[32] « Hé bien, ce pauvre Dechambre, dit-il mais à mi-voix... »

C’est ainsi qu’on tue, chez Proust. J’adore ce passage du retour Verdurin (avec troisième occurrence dans le Temps retrouvé). Il vaut mieux ne pas faire le compte des années réelles qui donneraient l’âge de la « patronne », entre la période où elle accueille Swann et Odette bien avant leur mariage, et celle où vient à la Raspelière, Swann mort, le narrateur lui-même. L’important, c’est la figure : à côté de l’univers aristocrate des Guermantes, installer la bourgeoisie riche et sa relation (...)


C’est ainsi qu’on tue, chez Proust. J’adore ce passage du retour Verdurin (avec troisième occurrence dans le Temps retrouvé). Il vaut mieux ne pas faire le compte des années réelles qui donneraient l’âge de la « patronne », entre la période où elle accueille Swann et Odette bien avant leur mariage, et celle où vient à la Raspelière, Swann mort, le narrateur lui-même. L’important, c’est la figure : à côté de l’univers aristocrate des Guermantes, installer la bourgeoisie riche et sa relation ambiguë à l’art, par laquelle elle cherche la validation symbolique qui lui manque, mais rapport faussé puisque les artistes qui sont là ne viennent que pour le couvert et la soupe. Dans sa vie à lui, Proust n’a pas besoin de la médiation d’un salon pour rencontrer ses amis artistes, musiciens ou écrivains. Le salon est la scénographie nécessaire pour que l’artiste, en tant que personnage, puisse surgir dans les grandes nappes de la Recherche. Il avait ce rôle dans Swann, ou Verdurin saison 1 : rien qui permette de voir en Elstir dit « Biche » la personnification de la peinture en mouvement qu’il deviendra dans les pages de Carquethuit. Si on examine la Recherche comme on analyse une partition musicale, on voit Bergotte arriver dès Combray, s’insérer dans la proximité de Swann et revenir vers le narrateur via son père invitant Norpois – celui qui incarne la présence sociale de l’écrivain est donc traité à part, tandis que dès l’ouverture de la deuxième partie, l’amour et la jalousie de Swann pour Odette, s’installe le « petit noyau » des Verdurin avec en binôme le peintre et le musicien. L’ambiguïté étant que si le peintre est avant tout un discours mondain sur l’art, ou le registre social des discours sur l’art, le musicien est chaperonné par sa tante tout simplement pour l’empêcher de parler, mais ce qu’il installe (via bien sûr, et très vite dans le livre, la sonate de Vinteuil et sa « petite phrase ») une présence effective de l’art par sa pratique même. Proust déploiera plus avant son dispositif : la soirée avec la Berma, la complexité des figures de l’écriture parce que c’est le narrateur lui-même qui parle sans cesse de littérature (on ne sait pas ce qu’il dit aux gens, mais on sait que c’est cela qui les attire à lui et les fascine assez pour lui permettre de franchir fictivement toutes les barrières sociales), et progressivement la constitution de trois figures principales, qui chacune vont échapper à la première détermination par leurs relations sociales (Vinteuil en tant que père de sa fille homosexuelle et méconnu dans Combray, Elstir quittant le surnom de « Biche » et brisant avec les Verdurin, Bergotte cheminant vers sa mort devant la vue de Delft – quand Vermeer était au départ l’apanage de Swann qui écrit sur lui), et devenir dans la Recherche une suite de lignes dures, celles qui permettront au narrateur de se constituer lui-même comme artiste, l’art passant avant ses catégories particulières, dont l’écriture. Et c’est sur l’appui de ces lignes dures que Proust peut développer des figures intermédiaires : ainsi le rôle de Charlus, celui qui tient dans la Recherche le rôle d’admirateur absolu de Balzac, mais entretient avec Morel une relation d’initiation, contraignant ce violoniste à la virtuosité vide, arriviste qui préfèrera toujours jouer aux cartes et employé dans la musique militaire « aux batteries » à comprendre Schumann ou les quatuors de Beethoven pour les jouer. Et, quand arrive la Raspelière, recréer un personnage de peintre qui soit uniquement basé sur ces déterminations sociales, hors d’une logique d’oeuvre. De ce personnage, on ne saura même pas le nom : juste le diminutif Ski, parce qu’il vient de là-bas, en Pologne. Avec un critère où soudain le Proust sauvage reparaît : ce type a toutes les facilités et les dons, tout lui est facile, musique, peinture, mais cela même lui est un barrage pour l’art véritable. Ski, tout prêt à devenir artiste raté, mais mystifiant sa société, semble tout droit sorti du Wenceslas Steinbock de la Cousine Bette, qui vient de Pologne comme lui, mais avec des sonorités autres. Difficile de savoir à quel point Proust, construisant son Ski pour la Raspelière et Verdurin saison 2, a directement pris dans sa boîte à outils le personnage tout prêt de Balzac (« il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût eu de la facilité, et elle était persuadée que cette facilité il l’eût poussée