Stones, 1 | Rolling Stones piss everywhere, man

50 histoires vraies concernant les Rolling Stones – un légendaire moderne


J’ai toujours une sorte de jubilation à me rejouer la scène. Elle me paraît initiatique. Elle me paraît à jamais illustrer le moment où l’histoire humble et commune d’un groupe parmi tant d’autres, les Rolling Stones, devient légende, et les transforme eux-mêmes en retour.

Comme si nous rejoignait à chaque fois que nous-mêmes quittons n’importe quelle route pour entrer sur l’aire d’une station-service.

Et, dans le livre, en reprenant les déclarations au tribunal – puisque tribunal il y eut – d’un protagoniste de choix, M. Charles Keelay, ancien séminariste devenu pompiste de nuit, jubilation narrative cette fois.

Donc rebrosser le contexte. Ce soir-là ils ont joué à Romford, tout au nord de Londres, à seulement une grosse demi-heure du centre. Ce début 1965, on est loin du bus Volkswagen, qui les transportait eux et le matériel, d’un bord de l’Angleterre à l’autre. Un camion convoiera les amplis et la batterie d’un concert à l’autre (c’est tous les soirs), et deux Daimler, dont l’une est conduite par Tom Keilock (le loueur, qui bientôt sera embauché directement à leur service, c’est lui qu’on enverra le premier sur les lieux après le coup de fil qui dit que Brian est mort), l’autre par Stu lui-même, les enfournent dès la sortie accélérée de la salle pour les ramener à Londres. Pas question de passer par les loges, on les embarque tout transpirants, l’important c’est que ce soit avant la sortie de la foule.

D’où le besoin pressant qu’exprime Bill Wyman, traversant la ville suivante, Stratford, Romford Road. Bill est réputé pour pisser peu souvent, mais pisser longtemps et irrépressiblement. D’autre part, avec cette vie sans heures et sans sommeil, il souffre de conjonctivite : même là, à minuit passé, il porte des lunettes de soleil, et subira le 3 avril suivant une légère intervention chirurgicale. C’est lui qui entre dans la station-service, et demande à M. Keelay (dont il ne saura le nom que plus tard) où sont les toilettes – ces deux voitures luxueuses surgissant en pleine nuit pour livrer pareil épouvantail, celui-ci répond qu’elles sont hors service, ce qui s’avèrera faux (elles sont par contre, dira-t-il, réservées à ses clients qui s’arrêtent pour de l’essence, ce qui n’était pas le cas). La façon très ouvrière de Penge dont Bill s’enquiert du renseignement (Where can we have a piss here) n’est certes pas des plus diplomate.

Bill revient à la voiture, mais les copains le prennent mal. Ils ont avec eux Joey Paige, bassiste des Everly Brothers, qui étaient du concert, et Graham Nash, qui s’illustrera plus tard avec Crosby, Still, Nash & Young. Les deux Américains promènent en tournée des pop pills, petites pilules à lutter contre le sommeil et s’exciter convenablement sur scène, on est avant l’arrivée du LSD mais ce sont elles qui le préparent, et ils ont partagé avec leurs nouveaux amis, qui ne demandent pas mieux.

Mick et Brian s’en prennent au pompiste, qui tente alors de les faire repartir : Get off my forecourt, ce que Brian renverse en Get off my foreskin (Tire-toi de mon gland ?) et ils se mettent à danser autour du bonhomme, ce qui les amuse considérablement plus que lui. Bill pendant ce temps a traversé la route et pisse contre le mur d’en face, Jagger et les autres en font autant et voilà l’exacte situation dans laquelle Mick lance à M. Keelay sa phrase napoléonienne : Rolling Stones piss everywhere, man.

Puis on redémarre. Charlie Watts, qui roupille depuis le départ, ne s’est même pas réveillé.

Bien sûr, toute la scène, une fois transposée dans la rhétorique d’un tribunal de province, est un morceau d’anthologie, et j’en ai profité. Surtout, grâce à M. Keelay, un moment de la vie des Stones ce printemps 1965 nous devient accessible par arrêt sur images : le retour des concerts, quelles voitures, conduites par qui, qui dans quelle voiture (on découvre que dès ce moment Brian est d’un côté, Mick et Keith de l’autre), la lutte contre le sommeil et comment s’organiser, malgré la fuite accélérée des salles hurlantes, on puisse s’arrêter pisser.

Mais avec le procès qui suit – et entre Romford et le procès, il y a eu la deuxième tournée américaine et Satisfaction –, procès où M. Keelay, par peur des représailles, demandera que son adresse privée soit tenue secrète, on a un autre symptôme, décisif. Jusqu’ici, la fédération des coiffeurs et celle des marchands de cravate avaient seules osé prendre langue contre la mutation pop, où les Beatles avaient le bon rôle et les Stones le mauvais. Les pilules, la drogue, la vieille société anglaise n’est pas encore prête à s’y attaquer. Mais ce qui se passe avec les jeunes est irrépressible : même le prince Charles a déclaré qu’il aimait volontiers les écouter. Le procès de Romford est la première transposition juridique, qui sera suivie de bien d’autres jusqu’à Toronto en 77, par laquelle la vieille société tente d’endiguer ce qui la déborde, et tant pis si on n’a que cela à leur reprocher.

Shaggy-haired monsters wearing dark glasses, des « monstres chevelus à lunettes noires », dira Charles Keelay, comme si c’était le problème majeur. Et nous on se redira la phrase de Mick Jagger pendant des années à chaque fois qu’on fera pipi dehors, là où on ne doit pas.

 

Bill Wyman, 1965

responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 juillet 2012
merci aux 959 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page