pour une définition du livre numérique

c’est comme le problème de l’oeuf de Christophe Colomb : on n’a pas besoin de définir l’oeuf (ni même s’il a précédé la poule ou pas), juste de savoir s’il faut le cuire avant de l’ouvrir


Un livre, c’est de l’inachevé fermé.
Antoine Emaz, Cuisine.
Merci J-Y.F. !
Merci aux amis italiens du site Il Menochio de proposer une version italienne de ce texte, touché et honoré : Per una definizione di libro electronico.

 

centre de gravité


Non, pas besoin de définir le livre numérique, on laisse ça aux calculateurs de TVA, de prix unique, de prix par rapport à la version imprimée, de marchands de toute sorte.

Axiome de départ : on n’a pas besoin de définition du livre numérique pour le lire.

La question c’est celle du changement de centre de gravité. Si on utilise l’expression livre numérique on le spécifie par rapport à livre non numérique, donc un objet matériel lié à un contenu précis, qui s’est progressivement constitué (dès avant le codex) en notion de livre, a pris son essor via l’imprimé pour continuer d’évoluer jusqu’à l’époque moderne, mais soudain, en deux ou trois décennies (déjà) s’est laissé dérober que sa nécessité d’objet soit liée à sa nécessité de contenu. Les grandes bases de données scientifiques, médicales ou juridiques, les grands dépôts d’images (anatomie, astronomie, histoire) ont installé les premières ce territoire hors livre, en ce qu’il concerne notre mémoire, notre héritage, notre pratique. On ne met pas assez l’accent sur le fait que le basculement de ce qui reste du livre n’est que la queue de comète du bouleversement de civilisation quant à la forme d’archivage et transmission de ses savoirs.

Ont suivi les savoirs techniques, y compris de la technique du texte, les réserves d’outils, y compris les dictionnaires (et bassins de dictionnaires), l’encyclopédie elle-même (et la révolution d’une encyclopédie mobile, participative, en mouvement permanent qu’est Wikipedia, en dédoublement quasi instantané et de notre navigateur et du livre qu’on est en train de lire), enfin la bibliothèque en voie de généralisation, pour compléter cette migration. Et pourtant, avec l’ultime transfert qui s’opère sous nos yeux, celui de la bibliothèque, on a la part symbolique du basculement.

Autant dire que dans tout cela, la notion réservée au livre numérique est bien congrue. Il reste que la création artistique était tout entière dans ce résidu, et donc nous-mêmes, et nos rêves.

 

nous sommes déjà sortis du livre


En contrepoint, la création et le travail esthétique du texte – dont le livre n’a jamais été qu’un aspect de la réalisation matérielle –, trouve dans le web une démultiplication et une intensification, tout simplement d’abord parce que réduction de la distance à notre propre usage : le lieu de publication est le lieu d’écriture, et parce que les usages qui fondaient l’écart de la littérature, rapport à la documentation, à l’enquête, à l’image, à la réflexion et l’agora, ont aussi installé leur campement principal sur le web.

Avec pour effet trompeur que ce que nous demandions originellement au livre, et créait cette inquiétude de ce qui pouvait s’en perdre dans la mutation, ne concerne plus alors que sa fraction spécifiquement marchande, dans sa disponibilité commerciale immédiate.

Et pourtant – dans les courriers reçus quotidiennement pour propositions que je décline (un peu égoïstement, parce que je préfère qu’on m’invite avec Pifarély pour ce que je considère comme mon art plutôt que pour la papote technique à l’attention de « notre revue destinée aux professionnels du livre » ou de « notre journée d’étude à l’attention des professionnels de l’édition », presque un tic puisqu’ils ne se sentent plus autorisés à l’expression chaîne du livre), de plus en plus l’impression que la référence même au livre ne nous est plus utile et que c’est cela qui m’éloigne. Que Livre au Centre soit le premier Centre régional du livre, ce matin même, à se dissoudre dans une entité plus large qui s’intitulera livre, image, culture numérique est quasiment un bon signe au regard de leurs équivalents qui dans la plupart des régions en sont restés à l’âge de la charrue à cheval.

