de l’oeil dans les rêves (suite)

chambre d’enregistrement des images du dedans


 

718


A nouveau je dispose de la possibilité de passer mes deux doigts derrière l’oeil, le sortir et le nettoyer. Mais j’ai peur : est-ce que je saurai le replacer ? Est-ce que vraiment je verrai enfin plus net, ou bien au contraire, épongeant ce bain liquide qui entoure l’oeil, tout le monde environnant en sera désolé, terne, comme certains de ces anciens tableaux d’avant la perspective, pourtant si abstraitement forts, et où souvent l’idée de la mort se promène ? J’ai l’impression que si moi-même je ne fais pas ce nettoyage de l’oeil, quelqu’un d’autre le fera à ma place et ce sera encore plus désagréable. Un inconnu est là qui me dit, si j’hésite, qu’il dispose d’appareils impeccables pour y procéder, et me montre un genre de cuiller.

 

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Ces dernières nuits, je me promène de façon récurrente en rêve avec un bâton d’aveugle : une longue canne blanche, plus haute que moi, dont je me sers avec solennité Je suis bien conscient des regards curieux des gens vers moi. En fait, c’est une tringle, une brave tringle à rideaux, abîmée aux extrémités, et pas très lourde. Ici, venu pour un stage de plusieurs semaines dans cette ville, qui est une autre récurrence dans mes rêves, je me demande bien moi-même comment on m’a laissé prendre l’avion avec. Mais cela n’empêche rien : je ne m’en dépars pas. Et quand je marche, très Moïse, je fais en sorte qu’on voie bien qu’elle m’est un attribut d’importance.

 

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Dans ce rêve, ma peau était semée de zones dépigmentées. J’ai déjà vu ça autrefois sur quelqu’un : il paraît que c’est un genre de champignon, et ça se soigne apparemment sans problème. Mais cette dépigmentation prenait sur moi un côté plus menaçant : aucun reflet sur ces taches, et je découvre qu’elles sont multipliées sur mes jambes, en partant de l’intérieur. Et puis une curieuse dépilosité. J’ai l’impression que je n’aurai plus de coquille, que je devrai marcher fragile. Ces taches dépigmentées s’assemblent selon des figures géométriques, je prends le temps de les regarder. Il ne faudrait pas que les autres s’en aperçoivent : au demeurant, non, ils ne s’en aperçoivent pas, ou pensent que c’est dû simplement à la prise d’âge. J’ai maigri aussi, beaucoup trop.

 

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autre variation sur thème dit quête de l’allié, ou s’intitulant comme cela dans la tête lorsque commence le rêve
Parfois, le double m’est favorable. En avant de moi, il porte les mains sur ce dont j’ai à traiter avec les mains. Il pense probablement, puisque les mots qu’il articule sont les mots que j’avais souhaité dire, pour cette circonstance, pour ce problème précis. Il y a seulement que je n’aime pas la voix de mon double : trop lisse, trop claire, la mienne est plus sourde, et détimbrée. Mais qui le saurait, s’ils n’ont entendu que mon double ?
Plus souvent, on est conscient de l’irruption du double parce que défavorable. Les choses qu’on prend vous tombent des mains, on efface un fichier, on dit ce qu’il ne faut pas (on l’a pourtant bien dit soi-même, de la voix sourde et détimbrée). On reçoit des mauvaises nouvelles, on encaisse des chocs. On voudrait le pousser en avant, le double, pour qu’il vous protège, ou bien au moins qu’il en charge son sac, et vous laisse libre du vôtre.
Mais la plupart du temps, le double est indifférent. Il est à côté, légèrement en recul. Votre difficulté à problématiser avec des mots ce que vous pensez, il s’en moque (même pas de demi-sourire ou de désapprobation exprimée). Les mauvaises nouvelles qui se profilent, lui ça ne le concerne pas, apparemment : il lèvera vaguement les yeux vers les étagères à livre, comme si cela suffisait.
Parfois, on aimerait être à sa place. Qui s’en apercevrait ? Mais lui, comment formaliserait-il l’échange ? Ou bien : et si tous ces problèmes, cette incertitude, ces mauvaises nouvelles seulement parce que cet échange on l’a fait, trop tôt, il y a trop longtemps, et que maintenant nul de nous deux pour savoir comment revenir en arrière.
Reste la double présence, ou cet obsédant sentiment de dédoublement : ce qui m’arrive me traverse, ne me rejoint pas. C’est cela, être son double ?

