numérique : qui vend ?

comment ça se passe dans les coulisses de la diffusion numérique


Beaucoup de bruit tous ces jours, avec l’étude GFK disant qu’enfin le marché du livre numérique avait décollé – voir Livres Hebdo, L’envol du livre numérique en France...

Constat effectivement clair : les éditeurs ont bien compris qu’il s’agissait de revenus supplémentaires, ne cannibalisant pas leurs ventes papiers, et ils se sont tous engouffrés sur Amazon et iTunes. Pas nous qui allons le leur reprocher. Le problème serait plutôt du côté des prix : grand secret sur leurs pratiques de droits d’auteur (admis, entre 23 et 25% en général, mais il s’en trouve toujours pour tenter le coup de faire signer à leurs auteurs des avenants basés sur le même pourcentage que le papier...), et une décision commerciale par décote, du genre « rabais de 30% sur le prix papier » qui n’a bien sûr aucun sens. Comparez par exemple le prix de la version numérique de mon propre livre au Seuil, qui a fait un effort (Minuit aussi), au prix du Claro ou du Énard en version numérique chez Actes Sud. Et toujours des systèmes de DRM patraques, c’est bien plus rapide de prendre 4 minutes pour les faire sauter, que d’essayer de passer à travers les filtres et barrages d’Adobe Digital Edition (ADE, méfiez-vous si vous voyez ça marqué). Voir exemple ici pour mon Autobiographie des objets interdite à la Réunion (c’est pas en France ?), ou comment la Fnac fait de la pédagogie avec le (plus que fort) Deville...

Pourquoi j’en parle ? Parce que ces pratiques évidemment sont faites pour leur donner l’idée qu’en s’appuyant tous le dos contre la porte, ils empêcheront l’irréversible.

Pendant ce temps, nous on invente le code d’accès à l’epub imprimé dans le livre papier, histoire que les libraires, complètement lâchés par les gros éditeurs (difficile de leur reprocher d’en avoir eu marre d’attendre), puissent proposer des textes de qualité à leurs lecteurs équipés numérique.

Puisque évidemment tout ça se durcit : voir l’appli gratuite Amazon sur l’iPhone, on photographie la couverture du livre (ou le code-barre, ou un simple nom), et la commande one-clic du livre surgit sur la page avec les renseignements que vous cherchiez, la bio et la biblio, les livres sur le même thème etc.

Que le marché du livre numérique se développe très vite, à publie.net on est les premiers à le savoir : 10 000 téléchargements en 2010, 20 000 en 2011, et les 20 000 passés ce 15 juin 2012, plus lente et régulière progression du nombre de nos abonnés, plus la confiance de 41 bibliothèques. Mais, dans un contexte de professionnalisation renforcée et accélérée, publie.net n’aurait jamais pu continuer sans l’apport de 2 vrais codeurs créateurs, et d’un réseau de relecture et correction enfin niveau pro, et nous sommes dans une situation de fragilité avec tous les petits signaux rouges qui clignotent.

Par exemple, si statistiquement on regarde les blogs ô combien geeks qui ont repris l’info Livres Hebdo sur l’étude GFK, ils ont tous répété en choeur que la preuve du décollage c’était Amélie Nothomb en tête des ventes iTunes. Tant mieux pour elle, qui m’a toujours témoigné relation polie et symétriquement respectueuse mais bon, faudrait approfondir. Il y a Amélie, mais il y a aussi Cuisine d’Antoine Emaz – ce n’est pas lui qui fait décoller le marché, mais pour faire décoller la tête il s’y entend pas mal, et on en a d’autres sous le capot... Ce n’est pas Amélie Nothomb qui est en cause, c’est quand la phrase à son sujet devient un marronnier, et que nul relais ne vient appuyer la recherche de contenus autres, qui devraient pourtant nous rapprocher. Je sais, je rêve.

