il pleuvait des oiseaux morts

à propos de cette pluie inexpliquée d’oiseaux morts, et de ce qui s’en est ensuivi


A Beebe, en Arizona, on retrouve au matin la pluie abattue et inexpliquée de 5000 oiseaux morts (des carouges, avec leur tache rouge aux épaules, qui se déploient quand ils volent [1]).

Dans cette ville, ce sont les vêtements, qui une nuit étaient retombés en pluie. Aussi bien les vêtements neufs, dans toutes ces boutiques regroupées centre-cille, que dans les entrepôts en périphérie. Et les habits des gens, aussi : tout s’était envolé, puis était retombé. Les rues étaient couvertes d’étoffes comme de neige, mais dans un invraisemblable amas de couleurs. Les enfants, partant à l’école, riaient, sautaient et couraient, improvisaient des glissades. Aussi bien, les autobus et voitures n’auraient pu rouler là. On avait mobilisé des engins de chantier, et tout chargé dans des trains. Ensuite, il avait bien fallu que chacun se rhabille.

Dans cette ville, les voitures une nuit avaient été soulevées, projetées, puis de longues minutes s’étaient écrasées sur le bitume des rues. Cela n’avait heureusement concerné que la zone nord-est de la ville : assez pour tout paralyser. Imaginer le bruit que fait une voiture en s’écrasant. Et c’était de haut, à ce dont on pouvait juger par certaines restées accrochées sur les rambardes des ponts de chemins de fer, sur les terrasses d’immeubles ou résidences, ou dans les échafaudages de ces hautes constructions près de la gare. On avait délimité toute la zone par des barrières. Mais on voyait bien, à tous ceux qui venaient là, au bout des rues, contempler le désastre, comment la peur désormais était présente.

Dans cette ville, en quelques heures, c’est l’ensemble des bâtiments qui s’étaient effondrés. On n’avait jamais connu ça à cette échelle auparavant. Dans tel hôtel, d’où étaient provenus les premiers récits, ils avaient eu le temps de descendre sur un terrain de tennis attenant – ils avaient été, ceux-là, dans les premiers sauveteurs. D’un écrivain, dont la maison remplie de livres et de son propre travail manuscrit, s’était effondrée comme les autres, on rapportait les phrases, qui évacuaient sa propre détresse : non, rien de tout cela ne comptait, disait-il, et lui aussi commençait la litanie de ses morts. On avait dressé des camps provisoires. On craignait aussi les coulées de boue. Il fallait, ces jours-ci, composer aussi avec la maladie, la terrible maladie.

Les spécialistes des catastrophes (le service existait dans chaque préfecture, avec des scénarios, des plans de réquisitionnement – les patinoires en cas de grippe massive, etc.) avaient diffusé des projections surprenantes : ainsi, la quantité de chiens, chats et oiseaux domestiques dans les appartements, s’il arrivait qu’ils soient ainsi terrorisés et se jettent des balcons, il y en avait beaucoup trop pour que l’élimination ne soit pas sans risque pour la population. Il se disait que des expériences avaient été faites, dans la zone ouest, avec des ultra-sons.

Les artistes s’étaient bien sûr eux aussi saisis de cette suite si étrange d’événements sans jamais d’explication vraie : on avait imaginé, justement, que pleuvaient aussi sur la ville les livres et les papiers qu’elle enfermait, que c’était une façon une fois pour toutes de s’en débarrasser. Un autre avait joué d’une variation symétrique : toutes ces machines de plastique, ces écrans, photocopieuses, ordinateurs, téléphones, calculettes, téléviseurs, écouteurs – et on voyait refleurir des arbres, des champs, les gens retrouvaient le ciel. Un autre ne s’était préoccupé ni des livres ni des serveurs (la ville depuis longtemps dépendait de ses serveurs) mais avait recomposé une planète ainsi libre, la seule occupation humaine tolérée étant le dessous des villes : mais là à telle profondeur qu’on pouvait le souhaiter et l’organiser. Quelques capitales, avec leurs lignes de métro abandonnées, avaient de longtemps dessiné l’idée, et on ne s’en tirait pas si mal.

On avait fait la liste de ce qui pouvait ainsi tomber. Quelques-unes étaient comiques : les casseroles et quincailleries d’électroménager, les bases de loisir, la pacotille publicitaire dont les enseignes et panneaux encombraient de si longtemps notre univers visuel. On avait beaucoup débattu : et nous-mêmes, faisions-nous partie de notre propre univers ? Si les oiseaux retombaient morts, en pluie, et ainsi, ailleurs, les voitures, et les vêtements, et les bâtiments, si on avait vu des écoles et des boîtes de nuit s’effondrer, et des tueries dans les lycées et universités, et les mines et les usines se refermant comme pièges sur ceux qui y avaient tissé leur vie, et les grandes tours de bureaux ou bibliothèques expulsant soudainement ceux qui y avaient emploi, et qu’ainsi finissaient les emplois, pouvions-nous nous-mêmes nous ajouter à la liste ? Et qu’un matin on nous trouverait, ainsi, recouvrant les zones de ciment de la ville ? Et qui ou quoi donc pour déblayer et refaire, ou recouvrir à jamais, ou tout laisser se perdre ?

Comme évidemment on n’avait pu s’accorder sur une solution raisonnable, au matin on avait cette habitude, désormais, de scruter et le ciel, et le ciment de la ville à nos fenêtres. Et puis cela aussi, progressivement, on l’avait oublié. Reparaissaient de temps à autre des articles, sur une éventuelle explication de la pluie d’oiseaux morts.

[1Merci RA pour rectification anatomique !


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 janvier 2011
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