Le paradoxe est donc que nous n’avons plus à nous déterminer depuis cette instance, et qu’en même temps les autres ont déjà pris l’habitude de nous tourner le dos. Lire, c’est difficile : m’interloque en permanence cette facilité de sites pourtant pointus pour les questions de mutation numérique à promouvoir les valeurs littéraires les plus consensuelles. Comment se faire lire ? (Cela aussi pourrait être une définition a minima du livre numérique : ce qui contribue à nous faire lire. Récente expérience en lisant récemment, dans une bibliothèque, les textes d’un auteur qui m’importe, et travaille dans cette bibliothèque : – Ah bon, ce que t’as lu, c’est dans son site ?)

 

le web suffit


Alors, évidemment, le web nous suffit, il est notre chantier, notre ressource, on y interagit et on fait interagir les textes avec qui les lit.

Non seulement le web devient la base de marche principale, mais ce qui est transmis à l’imprimeur sous le nom de livre, et dont l’objet matériel est la forme transportable et commercialisable, c’est aussi un site web complet, fermé, incluant ses ressources (xml), ses grilles graphiques (css), ses métadonnées.

Alors souvent le doute vient : ce que nous nommons livre numérique, n’est-ce pas seulement la projection intérieure que nous faisons – vers ou dans un objet numérique – de notre idée héritée, constituée d’après l’importance, fétiche et réelle, que nous avons constituée du livre imprimé ?

Seulement, le web contient tout, mais ne vient à vous qu’à condition de requérir ce qu’on cherche (travaux Olivier Ertzscheid). La médiation des contenus (question essentielle pour les bibliothèques) peut remplacer les tâches de mise à disposition de ces contenus, va indiquer, recommander, mais ne produira pas le web comme lecture.

Est-ce que notre lecture du livre sous format numérique, dans sa linéarité, sa sagesse typographique, n’est pas que le succédané dans nos usages numériques d’une pratique – qui peut être parfaitement noble, notamment pour ce qui concerne l’écart, la concentration, l’imaginaire, le travail intérieur –, que nous avions appris à constituer dans le livre ? Apprentissage très savant d’une pratique complexe – la lecture – dont rien par ailleurs, ni la socialité, ni la technologie propre (quoi de plus technologiquement complexe qu’un livre de poche) n’aurait besoin d’être alors redéfinie ?

Ce que les bases de données ont bouleversé des autres savoirs n’induit pas forcément une exigence de réactualisation pour nos pratiques de lecture. Mais l’écosystème par lequel ces lectures respiraient et reflétaient et représentaient et subvertissaient le monde, lui, s’est établi dans un autre champ. C’est la fonction littérature qu’il nous appartient d’y reconstruire, dans l’intérieur même de ces usages numériques qui sont désormais le camp principal de notre rapport au monde. Comment imaginer alors que cette fonction, si on la nomme livre numérique, se suffise de la transposition du livre ? Pas besoin pour autant d’entrer dans les absurdes articles de la Loi du prix unique pour le livre numérique, pitié bureaucratique désavouée par ses concepteurs même, et qui ravale tout cela sous le mot d’accessoires.

Alors, le web. En quoi le web suffit, et ne suffit pas à la fois. En quoi l’éditorialisation peut se déplacer de la construction textuelle à l’objet en soi éditorialisé qu’est un site web, tout en gardant l’éventuelle spécificité induite par la production collective.

Questions qui pour moi ont lourdement résonné ces dernières semaines avec le travail entrepris (en binôme aveugle avec NumerikLivres) sur un site majeur de la création contemporaine, réflexion en prise autant avec le monde qu’avec le web lui-même, La Grange de Karl Dubost (oui, Karl) devenue livre numérique avec L’ange comme extension de soi.

 

on ne contourne pas l’argent


Il y a le petit bout de la lorgnette : si le site est notre atelier artistique en lui-même, comment assumons-nous la rémunération de cette création. Ce n’est pas un argument qui tient. La création de crête, littéraire ou picturale ou autre, ne s’est jamais déterminée par ses modes de rémunération. Des Flaubert ou des Proust n’auraient rien fait sans l’argent familial (je pourrais m’appliquer ça à une échelle bien plus humble), et pas besoin d’aller convoquer les figures de Rimbaud ou Baudelaire ou Isidore Ducasse comme antidotes. Des oeuvres essentielles comme celles de Ponge ou Kafka peuvent naître en parallèle d’une vie salariée, et le domaine public est tout engorgé d’auteurs professionnels oubliés.

