Stones, 33 | Performance, du Feydeau chez les Stones

50 histoires vraies concernant les Rolling Stones – un légendaire moderne


Compliquée, l’affaire Performance. Et d’un impact disproportionné à l’intérêt du film dans l’histoire de son art.

Côté Mick, par exemple. Le chanteur est une rock star, il est dépositaire de la part mythologique de son époque. C’était le cas du poète un siècle plus tôt, et bientôt cela passera dans les mains de l’acteur de cinéma. Trois grimaces de composition de Keith Richards pour Johnny Depp font plus de presse people que trois ans de X-Pensive Winos. La vacuité de l’acteur (pas Depp, en général) se prête bien à ce dépôt de l’imaginaire collectif. Pour le chanteur ou l’écrivain, pour cela on les préfère morts, comme Buddy Holly ou Jim Morrison. Donc Mick rêvera toute sa vie (plus maintenant, je suppose, mais il ne s’est pas plus exprimé sur ceci que sur le reste) de transporter sa propre mythologie dans un espace où elle serait honorée en tant que telle, et non pas comme ses copains Keith ou Charlie qui se considèrent d’abord comme musiciens, et de blues encore. Quand Mick renoncera à ses rêves d’acteur, il ne pourra se défendre d’aller perdre des quantités faramineuses d’argent (à notre échelle, pas la sienne) en se faisant producteur, ce qui est une autre façon d’accomplir le même rêve.

Et pourtant, sur un quiproquo de départ. Mick, le chanteur, le danseur, le concepteur est un fabuleux acteur de cinéma – dans trois films, One + One, Gimme Shelter (oh que oui), Cocksucker Blues. Le cinéma lui bâtit trois rôles basés uniquement sur l’ambiguïté de ce transfert : Performance, Ned Kelly, Aguirre ou la colère de Dieu. Seul le troisième, pour Werner Herzog, était un véritable défi à la fois au cinéma, au personnage, à la musique. Mais Mick, qui sait ce que c’est, en musique, l’affreuse et harassante contrainte du travail, calera en cours de route : c’est beaucoup trop dur. Herzog recommencera le tournage avec Klaus Kinski, nous laissant le film qu’on sait.

Maintenant, Performance. On est l’été 1968, dans ce passage en surplomb entre l’éviction de Brian, la crête qu’est Beggars Banquet, et ce qu’on nommera Stones Mach II, la reprise de la scène en 69. Donald Cammell trouve un artifice narratif, un méchant aux abois se réfugie chez une rock star en détresse, qui vit de façon décadente (ou plutôt : d’une façon qui puisse être considérée comme relevant de la morale rock’n roll, en outrage aux bonnes moeurs). Notamment parce que monsieur vit avec deux dames et font ménage à trois, tout est là.

Après, il y a longtemps qu’on avait les données principales. Keith Richards attendant au volant de sa Bentley, sur le parking des studios, que la journée de tournage soit finie et que se sépare le trio érotique, appât du film, que constituent Mick Jagger, Anita Pallenberg et Michèle Breton. L’actrice Michèle Breton (que Richards appelle « Mouche ») et une autre icône des sixties, Deborah Dixon, vivent avec Cammell une relation similaire – relation que Cammell avait déjà eue avec la même Deborah Dixon et Anita Pallenberg elle-même, avant qu’elle parte rejoindre Brian Jones. Le choix d’Anita Pallenberg par Cammell ne tient donc pas seulement à l’aura du Living Theater ou de Pasolini, mais à sa propre vie privée qu’il met en scène, et la résonance, un an plus tôt, de Brian Jones quitté pour Keith Richards.

Cammell laisse l’héroïne circuler. Depuis un an, elle et Keith se contentent de l’inhaler. Pendant et après le tournage, seringue.

Ce qu’on savait, c’est la violence de la réaction, côté Keith Richards, à un tournage qui expose avec complaisance ses scènes de baise entre Pallenberg et Jagger. Ce qu’on n’imaginait pas, c’est comment dans son autobiographie Life, parue en 2010, 40 ans plus tard, cette violence est intacte, brûlante, correspond aux pages les plus raides du livre.

