la façon dont ce mort te suit

tu le connais bien, tu sais ce qu’il demande : la dette devra être payée


On parlait du mort, alors tu le savais : lui, le mort, qui attendait là dans l’air froid, transparent même à toi.

Quant tu avais parlé publiquement du mort, lui là devant toi et tous les autres dans l’ombre, que tu tenais ta main posée sur le bois, et que tu ne l’as plus lâché jamais – l’autre mort, lui, attendait. Tu avais à parler. Et le bois était un autre bois.

Et dans ta voix tu l’entends aussi, le mort qui parle à travers toi.

Il t’attendait dans les passes noires, tu reconnaissais. son haleine froide, tu avais pris l’habitude de trembler.

Tu tendais les mains, des mains froides invisiblement se posaient sur les tiennes.

Tu m’entendais, il criait, mais de quelle pièce, le bâtiment était immense, et la nuit : complète.

Ne m’entraîne pas dans ta chute, tu hurlais, mais la chute avait eu lieu, et la nuit n’accordait pas réponse.

Tu parlais à tes morts, dans tes rêves, dans le jour. Souvent, roulant seul en voiture, tu te retournes, tu as entendu du bruit, le mort est là, sur le siège arrière. Ou bien savoir sombre de pourquoi, écrivant, tu te cales toujours contre le mur, la table devant toi, toujours devant.

Tu avançais. Le silence était bleu, mais d’un bleu froid. La peau des mots blanche et blême : les mots avaient réellement une peau de morts.

Parfois, dans ce calme du ciel et de la ville à certaines heures, il était loin, restait loin. Toi, tu t’asseyais ou tu marchais, tu pensais. C’est quand tout cela se remettait à vibrer, c’est dans l’hostilité, c’est dans le retour du sombre qu’eux à nouveau ils t’entouraient, les morts.

Les morts sont dans les zones transparentes de lumière de la ville. Tu n’allais pas plus loin dans la ville. Tu prenais la rampe qui montait à droite avant le pont, puis tournais à gauche, et encore à gauche pour le parking. Cela faisait quatre mois, et jamais tu n’avais poussé ta voiture dans le quartier que tu apercevais pourtant des vitres (que chaque fois tu regardais des vitres), le quartier aux vieilles chambres, le quartier aux couteaux et aux guitares.

Nous avions parlé du mort. Nous avions enterré le mort. Nous avions repris et décortiqué ce moment où le mort, là, sur le ciment, avait établi pour nous sa présence dans l’ordre transparent. Nous étions revenus en parlant, au-dessus de nos verres, à la pièce où auparavant nous accueillait le mort, à différentes époques, et mêmes objets, et la voix même, et le regard même. Nous avions évoqué la foule de qui avait pu, comme nous le faisions, s’y succéder sans se croiser. Tant est compliquée la vie des morts, après.

Toi tu n’avais pas évoqué comment en toi cela hurlait. Tu avais dit comment, après, tu avais fermé les volets, t’étais enfermé dans l’obscurité – parce qu’alors eux le retenaient, le mort. Il t’avait rejoint après.

On avait évoqué les objets, les traces. Que portons-nous dans nos gestes de la mémoire des morts ?

Tu n’évoquais pour personne comment toi-même, chaque fois que tu approchais cette ville, hurlais dans le dedans, et comment quand tu en repartais, dans la nuit et cette saison de brume au long du fleuve, sur l’autoroute déserte et dans les musiques trop fortes dont à cet instant tu t’accompagnais, tu le savais sur ton siège arrière, le mort, tu le savais dans tes propres mains devenues ses mains, dans ta voix devenue sa voix.

Il y avait ce prix à payer et c’est pour chacun, avions-nous dit dans ce bar, avant de nous disperser dans la ville où je ne vais pas.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 28 janvier 2011 et dernière modification le 23 septembre 2012
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