Sur mon petit bord de précipice, je suis donc toujours dans une valse hésitation, avec évidemment enraciné le sentiment qu’il n’y a pas d’autre route, qu’il faut tenir, que ça a toujours été comme ça pour les démarches d’exigence. Et puis quand même une moitié de moi rongée et noire : dans ce monde de l’industrie du loisir, si peu remise en cause, résonne lourdement le à quoi bon du grand Benjamin.

Allez demain remontera le moral, aller-retour à l’unité de production Hachette Livre en pleine impression de nos premières commandes, avec un paquet long comme le bras de questions et de points techniques à régler pour que tout soit enfin en place côté librairies – il faudra bien que les vieilles structures de diffusion de l’imprimé (j’ai compris le désastre, ces derniers jours) apprennent l’impression à la demande comme un procédé destiné à se banaliser très vite et prendre une place importante dans leur circulation.

Le porte-à-faux, qui nous met dans une situation désormais grave et d’urgence (mais on n’arrêterait demain, personne peut-être ne s’en apercevrait, et on continuerait franc du collier nos blogs, avec même bien plus d’énergie pour s’en occuper) c’est que la partie la plus consistante de l’investissement nôtre, la rémunération légitime et nécessaire de ceux qui oeuvrent, est mobilisée à 70% pour les titres qui fondent notre démarche, mais qui ne sont téléchargés qu’à une poignée d’unités. Et pas question de mettre en cause nos formules d’abonnement : parce que ça c’est ce qui nous tient, le balancier du funambule, savoir que ces belles choses qu’on propulse, les abonnés, eux, les lisent...

Mais là y a des équations qui rongent les nuits sans solution. Pour ça aussi que l’indifférence institutionnelle, côté CNL ou grosse masse des relais régionaux du livre, ou festivals qui se replient sans même de mauvaise intention sur la partie la plus confite – les mains propres de tout blog – des auteurs, tout ça fait mal. Si on met la clé sous la porte, on gardera le souvenir de beaucoup d’amitié et générosité, mais beaucoup à réfléchir aussi sur ce réflexe d’hostilité, sur cette distance maintenue par l’énorme masse des auteurs implantés dans l’imprimé. C’est pas que j’ai perdu des amis : ils sont toujours gentils quand on se croise, mais voilà, plus ça va, moins on se croise. On versera pas de larmes sur l’écroulement de tout ça. Le problème c’est que c’est bien parti pour qu’on s’écroule quand même avant eux.

Allez, demain j’irai voir s’imprimer nos ® papier+epub, résultat d’un boulot considérable d’équipe – je dois être celui qui en a le moins fait – et si un jour ça devait continuer sans moi, c’est eux qui auront la clé, la pérennité de l’affaire n’est plus en cause. Quitte à se mettre 3 mois au régime haricots secs : c’est qu’on aime trop ce qu’on fait, qui touche à la bascule même de l’écriture, et pas à son épicerie.

C’est juste qu’au bout de 4 ans à se dire, ok, ça ira mieux l’an prochain, la bagarre est usante (ou bien : on aurait préféré que ce soit moins de bagarre), et faudrait pas. Ces derniers temps, à regarder les équations impossibles des chiffres, pouvait m’arriver de rester 3 heures devant l’ordi sans reprendre mon Sigil ou mon InDesign, ça aurait été coder comme la copie de Mrs. Bouvard et Pécuchet. C’est pas qu’on est moins bon que les Américains : on est largement au niveau, et il n’y a personne chez eux qui se risque comme on le fait en prenant d’abord appui sur le contemporain. Même en taux de pénétration. C’est simplement qu’ils ont facteur 10 de plus dans le bassin de public. Nous il nous faudrait juste le double de ventes, c’est ridiculement petit, pour que ce facteur 2 permette l’équilibre des rémunérations (des mois que personnellement ne me suis rien reversé, suis pourtant pas l’auteur qui vend le moins sur la plateforme, vivais sur ma résidence Île-de-France plateau de Saclay, et je prends ça comme une grande chance). Et pensée pour les copains du Québec, pour lesquels ce ratio est encore aggravé.

