paupière inverse

de l’implantation de ces paupières transparentes et du renouveau qui s’en induit pour l’écran, le rêve, la ville


On en avait assez du monde, de sa misère, de sa laideur, de sa tristesse. Cela ne concernait pas les gens, ni les paysages, ni même le bruit des villes et leurs images. Cela concernait ce qui pesait, ratissait, méprisait, déformait, nous enfermait dans ces dédales administratifs et cette obéissance sous contrainte aux bureaucrates morts.

On avait nos échappées : le sommeil et la nuit n’était-ils pas la première des échappées ? Ou bien on roulait jusqu’au bout des routes, on s’envolait vers les villes merveilleuses (toute ville est merveilleuse, quand on en repart à brève échéance). On avait nos écrans, aussi, on savait s’y glisser, même d’un minuscule appareil tenu dans la paume, n’importe où qu’on soit.

La réflexion était partie de ce constat : tellement nous étions habitués désormais à trouver plus beau ce que nous voyions en rêve, et ce que nous découvrions par nos écrans, que ce que nous réservait la vie réelle, ainsi répétitive, ainsi soumise.

On avait examiné de près ces bêtes dont les yeux étaient dotés de paupières transparentes : écailles mobiles ou fixes, qui leur permettaient sous l’eau les stratégies d’observation ou d’attaque.

Pour le sommeil, on avait besoin d’isoler l’oeil. Mais si on changeait un peu les repères ? Dans la vie diurne, déplacements, formalités, travail routinier, on pouvait aisément se concentrer sur la tâche elle-même sans requérir les yeux, et les mettre en repos. Dans la vie personnelle, et la vie nocturne, retrouver l’acuité de cette vision elle-même transparente, uniquement destinée à laisser parvenir au mental ce qu’il n’exigeait pas le regard, tant la vue était déjà mobilisée par un cadre (l’écran) ou la fonction même (le rêve).

On y verrait bien mieux la nuit. Les paupières transparentes des animaux évolués leur permettaient le repérage nocturne, et la chasse. La paupière était un volet de peau irriguée très simple, mue par deux muscles – on était habitué à intervenir sur l’oeil, la cataracte était une opération banale, on réduisait même les myopies, on savait utiliser l’oeil comme simple instrument optique. Quelques minutes de laser, quelques jours de soins basiques, et vous appreniez à vivre avec vos paupières transparentes.
Oubliez le jour, il est fade. Laissez faire le travail, les temps morts. La paupière est transparente, vous mettez vos yeux en repos, vous accomplissez ce que vous avez à faire, le cerveau trouve bien à se guider, à lire, de même qu’il entend et exécute. C’était un changement dans la ville, mais il avait été si progressif : si longtemps qu’on était habitué, dans les galeries, au sortir des couloirs du métro, à croiser ces regards gris, ces yeux ternes, qui ne fixent pas, et auxquels on indiffère – un peu comme ces cordons blancs tombant des oreilles les isolant dans un bruit pour vous imperceptible.

Le changement c’était la nuit. Dans le rêve, lorsque arrivaient les visions, les trajets, les labyrinthes et les morts, vous aviez conscience d’avoir les yeux ouverts : le rêve tenait d’un principe de réalité qui démultipliait brutalement la jouissance, le danger, l’art qu’on avait de bousculer le rêve. Et l’heure du réveil, là, devant votre écran, quand la paupière transparente, baissée ou relevée peu importe, faisait que vous entriez dans cette réalité que vous présentaient ici les mots et les images, les voix perçues de loin, et les amis qui vous tendaient la main, et les villes où on s’en allait par les surplombs aériens. Et l’expérience de l’écran tenait directement, elle aussi, de celle du rêve, elles n’étaient plus séparables.

Certains résistaient à l’implantation des paupières transparentes : ils ne savaient pas comment le temps était irréversible. Ils ne savaient pas comment s’abstraire de la géographie, de la ville, de la médiocrité sociale, pouvait tenir à ainsi mettre les yeux au repos dans la vie diurne. Ils ne savaient pas comment l’expérience vraie des autres et du monde, celle qu’on avait par nos écrans, en débouchant ainsi sans transition sur le sommeil et le rêve, faisait de nous des êtres neufs.

Les deux mondes se séparaient lentement. Nous en étions là. Ce n’était pas forcément grave.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 octobre 2010
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