[38] secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante

« Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne relient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. » Cela, c’est comment les époux Cottard, qui savent bien qu’on ne peint pas quelqu’un en lui faisant des cheveux mauves. Swann – quand on lui dit que cette sonate marque bien l’aliénation mentale dont est paraît-il victime le vieux Vinteuil, est mis en (...)


« Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des notes que ne relient pas en effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. » Cela, c’est comment les époux Cottard, qui savent bien qu’on ne peint pas quelqu’un en lui faisant des cheveux mauves. Swann – quand on lui dit que cette sonate marque bien l’aliénation mentale dont est paraît-il victime le vieux Vinteuil, est mis en trouble : « car une oeuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval, qui pourtant s’observent en effet. » Le vieux terme d’ekphrasis n’est pas réservé à la description d’image, ni même d’oeuvre d’art, mais avec lui le langage s’est doté d’un mot qui désigne la représentation-récit qu’on fait de l’oeuvre-image, et comment le récit peut éventuellement plutôt que l’accompagner ou l’illustrer, se substituer à elle pour ce qui est de la connaissance qu’elle transporte. Ainsi chez Proust des tableaux de Carquethuit d’Elstir, qui ne sont pas un succédané de Monet, Manet et les autres, mais la fabrication d’un peintre pour les besoins de sa propre oeuvre. On n’a pas l’équivalent mot pour ce qui concerne l’oeuvre musicale, quand elle interfère avec le récit littéraire. Rabelais s’en tire en produisant soudain, dans le prologue du Quart Livre, une liste des compositeurs de son temps – les inventeurs de la polyphonie. Balzac poussera cela d’un grand coup d’épaule, inventant Gambara et Massimila Doni. Jeu de masque dans Massimila Doni, et fabrique de Gambara avec tout ce que lui a appris le creusement connu du mysticisme impliqué par la figure de qui affronte oeuvre, qu’il s’agisse de Louis Lambert, Séraphitâ ou La recherche de l’absolu (où résonne par anticipation le titre merveilleux de Proust). Après Proust, d’autres continents viendront, mais ils seront rares – pans du Finnegans Wake, le Doktor Faustus deThomas Mann, et, parallèle à Proust, la très discrète Joséphine ou la cantatrice des souris de Franz Kafka, un de ses récits les plus élaborés dans la suite des micro-figures juxtaposées, qui complexifient l’allégorie sans jamais la résoudre par une causalité linéaire ou seulement temporelle. Les mutations qui affecteront l’univers musicale par sa pratique même (ce que Wagner ou Debussy ni Mahler ne font pas, l’élargissant et la décomposant du dedans, mais en gardant les outils et instruments), par le dodécaphonisme (le Faustus de Thomas Mann s’y ancre), par le jazz (Kerouac en sort armé) puis l’amplification électrique du rock banaliseront un cannibalisme qui régénère – mais c’est bien Proust qui l’inaugure. Si l’image peut être temps (Deleuze sortira armé de son Proust pour dire le cinéma), l’oeuvre musicale l’est par son être même. Elle construit horizontalement et rythmiquement le temps comme verticalement elle organise le bruit, ou l’annihile. L’irruption de l’oeuvre musicale comme ekphrasis dans le récit littéraire c’est précisément pour rester en amont d’où le langage signifie, où il est seulement organisation horizontale et verticale de ce qui dynamiquement se compose. En amont de personnages, images, faits, la façon dont le langage se structure lui-même en récit et architecture de ce récit. Il est d’ailleurs étrange qu’on ne croise pas d’architecte dans la Recherche, peut-être qu’aujourd’hui il serait obligatoire. Dans la Recherche, cette nappe qui concerne la présence dite de la musique, en tant qu’elle permet au narrateur la ressaisie abstraite de sa propre composition, entre mélodie et contrepoint, art symphonique de l’orchestre et rongement au-dedans du compositeur. Cela s’établit dès Swann par – évidemment – la sonate de Vinteuil et, ce qu’on ne mesurera jamais assez, le fait que le mot phrase dans «  la petite phrase » vaut évidemment pour le linéaire élémentaire de la Recherche, cette phrase qu’elle pousse obstinément jusqu’à sa grande renverse circulaire. Ce qu’on décrypte, c’est – en temps réel – à mesure qu’il se modifie, le mode d’organisation abstraite de la composition majeure. Aucun ouvrier ni architecte de la construction collective majeure et déployée dans le temps de la cathédrale, allégorie explicite du livre, pour en disposer d’une perception syncrétique. Et c’est, en strict parallèle de l’idée du livre et de l’écriture via Bergotte, pour ce qui est de la nappe de surface du grand livre, le chantier même qu’on aperçoit en permanence, mais hors d’une perception discursive, l’instance discursive étant tout entier braquée sur la musique à dire, et à nous de faire le saut de cette musique à notre propre besoin de lecteur, tenir le livre embrassé dans nos bras, via son architecture, sa disposition, ses couloirs (travail à faire sur les couloirs dans la Recherche). Et que peut-être le plus surprenant est le plus dissimulé. La sonate pour violon et piano, mais jouée par le piano seul dans Swann, c’est déjà l’idée d’avoir à penser l’organisation abstraite, et non pas seulement l’univers sensoriel. Le septuor de Vinteuil, dans le Temps retrouvé, incarnera cette abstraction en elle-même. Morel, l’exécutant sans intelligence, serait une allégorie simple, si dans l’écriture – Proust le répète à l’envi – cette idiotie n’était pas tout aussi nécessaire, et s’il nous faut être nous-mêmes le Charlus qui hurle d’une voix de fausset, culbuto oscillant sur deux fesses énormes, l’enjeu esthétique monstrueux de la tâche, c’est toujours en opposition de temps, et non pas dans l’instant même de la rédaction. Morel, incarnation des tendances basses, est tout aussi indispensable comme figure intérieure de l’auteur, que l’esthétisme précis de Bergotte. C’est le discours chaque fois qui s’effondre, miné, s’écroulant par pans de vieille poussière, qu’il soit celui de Norpois ou de Brichot – seul Charlus, encore, échappe à cette loi générale de la mort du discours qui précède la mort des êtres. Swann l’avait compris, mais il ne sait pas l’atteindre et le proférer, même dans son dernier échange avec le narrateur dans la soirée chez la princesse de Guermantes (prochaine direction ici, le rôle et la disposition de ces soirées successives). Juste, dans cette permanence structurelle, de la sonate pour violon et piano dans Swann, et du septuor à mesure qu’on avance vers la résolution finale, qu’on n’aurait peut-être pas prêté assez attention à ce qu’incarne la vieille et postillonnante figure de la marquise de Cambremer : cette dame a travaillé avec Chopin. Elle a bénéficié de l’enseignement direct de celui qui rejoignait l’instance du compositeur et de l’interprète, son affrontement physique avec les limites de l’instrument portant sa musique à la limite, et la résolvant par le geste autant que par la conception. Mme de Cambremer est simplement exécutante, mais est la seule dépositaire (on y insiste, tous les autres pianistes ayant bénéficié d’un contact direct avec Chopin sont morts) de ce rouage qui sépare de la pure exécution. Pour que cet essai se développe, il faut désormais l’armer : revenir à comment Proust nomme l’abstraction qu’est la musique en sera un appui. Mais comment ne pas tout résumer, plutôt que par Vinteuil, homme de fiction, par Chopin qui fut aussi réel que Nerval, Sand, Baudelaire : « caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur place en dehors et bien loin de la direction de départ, bien loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d’un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait jusqu’à vous faire crier – vous frapper au coeur. » L’adjectif libre.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 7 décembre 2012
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