéter le texte de la voix, lui donner une forme, c’est-à-dire le malmener pour l’absoudre, le travailler pour que le rythme seul se tienne, le tienne.

*

Recopier, comme tu as recopié, avant ton premier et unique voyage aux USA, à New York, le formulaire I-94 ou I-94W, dans un avion de la British Airways, parti de Reykjavik à 19h44 un 17 janvier 2000, parce que tu avais fait une faute et que tu avais peur que cela fasse des histoires à la douane. Tu fais des fautes — ne relis jamais rien.

A. Etes-vous atteint d’une maladie contagieuse, de troubles mentaux ou physiques ? Faites-vous usage de stupéfiants ? Etes-vous toxicomane ?

Les douanes, déjà, c’était les passer malgré oui, les substances, une fois l’Italie, une fois la Suisse, une fois le Royaume-Uni, comment planquer ça, gamin, à l’époque pas d’almanach internet, et on n’en parlait pas. Chaussettes, slips, mauvaises planques. Un jour au Montgenèvre, tu laisses échapper un minuscule morceau par la fenêtre, les flics sont à la douane. Tu n’as jamais eu aussi peur, tu dis. Le sentiment de déception des parents, leur peur à eux, tu les ressentais en avance. A Moscou tu avais tâté de la vraie douane, avec militaires et déclaration sur l’honneur et fouilles au corps. Pour New York, c’était différent, pas de ça et plus de substances. Tu trouveras chez mon hôte un trafic organisé, avec avocats de Brooklyn en tailleur brun venir se ravitailler là, dans cette vieille masure de l’East Side, dans le salon de laquelle il y avait une baignoire pleine de factures, de courriers, de livres, de magazines. Tu étais tombé où ?

Dans le RER, pas un sou de France, changé tout au Crédit Coopératif au coin de Foch et de Gaulle, un peu de monnaie américaine, un peu de couronne islandaise et pas mal de Traveller’s chèques... et contrôle. On prend les devises étrangères me dit le gars de la RATP, première facture en dollars dans le RER, pas de billet, tu étais passé derrière quelqu’un pour Roissy.

C. Avez-vous autrefois été impliqué, ou êtes-vous maintenant impliqué, dans des activités d’espionnage, de sabotage, de terrorisme, de génocide, ou, entre 1933 et 1945, avez-vous participé en aucune façon à des persécutions perpétrées au nom de l’Allemagne nazie ou de ses alliés ?

Dans l’avion, depuis l’Islande, quand tu lis ça, tu secoues un rire, qui jamais irait cocher [ ] yes ?

*

Cette personne, si elle est vivante, pourrait venir témoigner.

Cette personne, si elle existe, te fait penser aux « îlots minuscules » entourant le pays de la Magie. « ce sont des bouées. Dans chaque bouée un mort. Cette ceinture de bouées protège le pays de la Magie, sert d’écoute aux gens du pays, leur signale l’approche d’étranger. »

Cette personne, quel est son trajet dans la ville ?

*

Dans la ville, tu atterris, dans la nuit, on te hèle Taxi ! Taxi ! Cheap ! Cheap ! et te voilà bombardé vers Grand Central, c’est compliqué tous ces rêves qui se réalisent à la queue du loup tout à coup.

De Grand Central tu prends un bus duquel tu descends trois ou quatre blocks trop tôt, peur de manquer l’arrêt pour la 9e rue. On ne veut jamais être au-delà — en-deçà suffit, quoique ça ne change pas grand chose : tu es seul, loin, dans une ville comme New York.

On t’avait prévenu qu’il ferait froid, mais tu ne sens rien — avec collants, deux pulls, trois tee-shirts. Quand tu débarques chez mon hôte, elle te dit Pas de chance, la nuit la plus froide de l’hiver, - 1°. - 1° je dis, Ça va, on a connu pire, Oui, mais degrés Fahrenheit (= - 17.22°C). Comme ça tu prend conscience Tu n’es plus chez toi.

*

Monter les routes les virages, dans le col, pour rentrer de la gare, comme on monte des mécanismes, l’un après l’autre, comme on construit une maquette, précis, succession des vitesses, embrayage pointilleux, seconde, troisième, seconde, troisième, quatrième, troisième, seconde, troisième, etc., et à voix haute toujours, écrire, et personne pour entendre, ni les milliers de sangliers croisés depuis le que tu roules (ni les autres renards, blaireaux, chouettes ou buses, de jour), ni les paysages qui demeurent immobiles, denses et noirs.

Monter vers le col, le franchir et redescendre dans les soixante virages qui conduisent à la maison. Avec toujours le vrombir du train qui ne s’est pas figé dans le cours, vrombir qui ressemble douloureusement à la voix.

Tout contre le moteur, tout contre le cœur.