jusqu’au talent s’il avait eu moins de paresse », phrase merveilleusement XVIIe siècle). Et cela convient parfaitement à la Verdurin (« un don de plus, étant le contraire du travail, qu’elle croyait le lot des êtres sans génie »). Ski peint sur boutons de manchette, imite tout un orchestre avec sa bouche quand il joue du piano, et – crime encore plus grave – se revendique du bon sens. Elstir, dès les Jeunes filles en fleurs (c’est chez lui que le narrateur parlera pour la première fois, une fois mangé son gâteau, à Albertine), s’est cloîtré dans son atelier : il peint par séries, accumule du temps et devient la première figure (les toiles de Carquethuit) à dématérialiser le réel pour mieux l’approcher par la sensation, ce qui sera précisément la tâche du narrateur pour se constituer comme écrivain. Alors Elstir fâché avec les Verdurin, c’est facile : couplet de la « patronne » pour expliquer comment elle l’a chassé pour cause de mariage indigne, et Ski peut enfiler les habits délaissés du « Biche » de la première heure. Mais le binôme Charlus-Morel lui est nécessaire : premier croisement de fait (et comment il va en jouer, via l’opposition Charlus-Cambremer) de la bourgeoisie montante et de l’aristocratie déclinante. C’est symbolisé par les maisons, les Verdurin s’appropriant la Raspelière et cantonnant les Cambremer à Féterne, c’est symbolisé par la première alliance, la soeur Legrandin épousant l’impayable marquis de Cambremer et ses trois phrases prédictibles (« Il me semble que vous avez là une belle bête »), et bien sûr par la transgression qui voit Charlus quémander son entrée dans le salon Verdurin, ignorant totalement son statut dans le monde Guermantes. Alors, dans la partition, comment faire entrer le violoniste et son tuteur faustien (Proust insiste au moins quatre fois comme quoi leur relation est « probablement platonique »), dans la continuité du « petit noyau » avec son coassage organisé, la fonction chorale étant tenue par Cottard et madame, Brichot l’aveugle sorbonnard, et Saniette l’éternelle victime ? Tout simple, on tue le pianiste. Il était bien trop jeune pour cela ? Pas grave, on meurt jeune aussi. On aurait de la peine à s’en justifier en cours de texte ? Mais quelle occasion rêvée de commencer le chapitre par cela. Il y a les rôles complémentaires : la vieille Sherbatoff à moustache qui va reprendre le rôle de confident racinien et faire-valoir de la Verdurin comme l’était Odette dans la saison 1, et comme l’est la princesse de Parme auprès de la duchesse de Guermantes. Et bien sûr le rôle de clowns en duo que reprend monsieur Verdurin auprès de madame, encore accentué depuis la saison 1 puisque entre-temps Proust avait repris exactement le même dispositif pour le duc de Guermantes avec madame. La chorale est prête : la Sherbatoff dans le train, le Verdurin préposé à l’accueil, et madame dans sa pose toute prête de tragédienne à migraine. Le choeur mobile de Ski, Brichot et Cottard, et que surtout il ne faut pas faire savoir à la « patronne » que le jeune pianiste vient de mourir, resquiescat in pace, rest in peace, RIP... Première occurrence (Brichot) : « Saviez-vous que notre pauvre Dechambre, l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin, vient de mourir ? » (et donc l’apprendre le jour même de l’introduction du narrateur auprès des Verdurin). Replacement du pianiste dans son rôle au sein de la Recherche, au cas probable où on ait oublié son nom, d’ailleurs même pas un nom puisqu’il joue – au sens propre – de la musique de chambre et que dans Swann on ne s’était même pas embêté à lui donner un nom : « il me semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux en rupture d’aristocratie ne se doutait guère qu’il serait un jour le prince embourgeoisé de notre Odette nationale ». C’est tellement un artifice de mélodrame, de l’opérette venant soudain sur la haute scène de la Recherche, que le cher Verdurin en rit à même le texte, comme s’il se moquait du rôle que lui fait tenir Proust, via l’adverbe allègrement : « Hé bien ! ce pauvre Dechambre ! dit-il, mais à mi-voix, dans la crainte que Mme Verdurin ne fût pas loin. – C’est affreux, répondit allègrement M. Verdurin. – Si jeune, reprit Brichot », sur quoi Proust reviendra jouer au moins trois fois, et toujours via adverbe, genre : « Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré. » Qu’est-ce que je dis, trois fois, pas loin de dix, comme « Vous ne voulez tout de même pas nous faire crever tous parce que Dechambre est mort, quand depuis un an il était obligé de faire des gammes avant de donner un concert », après quoi on n’en parlera plus jamais. Ainsi, dans la Recherche, la contrainte due à l’économie narrative non seulement produit des contenus liés aux personnages eux-mêmes, mais se sert de leur extériorité à la logique inhérente au récit pour le déplacer et le scénariser.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 décembre 2012
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