 

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Ce qui était terrorisant dans ce rêve, c’était ma propre impossibilité à me rendre compte de ce en quoi sa situation était impossible. Il y avait deux voyages en train, et si quelque chose de mon point de vue n’allait pas, c’est le gâchis. Deux fois l’aller Tours Paris un lundi matin, quand le train est si cher. Et s’y greffaient évidemment bien des détails. La discussion avec les deux filles contrôleur le premier voyage, qu’elles me connaissent par mon nom, et que j’avais pris à l’une, par vengeance, des billets qui ne m’appartenaient pas. Et, pour le deuxième voyage, ce modèle tout récent de train, là encore bondé, et qu’étaient tout près dans les sièges des gens que je connaissais, dont mon voisin d’en face, et que j’aurais préféré ne pas faire esclandre. Enfin, ce rendez-vous, pour lequel j’allais deux fois à Paris, c’était un rendez-vous sans espoir, d’ailleurs je m’apercevais trop tard, me souvenant qu’on était lundi matin, que le directeur de maison d’édition était à sa réunion hebdomadaire et ne me recevrait pas, surtout n’ayant pas prévenu. C’est vers ce moment-là que je me suis réveillé vraiment terrorisé : j’avais pris deux fois le train ce matin-là, il ne manquait que le temps d’un retour. J’avais existé dans deux moments séparés du temps, sans possible commutation géographique de l’un à l’autre. Et si tous ces gens étaient étranges avec moi ce matin-là, c’est qu’ils s’en étaient bien aperçus. La fille contrôleur fouillait dans mon cartable, elle voulait tout savoir de ces manuscrits, et moi je ne voulais pas qu’elle découvre ces billets que je lui avais au premier voyage carrément subtilisés, alors qu’ils ne pouvaient me servir à rien.

 

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D’ombres et lumières en séquences rapides, zébrantes. Me déplaçant, zébrures et séquences se déplaçant. Approchant des murs, zébrures et séquences trouant le mur, rebondissant, perturbation : ainsi marchant dans la suite des pièces et couloirs, dansant même, seulement où alternances raies lumières, éclatements et glissements de lumière ne rebondissant pas sur murs et parois : moi-même fait lumière, cette variation lumière. Levant la main à hauteur de visage et l’approchant des yeux : lumière. Tourneboulant sur moi-même et immobile au sol : comme on éteint progressivement une lampe. Apprenant alors à conduire doucement lumière fixe, lumière douce, lumière stable. Accepter de l’emmener au dehors, où personne ne voit lumière.

 

26 — très ancien rêve (retravaillé, sans date)


La demande était : une phrase qu’on puisse, à cet instant, crier. Et crier avait sens si le cri même, celui que déterminait la phrase, avait sens.
Que quelqu’un surgisse et crie ne suffit pas.
J’enquêtais : les raisons qu’on a de crier. Elles ont des racines dans chaque porte de l’excès : ainsi la haine, la douleur, la joie, la rage, la peur.
Au fond, plutôt une seule : dans chaque composante, ce qui provoque l’excès c’est la peur. On crie de joie parce qu’on échappe à la peur, on crie non pas de douleur mais pour la peur d’où elle nous emmène, et la rage aussi est une peur. La haine, c’était faux : on ne crie pas depuis la haine. Elle est silencieuse et liquide. On coule cela vers qui on hait (il m’arrive de haïr : je sais qui je hais).
Ç’aurait été trop facile de dire : la peur. D’écrire : voilà la peur, voilà ce qui fait peur, alors on crie. C’étaient des mots et des phrases qui aient sens qu’il fallait donner. Comme un chant saturé et tendu, qui se fragmenterait, éclaterait et retomberait.
Cela fait dix jours que je cherche. Ce que j’accumule, je l’éloigne. On ne peut pas inventer un cri pour un autre. Et moi je suis muet. J’avale, je garde, je me grandis dans ces haines, j’accepte ces joies. Et la peur qui me tient, avec ses bouffées ou ses calmes, elle me crispe plutôt, je m’enfonce dans l’immobilité où je coupe ce qui relie au dehors (dehors, tel était le mot qu’on interrogeait) : ni téléphone ni lettres ni message, et les rendez-vous, annulés à la dernière minute, c’est trop souvent mon genre et je le regrette bien. Mais comment faire autrement.
J’avais pourtant cette phrase. Elle me revenait de très loin. Depuis le même endroit que celui qui, une fois, sur quatre plaques successives de carton, avait peint un cri et nommé sa toile : le cri.
Cette phrase, c’était celle-ci : L’ombre de la mort est blanche.
Je me disais qu’on pouvait crier cette phrase.