Si la bascule prend un tour dramatique, ce n’est pas à cause du numérique, mais pour l’effondrement de tout l’écosystème, stages et ateliers, commandes radio ou télé, invitations dans les universités (étrangères, tranquillisez-vous), qui permettaient à ceux comme moi de tenir. Autre versant : en 10 ans, la courbe de répartition des ventes de livres a changé radicalement : en 1984, le Médicis pour l’époustouflant Cherokee d’Echenoz, c’était 35 000 exemplaires, mais mon 1er roman, Sortie d’usine, 2500 exemplaires. Aujourd’hui, la baisse du coût d’impression fait qu’à partir de 350 exemplaires vendus on est content, et qu’après 5 semaines ne restent en librairie que la minime poignée de daubes qu’on retrouvera partout et dont les ventes s’envoleront bien plus qu’un Goncourt d’il y a 10 ans. Ce métier n’est plus un métier de désir, à quelque intersection qu’on le prenne. La création littéraire était entièrement dépendante de cet écosystème édition chercheuse / librairie militante : le numérique a été d’abord un exil ou un contre-territoire, il en est maintenant le territoire même, non par compensation ou revanche, mais simplement parce que tous les usages, musique, sciences, image, la presse même, se sont établies sur ce territoire. Et pourtant, l’immobilité figée d’une énorme masse d’auteurs de l’imprimé, alors que tout se craquèle autour d’eux, et qui se souviennent de nous envoyer un mail seulement quand ils sortent un nouveau livre : on les aura pourtant assez prévenus, on leur aura de si longtemps tendu la main.

Mais cette gratuité (faire un site ne coûte rien, s’auto-publier sur Amazon et Apple ne coûte rien, écrire ne coûte rien) qui est valable à l’échelle individuelle ne l’est plus à l’échelle (micro)collective : les grandes plateformes ont beau déployer leurs outils d’auto-publication, et un des axiomes d’Internet étant que la réalisation la plus complexe ou sophistiquée puisse être réalisée à partir de logiciels libres, j’appelle tout simplement livre numérique l’établissement d’un (micro)circuit économique, basé sur la rétribution du service plus que et non sur le transfert de l’objet matériel, fût-ce la commodité du fichier transféré, qui permet l’établissement de ce collectif, incluant évidemment l’auteur (et l’idée d’une rémunération 50/50 auteur/structure c’est une question de fond posée à l’édition fossile), mais – pour publie.net question décisive, et pour l’instant si on y arrive c’est plus grâce à la générosité des bibliothèques qui s’abonnent que sur les ventes elles-mêmes – de pouvoir installer un circuit qui, lui, ne peut être basé sur le bénévolat : les heures de code et préparation éditoriale de 2 personnes (je ne me compte pas, et d’ailleurs c’est de + en + eux qui font le boulot, tant mieux, rapporté à la trentaine de textes qu’on a devant nous en retard), et côté Immatériel-fr l’appui sur une cellule d’action sans laquelle on serait au mieux dans ce circuit d’auto-publication...

Dernier point pour ce qui concerne cette question économique (pour ça que maintenant j’arrête avec les entretiens et trucs du genre, où on n’y coupe pas de ces questions niveau zéro du consensus sur le coût réel d’un eBook ou ritournelle sur le modèle économique – ben non, j’en ai pas – sans parler de cette prolifération d’études ou de rapports et de consultants devenue une profession bis pour d’aucuns qui ne savent pas trop faire autre chose), c’est précisément la constitution d’une validation symbolique. Les journaux littéraires traditionnels savent évidemment qu’ils sont progressivement court-circuités : la médiation du web se fait par le web, pas mon genre d’aller me plaindre que les médias tradis s’intéressent à nous à propos des liseuses sous les sapins de Noël et non pas sur les formes et contenus des auteurs qu’on publie. Si nous entrons dans cette guerre, c’est parce qu’elle en est une : non, mieux vaut les happy few que la com’ pour vendre, à nous de nous organiser pour tenir. L’idée de coopérative pour publie.net c’est parce qu’on ne délègue pas cette instance verticalement à l’éditeur – un écosystème d’écriveurs/liseurs/blogueurs qui devient l’instance principale d’une recommandation éclatée, diversifiée, curieuse, et fait naître en elle-même des initiatives textes-réseau (les vases communicants, le convoi des glossolalies, les 807 et d’autres) qui est à chaque pas la récompense, et établit désormais le contrat de départ, pour éviter les fausses attentes.

