[29] mais cette vieille peste de Saint-Simon

Saint-Simon comme fitness des écrivains


 

Continuons sur l’inauguration de cette circularité. Elle se fait dans la Recherche par deux figures majeures. L’une est clairement analysée, dans le début de la Prisonnière : le moment où Balzac, alors que la Comédie humaine est en large partie déjà écrite, publiée et republiée, la conçoit comme « unité ultérieure, non factice », principe qu’il doit lui (Marcel Proust auteur) concevoir en amont, sachant pourtant qu’il ne tiendra qu’à l’arbitraire qu’il inclut, et le conduit à l’allégorie de l’oeuvre-cathédrale. L’autre est plus discrète. Saint-Simon est tout le temps dans l’ombre de Proust (il est l’une des cibles des pastiches de l’affaire Lemoine), mais sans que Proust écrive sur lui un texte spécifique comme son majestueux article sur Baudelaire ou ses textes fondateurs sur Balzac, Nerval, Flaubert. C’est seulement dans le Temps retrouvé, encore, que Proust se lâche un peu plus – reprenant (mais sans cette notion de hâte et de vitesse qui signe fabuleusement la toute fin des Mémoires : « je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement », et la merveille que c’est d’écrire cela après un livre-vie qui vous a demandé dix ans de rédaction continue), Proust associe Saint-Simon aux Mille et une nuits en disant : « non pas que je prétendisse refaire les Mille et une nuits, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon », mais les convoque parce que livres « écrits eux aussi la nuit ». La nuit, sa durée séparée du temps et la double non-clôture qu’elle autorise à l’oeuvre, dans le dépli spatial comme dans ce qu’elle nous prend par l’imaginaire et le rêve, passant avant toute autre catégorie pour la genèse du récit. Et ce n’est pas un hasard si Proust place ici les mots naïveté et superstitieusement : « pas plus qu’aucun des livres que j’avais tant aimés et desquels, dans ma naïveté d’enfant, superstitieusement attaché à eux comme à mes amours, je ne pouvais sans horreur imaginer une oeuvre qui serait différente ». Passons sur la figure de déplacement du rapport réel-fiction induit par les Mille et une nuits : Shéhérazade a donné naissance à ses enfants, la conjuration se défait. Mais Saint-Simon hante la Recherche au-delà des trente-quatre occurrences qui le nomment. Ainsi, lors de la veillée mortuaire de la grand-mère, quand paraît, surgit on ne sait de quelle nuit biographique, ce « beau-frère de ma grand’mère, qui était religieux, et que je ne connaissais pas » et qui, pendant qu’il prie, écarte les doigts qu’il a mis sur son visage pour espionner la famille : « Il parut surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier. Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une méditation douloureuse mais, comprenant que j’allais détourner de lui les yeux, je vis qu’il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et, au moment où mes regards le quittaient, j’aperçus son oeil aigu qui avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était sincère ». La scène est dans Saint-Simon, dans le grand bloc des trois deuils (le grand Dauphin, la duchesse puis le duc de Bourgogne). Proust ajoute : « Il était embusqué là comme dans l’ombre d’un confessionnal. Il s’aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu’il avait laissé entr’ouvert. Je l’ai revu plus tard et jamais entre nous il ne fut question de cette minute. » Proust utilise donc Saint-Simon comme nous tous, qui y faisons notre fitness : capacité à densifier la phrase, via un appui sur la triangulation des verbes, qui fait passer leur importance avant celle, plus traditionnelle, du sujet, pour esquisser une scène rapide et dure, où tout un être va surgir en trois lignes et s’insérer comme un éclat coupant dans la mémoire qu’on aura du livre, le rendant intérieurement pérenne. Mais quelle bizarrerie, à côté de tant de silhouettes qui repartent aussitôt dans l’ombre, que ce « je l’ai revu plus tard », alors que le livre peu à peu se confond avec la vie du narrateur, mais que ces rencontres supposées ne franchissent plus l’orbe du livre. Peu importe : on sait que Saint-Simon est définitivement évincé de la politique au bout des huit ans de Régence (1715-1723), alors qu’il est déjà très marginalisé dans l’entourage du duc d’Orléans. Et qu’il commence en 1739, à seize ans de distance, la rédaction effective des Mémoires qu’il termine en 1749, soit dix ans d’écriture, avant son décès en 1755. Il aura donc écrit en dix ans, de ses soixante-quatre à ses soixante-quatorze ans, une vie de cour qui commence à ses dix-huit ans (1693) et s’interrompt au décès du Régent (il a quarante-huit