*

Au début tu ne comprends pas grand chose à la ville, sinon le délai (pour rentrer) et quelque point (pour orienter) comme l’Empire State Building, que tu vois depuis le vasistas dans ton lit, unique plus haut dans ce cadre, t’endormir à côté de ça, est-ce que tu pourras, malheureux ?

Un matin tu te dis Putain, je suis à des milliers de kilomètres de la maison... Avec un gouffre entre... Dans une bibliothèque, il y a Mein Kampf en allemand.

*

Bien sûr t’attends à tout, à trouver Spider-Man dessiné par John Romita Jr... t’attends à Time Square... t’attends à trouver la Statue de la Liberté et Wall Street et les encore debout tours jumelles. Tu y vas tu t’y retrouves, mais tu ne montes pas. Ni l’une — coincé entre deux obèses, colimaçon impossible — ni les autres — ascenseur de quarante-cinq personnes bondé — mais cela te convient.
Qu’est devenue la tapisserie de Mirò de Ground Zéro qui faisait soudain d’attention ?

Tu te plais à ces égarements plus ou moins subis, plus ou moins choisis, on ne sait pas, comme se promener à Staten Island sous la neige, ou errer au sud de Manhattan jusqu’à l’Hudson qui porte de petites banquises de glace pure. Des lieux sans intérêt — a priori.

Pourquoi Hoboken.

Pourquoi suivre ce type qui vendait des breloques sur un tapis dans la rue — le dimanche il feuilletait méthodiquement les 1000 pages du New York Times — mais personne ne savait s’il avait appris à lire.

Pourquoi marcher des heures dans le froid du Queens, devant alignement de casemates rassurantes et effrayantes.

Chelsea, Matt Murdock n’y trainait plus ses guêtres.

Bronx, parce que métro raté numéro, visité un jour d’hiver, voyageur (revenu à pied)...

Harlem, où premier KFC de ta vie, et première fois que tu es le seul blanc dans un espace public. La voie suspendue...

Brooklyn où passé devant, n’ai pas salué l’écrivain qui plantait des bulbes dans son petit jardin devant sa petite maison, typique et déprimante, sa loggia.

*

Et tout à l’avenant, lire/écrire, estomaqué.

Aujourd’hui différent, dans ta bagnole à surveiller l’irruption du sauvage — qui n’arrive même pas — pour rentrer à la maison, vers un mouvement moins prononcé, un mouvement à peine, un autre.

Bouger, partir, quitter, que ça de vrai, tu l’as éprouvé tant de fois et dans cet inconfort (inquiétude ?) : écrire ? Mais écrire oui, mais écrire là, c’est dans le déplacement qu’on écrit, et on ne parle pas encore du voyage dans les ests effrayants par train, ou dans les suds italiens, grecs et autres, pétrifiés d’histoire ou aller sud c’est aller perpendiculaire encore, c’est creuser, c’est excaver, qu’est-ce que tu excaves en toi, qu’est-ce que tu peux en sortir, du haut de tes 22, 27 ans ? Qu’est ce que tu peux excaver dans le silence le désert la garrigue la plage morne et chaude et morne et brûlante et morne et la plage sempiternelle quel ennui.

*

Dans l’avion depuis l’Islande, le soleil se couchait : six heures de trajet, six heures du soleil couchant. Six heures du même crépuscule. Six heures de chute, six heures de chute patiente, méthodique, de descente en soi, la salive que tu avales est celle d’un autre homme. Sans le savoir, écrire.

*

C’est bouger c’est partir c’est quitter quand tu as cliqué OK pour le billet peu onéreux destination NYC tu ne savais pas où tu allais, tu as dû trouver quelqu’un pour t’héberger, tu faisais tout à l’envers, et c’était elle, Cassandra Baer, dans la 9e rue, ç’aurait pu être pire, et de loin, — ou bien Rome, ou Moscou, idem, toujours de la chance, du répondant, du filet, de l’élastique pour te recevoir. Un rebond.

*

Te voilà rentré, à peine, déjà envie de repartir, mélanger à nouveau les routes, ne pas dormir, jamais, ne pas se laisser envahir de racines, ce n’est pas nous qui plantons l’espace, c’est l’espace qui nous attrape, il faut faire gaffe, c’est vicieux ces trucs là, il faut repartir, inquiet, toujours, dans le tremblement, dans le renversement, dans l’impatient de la langue, dans l’excitation de ce qui va surgir au détour d’un virage, ou d’une ligne.

*

Battre le fer.

*

Écrire, là, c’est mélanger les espaces, mélanger les routes les lignes les surfaces (et tu ne sais plus écrire, tu as beau faire mine de déplacer tes doigts sur le clavier comme une danse extraordinaire, c’est une langue pleine de pièges, pleine de fautes, c’est écrire, écrire, écrire écrire écrire). Le verbe du bout du monde. Le dernier verbe. Le dernier mot.

Écrire, écrire sera le dernier mot, le dernier mot sera écrire ?

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 février 2012
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