Mais en imposant un catalogue, en montrant notre capacité à le diffuser, on établit ce repérage et cette validation symbolique nécessaire aux textes. Si cela induit la rançon d’une coupure avec les modèles basés sur le gratuit, j’assume.

 

sur quoi vous lisez ?


Et donc rien dans tout ça qui justifie d’en passer par cette instance, le livre numérique.

La fonction crée l’organe ? Depuis l’arrivée de l’iPad, j’avais délaissé la lecture sur liseuse à encre électronique, mal foutu, trop sommaire, aussi sexy qu’un Minitel. Le Kindle s’était inséré dans mon environnement, mais pour les fonctions parallèles à la lecture : plutôt pour se procurer des textes qui m’étaient nécessaires, sous réserve de leur disponibilité numérique. Aujourd’hui encore, pour mon petit polar américain en cours des heures loisir, une ou deux fois par mois c’est sur Amazon US que je me le procure, même si je le lis de nuit ou en sieste ou train plutôt sur l’iPhone ou l’iPad.

Il reste qu’à l’automne sont venus 2 grands chocs : l’arrivée enfin d’un vrai système concurrentiel de librairies numériques. Merci à iTunes d’avoir été notre poumon depuis 1 an 1/2, mais la surprise c’est qu’on vend encore plus sur iTunes depuis qu’on s’est mis aussi à vendre sur Kindle et Fnac/Kobo, plus les indépendants qui se défendent toujours, FeedBooks qui est reparti de l’avant, et ePagine. Exit par contre les libraires indépendants, de leur propre fait : ils ont eux-mêmes décidé, semble-t-il, de ne pas prendre pied dans cet univers. Pour nous, une situation désormais concurrentielle, qui impose à chaque acteur de disposer de sa propre médiation active, donc de valoriser les contenus qu’ils proposent, en tant qu’éditeur on ne peut qu’en bénéficier.

Deuxième onde de choc récente, enfin des outils à lire dont le prix s’établit à 100 euros ou autour. Et pas des outils au rabais : j’ai sur ma table une Fnac/Kobo, simple et facile, très excitante à lire, et dans ma poche quand je sors une Bookeen Odyssey, objet plus riche au toucher et dans les fonctions, capacités d’affichage et options vraiment un outil qu’on a plaisir à considérer comme sien : j’ai recommencé à lire sur liseuse – les 2 gérées via l’indispensable Calibre bien sûr. Constat qu’une fois que ces bêtes-là sont dans votre environnement, vous avez du mal à revenir en arrière vers le papier. Constat que le combat désormais dans la qualité et la singularité de l’offre, et le service au lecteur qui les accompagne. Tous les curseurs changent, pour nous auteurs, et change aussi, pour nous éditeurs, la complexité : armer un texte pour sa diffusion numérique c’est un travail bien plus complexe (on apprend à le faire, on a moins envie par contre de partager le côté artisanal de ce savoir) que ce que c’était il y a 6 mois ou un an.

La justification du livre numérique, c’est le travail qu’on met dedans.

Se stabilise un modèle où ces principaux supports (l’iPad, les smartphones, le Kindle, la Kobo, l’Odyssey, – manque juste la Sony) proposent chacune un accès one clic (avec fonction repentir pour le Kindle) vers une librairie numérique à peu près globalisée – publie.net par exemple est présent sur chacune. Et c’est bien curieux pour nous de suivre en détail la répartition et l’évolution des panels de nos titres vendus sur chacune de ces plateformes, y compris pour peser sur l’instance d’achat. Et que nous n’aurions pas d’indépendance non plus, en tout cas au regard des textes contemporains qui sont le centre de notre démarche, si nous n’en effectuions pas aussi la vente directe – largement 30% encore, mais qui doit représenter plus de 80% des ventes contemporain. Pour mémoire : année 2010, 10 000 titres vendus, 1er semestre 2011 5 749 titres, 2ème semestre 16 924 (inclut approximativement 1 600 Bartleby distribués gratuitement les 2 dernières semaines, à comparer d’ailleurs aux 250 téléchargements du très bel Afflictionnaire médical de Martin Winckler que nous avions proposé gratuitement aussi les 10 derniers jours de 2010) – cela donne, et nos chiffres sont riquiqui par rapport aux gros de l’édition (qui n’osent pas trop le dire en public, les libraires souffrent assez, mais leur politique a radicalement basculé ces dernières semaines), le contexte de progression actuel.