ans). Bien des bonnes volontés calent à la lecture de Saint-Simon (mais combien sommes-nous de lecteurs de Proust à savoir comment nous avons d’abord calé à la Recherche), pour commencer par le début : Saint-Simon à la mort de son père n’est qu’un rouage minuscule, et sa rage à valoriser ses prérogatives de duc tient surtout au hasard de cette élévation – on se souvient de l’anecdote de son père qui se fait remarquer de Louis XIII pour lui avoir présenté son cheval tête-bêche, dans les relais de chasse à courre, autorisant le roi à passer sans interruption, juste en pivotant sur l’étrier, d’un cheval à l’autre. Mieux vaut, pour commencer Saint-Simon, le prendre en route vers 1709, et lire le début une fois qu’on est arrivé à la fin – on sera un peu perdu au milieu des masques, mais ce ne sont pas eux qui comptent, et le vent vous emportera (l’autre obstacle, c’est la prolifération des anthologies et morceaux choisis, même faits avec la meilleure intention du monde : Saint-Simon, comme Proust, ne se prend pas dans le détail). L’oeuvre de Saint-Simon est écrite avant de l’être : il y a une rédaction plus ou moins continue, de l’ordre du journal personnel, dès l’entrée à la cour. Il y a une masse extraordinaire de dossiers et mémoires constitués pour les affaires politiques dont il se mêle, dès le procès avec le duc de Luxembourg, jusqu’aux mémoires privés pour le duc de Bourgogne devenu dauphin, et dont le décès anéantira le possible destin politique de Saint-Simon. Et puis il y a les annotations sur le journal chronologique que tient Dangeau, bourgeois projeté à la cour, et qui en note tout le détail probablement parce que c’est pour lui question de survie. Les rédactions que fait Saint-Simon, rédactions de premier jet, dans la marge de son exemplaire recopié du Dangeau (comme il se fait aussi recopier les mémoires de Torcy) sont des monuments d’écriture vive et tranchée, souvent plus acérée que la reprise qui s’en fait dans l’appareil lent et mécanique des Mémoires. Quand Saint-Simon s’attaque à la rédaction continue, il prend à bras-le-corps un massif gigantesque d’écriture, et le joue rythmiquement : il interprète live un continent-vie qui n’a jamais cessé d’être écrit. Quand Saint-Simon évoque déjà son projet en 1699, dans une lettre à Rancé, c’est déjà presque une anticipation proustienne : « mais voyant cette espèce d’ouvrage qui va grossissant tous les jours avec quelque complaisance de le laisser après moi ». Mais comment Proust n’aurait pas été pris lui aussi par cette fascination aux pages conclusives des Mémoires, que chacun de ses lecteurs connaît par coeur : « j’ai senti ces défauts ; je n’ai pu les éviter, emporté toujours par la matière », avant ce « je n’ai pu me défaire d’écrire rapidement ». Comme Zola n’a jamais écrit sur la photographie, alors qu’il laisse 7 000 plaques de verre et vient juste de recevoir de Seattle le dernier modèle Kodak, lors de l’accident qui l’asphyxie à soixante-deux ans, Proust ne s’est pas expliqué plus sur ce qui est pour nous une évidence, et à quoi trente-quatre fois il fait directe référence : le livre-vie qu’on écrit, après disparition de cette vie même, et qui la remplace de façon circulaire, terminant les Mémoires au moment où on commence à les écrire, est la définitive et brutale bascule d’un continent déjà écrit. Mais cette figure du recommencement, Proust s’en saisit directement chez Saint-Simon. On sait aujourd’hui que l’absolutisme radicalisé de Saint-Simon fait de l’ensemble des Mémoires plus une fiction (en tant qu’objet-langue) qu’un témoignage : il se trompe sur Dubois (un peu moins sur Law ?) comme il se trompe sur son siècle, et ce faisant nous livre toutes les fissures qui seront un demi-siècle après lui la fin de la monarchie – mais Proust reprend le même dispositif en ne changeant très exactement que ce rouage, non pas des Mémoires, mais dès l’enfance une fiction, par le dédoublement narrateur-auteur inaugural. Et pas moyen de comprendre le basculement circulaire de la Recherche sans revenir à son plus majestueux modèle dans notre histoire de la littérature (Saint-Simon n’écrivait pas pour la littérature, ni même pour une publication ou un livre, il n’écrivait que pour ses proches et la circulation privée de telles archives), à savoir la temporalité des Mémoires, qui finissent où l’auteur commence de les écrire, tout en n’ayant fait qu’écrire toute sa vie, et n’avoir rien écrit d’autre que ce qui figure là.


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1ère mise en ligne 3 décembre 2012 et dernière modification le 15 février 2013
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