 

14 — versions initiales de deux des trois rêves transcrits et réécrits dans Impatience (1998)


Devant la glace je prends des ciseaux et me coupe les cils, puis les sourcils, de l’oeil gauche, qui restent cependant plutôt longs. L’oeil dans la glace s’agrandit soudain, affiné, d’un bleu vert intense, et comme chargé de tendresse. D’une expression de tendresse que je ne m’étais jamais connue Mais un déséquilibre, à la proximité de cet oeil nu dont j’examine le reflet : le reste du visage m’apparaît distendu, déformé. Je passe donc à l’oeil droit, mais cela résiste. Les sourcils sont trop drus, trop développés vers la tempe. Quant aux cils je m’y prends mal, je ne suis pas à ma main : soit je les arrache, extirpés avec la racine, soit je me pince durement la peau. Dans les deux cas ça me fait mal, et la douleur, désormais persistante, continue, me semble provenir d’un point unique, situé tout au fond de l’oeil. Résultat : je découvre l’oeil droit, comme l’autre, agrandi, mais ce globe dépourvu de cils est repoussant, terne. La cornée, jaune, est craquelée d’un labyrinthe rosâtre, épais. Et je sais que la défiguration est définitive. Je suis triste, et sens que jamais plus je ne pourrai m’arracher à cette contemplation d’un visage, le mien, dissymétrique, abîmé.

Une chambre d’hôtel, en province. C’est la nuit, mais plutôt vers le matin. Parce que j’ai à écrire quelque chose d’importance, je dois m’équiper en conséquence. Donc je me plante, au bout des gros orteils, une cartouche de stylo, piquée sous l’ongle. Ça me fait mal, mais tant pis. Je fixe le plus solidement possible chaque cartouche avec du sparadrap, et recouvre le tout d’une chaussette. Pour que cela marche, que l’encre arrive bien. Je dois appuyer fortement sur le stylo que je tiens entre mes doigts. Ainsi, à travers le corps et la peau, l’encre arrive sur la page, et jamais besoin d’arrêter. Un seul doute : jusqu’ici, je n’avais pas besoin de me transformer de la sorte. Réponse instantanée : grâce au sang, qui donnera au noir de l’encre une teneur rouge, l’écrit prendra, même dans son apparence ; un aspect plus profond, avec un sentiment de vérité bien plus fort. Et quelque chose aussi de l’ordre de l’émotion. Mais mon système n’est pas au point. Au pied droit ça tient mal. Tout est parti dans la chaussette, une chaussette en laine brune que je retrouve imbibée d’encre et de sang. La plaie saigne. À gauche ça tient, mais la cartouche est déjà vide. Je défais l’installation. Pour écrire c’est fichu. Il faut laver les chaussettes, puisque je n’en trouve pas de re-change. Je ne m’en sors pas. Je ne souffre pas, mais mon pied blessé laisse des traces sur le carrelage, et surtout devant l’armoire où j’ai fouillé. Et si je fais cette lessive des chaussettes pleines d’encre, cela n’aura pas le temps de sécher avant l’heure de mon train pour Paris. Il va me falloir renfiler ces chaussettes gluantes, qui me dégoûtent.


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1ère mise en ligne 10 septembre 2007 et dernière modification le 26 décembre 2014
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