Et plus je vais dans les facs, plus je constate combien, même de 2 ans en 2 ans, pour les étudiants devant moi le NetBook ou l’ordi est le lieu intime de relation sociale, d’écriture tout spectre, et aussi de lecture dense, justement parce que cette intimité est devenue territoire. Mieux que ça (et ce n’était pas le cas il y a encore 6 mois), la banalisation de la lecture numérique induit qu’ils acceptent désormais le principe du téléchargement payant sur une plateforme comme la nôtre, sans DRM, et à prix respectueux (on a monté un peu, désormais plutôt fourchette 1,99/3,99). Par contre, pas de cadeau envers le bricolage.

Quant à lire sur écran (plaisir de lire longuement sur l’iPad dans la nuit, écran baissé au max dans le noir), qu’il soit de liseuse, téléphone, tablette, laptop, la difficulté n’est pas celle du lecteur : elle nous incombe à nous, qui définissons l’ergonomie des textes proposés.

 

le degré zéro du livre numérique, la transposition


La question devient alors, côté iPad, comme côté liseuses : c’est quoi, ce qu’on propose ?

Et accepter aussi le côté le plus élémentaire de la réponse : je propose, sur publie.net (plus précisément : chacun de l’équipe propose), ce que j’ai envie de trouver en numérique, et ce que j’ai le droit de proposer en numérique, malheureusement ce n’est pas la même chose.

Je ne vais pas proposer du Paul Bourget ni de l’Anatole France, sous prétexte que c’est facile à numériser et que c’est libre de droits. Mais si j’ai envie de relire les Lettres de Blanqui, et que je me les numérise pour moi (scanner PlusTek OptiBook + OCR ABBYY + Antidote, répétez pas à nos concurrents : mais même pas peur, si on a un beau catalogue, c’est qu’on sait ce qu’on cherche parce qu’on aime les textes, et ça fait bail de mois que je ne vais même plus voir ce qu’il y a ou n’y a pas de dispo, je m’organise avec mon matos, et les quelques milliers de kilos de bouquins entassés dans mon garage sous les vélos et les valises, c’est pas les projets qui manquent, y a qu’à déterrer), alors je vais au bout de la démarche et je les mets en ligne. C’est parfois long et peineux, je ne m’extirpe pas de Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire ni de Clarté de Barbusse, mais ça finit toujours par arriver. Et d’autres fois c’est des coups de foudre comme le Chez les fous d’hier, découvert par hasard à 10h du mat et plus rien fait d’autre jusqu’à 23h qu’en ligne...

Là, on est dans le premier degré du livre numérique : ce qui s’est élaboré pour la forme livre, nous le transférons sur support numérique.

Et je ne le dis pas à la légère : nous commençons en ce moment la numérisation, avec l’accord des auteurs, de véritables trésors parus dans les années 70/80 ou bien plus récemment, mais chez des éditeurs qui ont mis la clé sous la porte, ou bien ne comptent pas s’établir dans le numérique (nous, auteurs, conservons pleinement les droits de ce portage, et pouvons considérer comme un lèse au sens juridique, ce manque à exploiter des éditeurs initiaux).

Tout l’enjeu, le voici : garder la petite flèche, et faire qu’elle ne limite pas le livre numérique à ce premier territoire.

 

petits corollaires


Addendum 1 : le transfert n’est pas neutre, les titres que je choisis, c’est souvent parce qu’ils vont se révéler d’autre façon. La journée sur les 350 fragments et aphorismes du Voyageur et son ombre de Nietzsche, c’était sur le même template élaboré pour Cuisine d’Antoine Emaz, et la notion de table des matières se volatilise sur l’epub, devenue index déroulant, multipliant les reflets de lecture et l’appropriation du texte.

Addendum 2 : la constitution pour chacun de sa bibliothèque numérique n’est pas neutre. C’est celle qu’on emporte avec soi, dans son Mac (quelle pitié qu’Apple se refuse à exporter iBooks sur le petit MacAir, alors que j’y passe tant de moments de lecture direct sur web ou sur la Kindle App), et dont on a toujours un vaste pan en poche sur l’iPad ou la Kobo ou l’Odyssey.

