je peux vous l’avoir pour moins cher

bizarreries amazoniennes, à propos de "Limite"


C’est Thierry Hesse qui m’avait signalé ça l’autre jour, j’avais cru à une erreur, et de sa part à un petit signe amical comme on s’en envoie : c’est l’avantage du mail.

Mais à deux mois d’écart la page y est toujours, et c’est toujours à vendre !

Il s’agit de mon second livre, Limite, paru chez Minuit en 1985. Un exemplaire d’occasion au modeste prix de 665 euros.

Bon, je dois en avoir 4 ou 5 dans mes étagères, d’occasion millésimée, je veux bien les vendre pour moitié de ce prix-là. Ou si vraiment vous êtes radin, demandez à votre libraire habituel, il sera tout heureux de vous le commander pour le prix éditeur. Tous les ans, les relevés Minuit, c’est très régulier, étonnamment régulier : je vends 165 Sortie d’usine, 60 Crime de Buzon, 80 Parking ou Décor Ciment, et 20 à 25 Limite, jamais plus, jamais moins, mais 20 ans que ça dure.

Reste à expliquer le jeu d’amazon.fr ? Et l’ironie du "généralement expédié en 24h" : ils en ont donc vendu tellement, de Limite à 665 euros d’occasion ? Plus la pub pour nous inciter, auteurs et éditeurs, à accepter la fonction "chercher au coeur" (Baudelaire : Ne cherchez plus mon coeur, les bêtes l’ont mangé), qui les autorise eux à numériser entièrement l’ouvrage sur leur serveur. C’est tellement beau, de s’en remettre au coeur.

Et la fonction "les auteurs qui ont lu... ont aussi acheté" où je me retrouve avec Jean Rolin, ça me fait bien plaisir, et Rachel Hausfater-Douieb que je ne connais pas, mais qui a publié : Le garçon qui aimait les bébés, bon, pourquoi pas ? Et dire qu’à ce prix-là je suis 290 926 dans les ventes amazon ! A noter que sur leur page tous les livres de François Bon je me retrouve avec 72 ouvrages, il y a des doublons, mais déjà 3 livres qui me sont parfaitement inconnus dès la première page de 20 titres ! (plus le S à Mécanique : amis libraires, qu’on vous garde longtemps !)

J’ai une petite tendresse particulière pour ce bouquin, Limite, écrit à la Villa Médicis, en grand trouble et fragilité intérieurs, un livre empilant des secrets, quatre figures de soi-même déplié en personnages chacun pourtant harponné à une brève figure captée dans la ville. Un bouquin de la seconde chance, trois ans après mon premier, Sortie d’usine. Je l’avais donné à Jérôme Lindon sous le titre Terrain glissant, je me souviens que lorsque j’étais entré dans son bureau il était en train de téléphoner à Marguerite Duras : "Marguerite Duras me dit que c’est un très mauvais titre", me dit-il comme si c’était une évidence. C’est lui qui avait proposé Limite. Plus tard, mon pote Daeninckx avait publié un récit qui s’intitulait Hors limite, j’aurais peut-être préféré. C’est le livre par lequel on s’est connu avec Bergounioux : parce que la phrase incipit ne comporte pas de sujet. Ça me semblait évident, à lui non. Dans Limite il y a aussi ma première tentative d’approcher le monde Rolling Stones : toutes les chansons intercalées, censées être celles d’un des quatre narrateurs, sont des traductions stoniennes décalées. Dans le genre Exil place publique ou Danse petite soeur danse.

Je crois qu’avec l’essai sur Rabelais c’est mon bouquin qui s’est le moins vendu. Si Jérôme Lindon vivait encore, je lui aurais bien proposé d’en refaire une version : garder le même texte exactement, mais en faire une sorte de commentaire ligne à ligne, tout ce que j’y retrouve à distance, un peu comme ces énormes bouquins d’exégèse, et revenir dans les piaules d’Angers, de Marseille, les fantômes, les morts qui y passent. En fait, peut-être que c’est en partie ce que j’ai fait dans tumulte.

Y a qu’un type, en fait, qui serait assez branque pour aller payer 665 euros un jour pour aller lire sérieusement ce bouquin, c’est ma pomme. Je crois que si vraiment il avait disparu, j’irais le relire, même à ce prix-là. Je sais que telle page je l’ai écrite au sous-sol de Roma Termini (non, je crois que c’était pour toutes les séquences d’un des narrateurs : chaque fois que j’avais à faire parler le chanteur, je descendais là). Et que l’idée du footballeur c’était en plein hiver, pour être allé 3 jours à Assise, j’étais seul dans le petit hôtel (tout en promenant ma grosse machine à écrire électronique à correction des 15 derniers caractères), seul devant les fresques ou dans la ville, et qu’un après-midi j’avais regardé tout un match de foot, comme si j’avais jamais vu ça de ma vie : on devait être 6 spectateurs, emmitoufflés, sur la colline en face la ville miniature et dorée, dans la lumière mystique. Que telle autre séquence c’est écrit dans le train retour Marseille etc.

Je vois aussi, à le refeuilleter ce soir, un vieil exemplaire jauni avec plein de corrections qui ne seront jamais répertoriées, le livre n’ayant pas été retiré, les traces comme vaguement fossiles de ce manuscrit de 400 pages que Lindon m’avait refusé juste avant mon départ à Rome, et qui représentait deux ans de travail pleins. Par exemple le prénom Alain, pour un des personnages, et qui reviendra dans L’Enterrement : la première version de L’Enterrement c’était le début de ce manus refusé.

Il y a des trucs qui par contre me deviennent des mystères : je viens de relire ces pages sur le service militaire à Metz. Moi je n’avais pas fait le service militaire. Réformé. J’avais plus du café pendant cinq jours pour m’empêcher de dormir, j’avais doublé ma myopie pourtant sévère, et j’avais apporté ces radios de luxation d’épaule, souvenirs kayak de jeunesse. D’où je les ai prises, et à qui, les pages sur le service militaire ? C’était nous tous.

Ou le conard (je retrouve ça p 119, au hasard) qui avait mis une gourmette inox sur un polochon, ça c’est un souvenir de l’internat en terminale, Poitiers Camille-Guérin. Et les médicaments pour le suicide, quand on les stocke même si finalement on s’en sert pas, etc...

Finalement, c’est pas mal, relire à vingt ans de distance : découvrir comment on a été capable de s’enlever soi du chemin, s’ouvrir à un peu de ce nous tous.

Dans un monde meilleur, au lieu de l’avoir vendu pour jusqu’à 70 ans après ma mort, le copyright, je pourrais l’avoir vendu pour 20 ans, et le récupérer maintenant pour le mettre sur Internet ? Allez, c’est comme ça, qu’il reparte pour 20 ans dans la valise noire : quel auteur de mes copains relirait, lui non plus, ses propres livres à distance ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 mars 2006
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