[33] mais ses zones d’attaque étaient encore si limitées

pour celles et ceux qui ne croiraient pas que Proust a connu Baudelaire


« Et vous le laissez faire ? », demandait Marie-Gineste Albaret, dans la liberté qu’elle se permettait avec l’employeur de sa soeur, rapporte celle-ci, qui préférait le refuge de l’autre extrémité de l’appartement. « Vous allez encore dire que c’est un moindre mal ? », disait Marie-Gineste Albaret. « Et si après vos livres il vous prend vos cahiers ? » Alors Proust la regardait d’un air si malheureux qu’elle préférait attendre dans le couloir, tandis que près de la cheminée et la table ronde couverte de pages dactylographiées, de carnets et ses fameux cahiers aux paperolles collées, il semblait faire barrage de son corps, mais de ce corps si affaibli – « à peine il tenait sur ses jambes », commente Céleste Albaret, rapportant les propos de sa soeur Marie-Gineste – qu’un souffle peut-être l’aurait déplacé. « Du couloir on l’entendait, l’autre, comme un raclement, un énervement, et cette voix monocorde et grinçante... Il faut secouer la langue, il faut secouer les livres... Les pauvres livres de monsieur, ses livres de poèmes l’autre qui les prenait à bout de bras et les agitait comme si ça allait faire quelque chose à ce qu’ils accueillaient dans leurs pages... » Céleste Albaret dit que lorsqu’une telle crise se produisait, les jours suivants Proust restait couché dans le noir, sans manger, buvant ses tisanes, toussant, refusant toute visite parfois de trois jours ou cinq. « Je vois comme monsieur est malheureux », disait Marie-Gineste Albaret. Il ne répondait pas, fixait le mur, comme si l’autre allait encore en sortir. « Monsieur ne dira rien, et quand ça recommencera il laissera donc encore faire... » L’aphasie est une maladie terrible, avait cependant dit Proust lors d’une des premières attaques, quand la mince silhouette noire, dont les dents presque jaunes désormais semblaient trancher les mots un par un, s’était livré à cette curieuse danse tremblante, s’agitant dans la pièce, se saisissant au hasard des livres qu’il secouait comme s’ils recelaient une poussière mauvaise ou une bête. « Tout, tous les mots, toute la langue », avait prononcé la voix métallique, dit Céleste Albaret, comme rapporté de sa soeur Marie-Gineste, qui l’entendait derrière le couloir. D’autres soirs, la silhouette en noir restait calme, posait une chaise près du lit où Proust écrivait, semblait penser. Et puis, et puis... « Baudelaire est ce malheureux, pas moi », avait lâché une fois, une seule, Proust à Marie-Gineste Albaret.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 4 décembre 2012
merci aux 417 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page