Addendum 3 : cette bibliothèque personnelle n’est pas contrainte par l’absurde limite du domaine public héritée de l’ancien monde, qui fait qu’on n’a pas le droit à lire en numérique Gracq ou Michaux ou Simon, et bien d’autres, la zone grise se réduit à 50 ans au Québec, donc on a tous sur nos machines Vian, Camus et d’autres, et bien sûr, tant qu’une offre légale ne viendra pas nous en proposer la ressource, on s’autorise de se passer de la main à la main les oeuvres qui comptent, les 3 cités ci-dessus autant que Perec ou Koltès ou d’autres mais ça on ne le dit pas et ne le fait pas en public.

 

 

pour une définition du livre numérique


C’est sur la base de ces préliminaires, touchant le web, la validation symbolique, mais l’appropriation des outils à lire que je définirais le livre numérique d’abord par cette division en trois points. Ce que je nomme livre numérique, c’est :

1, un fragment reconstruit, fermé sans frontière, d’une base de données

Voir Stephen Hawking pour sa définition célèbre : l’univers est un objet fermé sans bord ni frontière – me semble décisif pour remplacer par exemple ces idées de lecture fermée.

Un monde de données, proposé par Hubert Guillaud sur publie.net, inclut presque 1000 liens externes : la lecture sur tablette renverra toujours aux univers convoqués, sur la même surface de lecture, la lecture sur liseuse laissera le texte souligné, mais ne proposera pas d’interactivité, interdite par la surface tactile de l’écran, même si l’appareil dispose d’un accès web simplifié. On ne lit pas moins bien parce que la tablette dispose de cette possibilité de quitter le texte à tout moment, contrairement à la liseuse.

Cette capacité d’ouverture vaut aussi pour l’écosystème associé au livre, celui des notes, partages de notes, exports de notes. Elle vaut comme outil de l’écriture elle-même dans la mesure où dès la conception et dans la rédaction d’un texte nous usons du web, qu’il étend et densifie le geste d’écriture, y compris l’écosystème de l’ordinateur lui-même considéré comme brouillon, et que la clôture du livre numérique nous permet d’y intégrer organiquement ces pistes d’ouverture.

Enfin, base de données : quand je commence un stage, c’est toujours en demandant aux participants de descendre dans leur traitement de texte, de prendre possession du traitement de texte utilisé au quotidien en tant qu’il produit et organise des données, selon le même type d’organisation qui est aussi celle d’un livre imprimé, quand les fichiers partent de l’éditeur pour aller chez l’imprimeur.

 

2, pour lequel on a proposé un système spécifique de navigation complexe, réservé à son contenu, mais en proposant une (ou un ensemble de) circulations permettant de s’en approprier le contenu

On a appris à modeler nos sites et blogs de façon à contrer en permanence l’effet d’empilement vertical (fosse à bitume, renchéri par l’accès via propagation flux. Chacun ses propres stratégies, et j’ai l’impression que tout l’an dernier, parce que de nombreuses tentatives blogs se constituaient en masse critique suffisante, l’ensemble de ces stratégies a commencé de devenir perceptible. Du coup, même, qu’on a assisté à une reprise de l’importance des blogs en contrepoint ou contrepoids aux réseaux sociaux dont nous participons aussi, qui en deviennent le vecteur d’accès principal, mais ne sont pas capables eux-mêmes de constituer l’archive en architecture.

En parallèle, si sur publie.net nous continuons de nous méfier du livre-application, espèce d’impasse marchande, la prise de conscience que le déblocage essentiel du livre numérique, c’est que nous sachions enfin nous saisir de l’invention de forme dès sa conception. Que le livre numérique ne soit pas une invention graphique depuis un objet pensé comme livre traditionnel, épaisseur et table des matières, structuration des surfaces de texte, mais perception en volume et cinétique de l’objet proposé, avec ses souterrains, ses pièces supplémentaires ou niveaux de lecture, ses entrées-sorties. Non pas une scénarisation, mais une pensée du voyage en amont.

Ainsi, dans mon travail sur La Grange, avoir décidé d’insérer à chaque point les liens qui renvoyaient au site, indépendamment de sa chronologie. Reprendre la lecture de La Grange en tant qu’éditeur était un chemin usant de clics en étoile, sommaire ->texte et retour, et se déplacer ainsi dans le sommaire. L’éditorialisation – dans ce cas (d’homme) extrême sans participation de l’auteur –, c’était bien revenir à la notion de carte, de lecture en tant qu’on la produit. Le livre numérique ici se hisse à une pertinence que n’a pas en lui-même le site web, et peut la manifester sans remplacer ce site. Cela ne s’oppose pas à la tradition éditoriale, qu’il s’agisse du Journal de Léautaud ou de l’euvre de Kafka ou d’Artaud prises dans leur complexité hétérogène. Mais cela justifie, sans autre point d’appui que le web, cette détermination d’objet, en point 2 via la navigabilité en tant qu’objet spécifiquement retiré à l’incrément du temps et l’organisation de la base de donnée, le plaisir qu’on a à proposer, yes, le livre numérique.