Si vous lisez les chiffres ci-dessous, imaginez bien que cela ne concerne que le microscopique publie.net. Faites les multiplications (taille de la maison, prix des eBooks) pour avoir les résultats des grosses maisons d’édition. Vous aurez vite compris pourquoi ils ne crient pas sur les toits ce qu’ils engrangent désormais tous les mois, et pourquoi ils ne font pas de cadeau aux frontières, ni à nous devant, ni aux libraires derrière.

Donc, pour rendre plus concret cette envolée lyrique reproduite à l’envi par tous les sites et journaux, pourvu que le mot marché soit dedans, le décollage du livre numérique a commencé – sur les 2 208 titres publie.net téléchargés du 1 au 25 août (on n’a les remontées Amazon qu’à J+3), voilà qui les a vendus :
 AbeBooks 10
 KindleStore : 677
 iTune : 768
 Bookcast : 1
 Bookeen : 19
 DIdactibook : 1
 eBook Fantasy : 1
 ePagine : 14
 Feedbooks : 29
 Gibert : 4
 Immatériel : 23
 Kobo/Fnac : 302
 Dialogues : 3
 OLF (Suisse) : 13
 publie.net (direct) : 299
 Samsung : 3
 Virgin : 41
Soit total net (après la remise libraires, et hors ventes directes) 1829,30 € et total dû après commission distrib (merci l’impeccable équipe Immatériel), 1740,71 € – on s’en sort pas.

Surprenant, par contre, et qui contribuerait au moral, et donc sur ces 25 premiers jours d’août, ces 2 208 ventes ont porté sur 331 titres, soit plus de la moitié de notre catalogue. Et cette dispersion des titres est aussi, fait nouveau, dans le panel vendu par Amazon et iTunes.

Je relève aussi que ça a porté sur 4 taux de TVA. 0% indique 79 titres vendus hors U.E. 3% : iTunes et Amazon ayant leur siège au Luxembourg. 7 % = les ventes France de Fnac ou publie.net et indés, et 8 % pour les divers Europe), confirmant l’obsolescence du paiement d’auteur basé sur le prix TTC, comme on nous y contraint légalement.

Note aussi, pour le CNL qui rabaisse cela à une démarche de compte d’auteur, 17 vendeurs pour ce mois d’août. Et noter l’absence, hors Dialogues et Gibert, de près de 40 libraires indés chez qui nous sommes pourtant en distribution, mais qui se retirent littéralement de ces ventes, hors les plus faciles.

Et ne vous inquiétez pas pour mon coup de mou, l’équipe bosse, une douzaine de nouveaux titres à l’approche, à différents stades de réalisation, et ça va dépoter tout le mois de septembre. Simplement, qui parlera d’Horace ? Qui se risquera à une recension presse ou blog de Virginia Woolf retraduite ?

Il y a quand même un soupçon de gravité et d’appel dans ce billet. Plus que jamais, besoin de vos abonnements, besoin de votre implication, non pas pour nos beaux yeux, d’ailleurs ils sont un peu mités par les pixels. Mais parce qu’il y a de beaux textes. La disponibilité de nos livres en librairie va se régler dans l’ensemble du circuit dans les jours à venir, et ce sera partout comme c’est déjà le cas à Dialogues ou Vent d’Ouest... Alors aidez-nous, offrez-les, faites-les acheter à vos bibliothèques et CDI, c’est du bon, c’est du beau, et l’epub est fourni avec, pour plein d’expériences papier + numérique.

Mais pour nous ce ne sera pas du luxe, croyez-le...

 

Photo du haut : statut symbolique de l’écrivain, via la statue aérienne d’Alexandre Dumas à Paris – pour mesurer ce qui a déjà basculé, et prévenir une fois de plus ceux qui ne l’ont pas compris...


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 août 2012
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