Contre Cammell d’abord, fils de riches, manipulateur, destructif envers qui manifeste des qualités qu’il n’a pas. I really didn’t like Donald Cammell, a twister and a manipulator whose only real love in life was fuckin other people up. Et l’étrangeté de ce passage, où Keith analyse qu’un tel comportement destructif ne peut que se retourner contre soi-même. Cammell se suicide en 1996, on le savait. Que Richards rapporte dans son autobiographie, clairement et tranquillement : there’s nowhere else for you to go, the best thing you can do is to take the gentleman’s way sont ses dernières paroles à Cammell, deux ans avant son suicide, c’est comme – vingt-cinq ans après – imposer peine de mort pour vengeance.

On n’est pas dans du léger. Mais il y a deux autres choses, qui motivent ce billet.

La première, c’est comment Richards, dans cette rage froide, lâche cette phrase sur l’anatomie de Mick Jagger, she had no fun with the tiny todger. I know he’s got an enormous pair of balls, but it doesn’t quite fill the gap. Désolé de s’arrêter à cela, mais :
 Richards fait de son autobio une opération vérité, mais on sait bien que ses états de conscience sont régulièrement flous, pour le moins. Mais le journaliste qui l’enregistre sait immédiatement la mine explosive qu’il détient. N’importe quel nègre avec un peu de déontologie se serait abstenu de reproduire cette phrase. Elle défraiera la chronique à elle seule plus que le livre tout entier. Pire : cette année 2012, où il aurait fallu que les Stones se recollent et tournent, Jagger demandera et obtiendra – mais seulement en avril, donc trop tard – des excuses officielles et formelles de la part de Richards pour cette phrase. Oublions-la (et photo ci-joint prises par Anita Pallenberg elle-même sur le tournage de Performance, Mick avec Michèle Breton, pour juger sur pièce). Ce qui est signifiant : 40 ans après, l’attaque la plus dure de Richards envers Jagger tient encore à la scène de Performance. Il dit, encore plus clairement : it probably put a bigger gap between me and Mick than anything else, but mainly on Mick’s part, not mine. And probably forever. Tout le destin ultérieur et définitivement bicéphale des Stones tiendrait donc à ce type qui attend dans sa voiture, sur un parking vide, sa femme qui ne vient pas, s’amuse avec son meilleur copain. Et qu’on le note bien : la jalousie qui s’exprime dans Life, 40 ans après, ne concerne pas Anita Pallenber (Keith qu’il n’est pas un jealous guy, qu’Anita avait sa vie, et que lui-même ne s’est jamais privé, voir par exemple dans Cocksucker Blues la grande fille noire qui l’accompagne dans la tournée, ou ce qu’il dit de sa propre relation avec Marianne Faithfull). L’adultère évoquée avec rage et violence dans Life concerne explicitement le couple Jagger-Richards.
 mais deuxième élément, et qui nous vaut, dans tout autre registre, une des plus magnifiques pages de Life. On revient à Robert Fraser, le galeriste qui fera avec Keith et Mick de la prison après l’affaire Redlands. Il semble que, ces temps-ci, Keith n’ait plus de pied à terre londonien (son appartement de Saint-John Wood toujours occupé par Linda Keith ?), il loue à Fraser pour la durée du tournage, mais dit dans Life que finalement il n’avait pas déménagé, il a donc loué l’appart avec le propriétaire. C’est à Mount Street, c’est l’été et survient un orage violent. Rafales de vent parmi les gens qui s’enfuient, le ciel est noir. Richards est derrière la fenêtre, et une fois de plus lui viendra la phrase noyau (penser, on l’a découvert aussi dans Life, que toute sa vie il a tenu un journal) : Threatening my very life today. Alors les accords viennent, la majeur, si majeur, et puis do dièse mineur – aberrant. You’ve just to recognize the set ups when you hear them. A lot of them, like this one, are accidents. Une des plus belles et immenses chansons des Rolling Stones, Gimme Shelter, sera aussi née de la frustration du parking, et de la tambouille Cammell pour Performance, où se casse définitivement le binôme articulaire du groupe.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 août 2012
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