 

3, capable de se séparer du site source, et de se constituer comme relation intime et individuée avec le lecteur qui l’a transporté dans son propre écosystème d’usage

C’est le dernier point, pour moi le plus essentiel et le plus obscur (dédié à Marc Jahjah, puisque lui au moins lira jusque-là !).

Où, le mystère du livre, sinon dans ce rapport corporel, qui n’est pas une fermeture, quand bien même on lit les deux coudes posés sur la table de la bibliothèque, mais un état particulier d’ouverture sensible aux perceptions extérieures du monde, quand bien même le livre est la production et la protection de leur écart.

Ce qui protège le livre, et autorise la singularité si hautement personnelle de la pensée, de l’imaginaire, et tout aussi bien ce bond sauvage qu’est le passage à l’écriture – qui n’existe pas sans ce bain permanent du livre et de l’appropriation du livre, oh ces pauvres débats sur le plagia, je préfère la hauteur Jabès –, c’est bien cette appropriation en ce qu’elle a de sauvage, en tant qu’elle dépossède l’auteur lui le tout premier.

J’appelle livre numérique, qu’il parte d’un site ou d’un ensemble composé sur traitement de texte, ce geste qui dépossède. À ce moment-là, et en cela, le livre numérique devient tel, et se justifie, par sa circulation autonome, une circulation qui en autorise l’appropriation autonome, sans autorisation de l’auteur.

C’est ce qui se passe pour le livre imprimé qu’on trouve chez un bouquiniste, qu’on s’approprie dans une librairie (et merci à celui qui en a constitué et orienté la possibilité), mais ce n’est pas ce qui se passe quand on est dans le site web d’un auteur, même s’il a la politesse de nous y laisser seuls et anonymes avec notre lecture – pareil qu’elle n’est pas tout à fait possible si on est à l’IMEC ou à la BNF devant (dans) les archives léguées par un auteur. C’est ce point qu’il me semble que nous devrions collectivement affiner.

Il induit des corollaires : je suis anonyme dans une librairie, je ne peux l’être si je paye un texte numérique en ligne, mais je retrouve cet anonymat, au moins vis-à-vis de l’éditeur, si j’achète mon publie.net chez un de ses distributeurs. Et donc, pour nous éditeur/auteurs, d’avoir à construire cette présence sur le lieu de l’anonyme, et la diversité de ses modalités d’accès. Si je remercie les bibliothèques qui s’abonnent à publie.net, c’est justement parce que c’est cela qu’elles autorisent (considèrent de leur mission de service public d’autoriser.

Il induit aussi, en cela, l’exigence sur le format lui-même : nous n’avons cessé, tous ces mois, d’apprendre sur l’ergonomie et le code de l’epub. Je sais ce qu’ils nous reste à faire, et les mises à jour pour nous épuisantes, mais dont on viendra à bout. Reste que lorsque sur l’Odyssey je change la taille d’affichage par simple pincement des doigts, le je lecteur s’approprie le texte y compris dans comment il se figure. Nous autorisons en amont cette appropriation : ce n’est pas une renonciation à la typographie et l’ergonomie de la lecture en tant que processus éminemment social et savant, c’est un défi que nous avons à honorer en tant que tel – en tant que techné.

Voilà ce pourquoi le livre numérique existe, et qu’on y travaille avec du bonheur.

Allez, merci, ça m’a fait du bien de faire le point. Pas la peine de me mettre en commentaire que c’est pas clair ou bien que (trouvé avant-hier dans les commentaires que je n’ai pas validés) : dans un site qui se veut littéraire, on pourrait d’abord essayer de parler français. Ceux qui m’ont supporté en conférence savent que je suis incapable de non-improvisation, brouillon et débordé de trouille : le fait est, au contraire, que j’adore me faire des conférences à moi tout seul, ici sur mon site. C’était un bel après-midi, malgré le temps dehors. Toutes photographies Karl Dubost, La Grange, licence Creative Commons.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 3 janvier 2012 et dernière modification le 21 février 2012
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