[45] pour se dépouiller en présence de la réalité

On aime Jean Santeuil comme une suite d’images statiques, un peu vieillies, mais belles en soi parce qu’on les lit comme une chronique, pour narrateur qui ressemble tant à ce qu’on cherche à savoir de Proust lui-même, et quand bien même il y a tout autant entre l’auteur des lettres signées Marcel Proust et Jean Santeuil, qu’entre le même et le narrateur de la Recherche. On s’amuse de voir par anticipation toutes nos scènes si connues. On recompose : ainsi, quand, dans Beg-Meil non (...)


On aime Jean Santeuil comme une suite d’images statiques, un peu vieillies, mais belles en soi parce qu’on les lit comme une chronique, pour narrateur qui ressemble tant à ce qu’on cherche à savoir de Proust lui-même, et quand bien même il y a tout autant entre l’auteur des lettres signées Marcel Proust et Jean Santeuil, qu’entre le même et le narrateur de la Recherche. On s’amuse de voir par anticipation toutes nos scènes si connues. On recompose : ainsi, quand, dans Beg-Meil non retravaillé sérieusement, le narrateur raconte son arrivée à l’hôtel des Roches-Noires, à Trouville. Et que nous on sait bien que cet hôtel, le même où plus tard vivra Marguerite Duras, qui y écrira de ses plus belles oeuvres (L’amour, L’été 80, La mer écrite, L’homme atlantique, La mort du jeune aviateur anglais parmi d’autres qui ont cette même qualité de chant), est tout autant alors l’hôtel de Balbec (ses couloirs tels que décrits par Jean Santeuil, et la nuit de première insomnie) que celui de Cabourg – et nous ne sommes pas indifférents alors, relisant L’homme atlantique, d’y voir passer dans la même pièce, sur la pointe des pieds pour ne pas déranger Duras dirigeant son cameraman et son acteur, le jeune Marcel Proust.

J’ai un attachement particulier pour Beg-Meil. D’abord, parce qu’au lieu d’être la Normandie que je connais mal, il s’agit de la côte sud de Bretagne, la baie de Concarneau, qui correspond bien mieux à mes propres paysages d’enfance. Ainsi Marcel Proust aurait pu écrire ma propre plage, ma propre mer. Mais aussi parce que Beg-Meil est un fragment de récit particulièrement développé dans Jean Santeuil (les après-midis de lecture dans la dune, les promenades en mer, le récit de la tempête sur Penmarch, enfin la prolongation de saison, le narrateur restant seul client de l’hôtel, scène qui sera aussi transférée dans l’hôtel-fiction de Balbec). Mais aussi parce que Beg-Meil, trace biographique marquante, induisant un récit long et structuré dans Santeuil, laisse des traces repérables de reprise dans la Recherche (à commencer par la conversation téléphonique de Doncières du narrateur avec sa grand-mère), et donc permet de mesurer l’intensité et la radicalité du travail d’expropriation, destruction autobiographique et recomposition narrative.

Dans les grandes et principales cassures, c’est facile à réorganiser : Jean Santeuil est accompagné d’un ami comme Marcel Proust y était avec Reynaldo Hahn. Dans la ferme-auberge des Fermont, ils sont accueillis dans une relation presque confidente, qu’il regrettera l’année suivante, dans un autre hôtel, et cette lettre où on le découvre dans ses insomnies réelles, l’impossibilité de dormir autrement que sur le côté gauche, la nécessité d’avoir à portée de main ce qu’il devra fumer contre l’asthme, et son outillage pour s’éclairer et prendre des notes. Mais c’est aussi la rencontre avec Alexander Harrison, de loin son aîné, mais qui lui survivra, et qui s’est établi là pour peindre. Pas possible de lire les toiles Elstir de Carquethuit, et cette indécision entre mer et eau, sans penser qu’il s’agit plus de la côte du Morbihan que de celle de Cabourg-Étretat, et que si la description de Carquethuit s’établit plus sur le travail de Monet, pour ce qui est des personnages sur l’estran, indécidablement entre mer et terre, Alexander Harrison était sur ces chemins à Beg-Meil. Il y a des traces de personnages similaires en transparence dans la Recherche : des peintres louent dans les fermes autour de Féterne, et l’atelier d’Elstir pas plus celui de Manet ou Monet que celui de Harrison, que Proust voit travailler à Beg-Meil et visitera à Paris. Reste qu’une des lois de la Recherche , décalquée de Balzac (c’est Balzac cet été 1895 qu’il lit à Beg-Meil, d’après ses lettres, remplacé dans Jean Santeuil par Stevenson – mais la passion Stevenson est un autre des fils tendus sous la Recherche, tu et vif), c’est d’établir la preuve du personnage fictif depuis la convocation, à même le texte, de l’artiste réel qui lui sert de modèle. Ainsi Debussy et Monet feront les frais de la conversation Cambremer – mais de Harrison, rien.

Recherche Harrison perdu, toute information sera récompensée. C’est que tout ce qui concerne la relation de Marcel Proust et de son gentil Reynaldo Hahn est un des lieux les plus contrôlés de la recomposition fictive. C’est avec lui qu’on s’en va lire l’après-midi dans Santeuil, dans la Recherche le narrateur partira seul dans les dunes. Et si c’est dans la période de la ferme-hôtel des Fermont que Proust trouve un des modèles de Rivebelle, le restaurant du soir, c’est Saint-Loup qui dans la Recherche accompagnera le narrateur – pourtant, la scène du petit mot envoyé au client solitaire, par laquelle Saint-Loup et le narrateur prennent contact avec Elstir, c’est avec Harrison qu’elle a d’abord lieu, et de cette façon même.

L’hôtel Fermont c’est une vieille ferme reconvertie [1], les chambres dans une annexe devenue aujourd’hui le Crédit agricole, et tarif deux francs par jour. On est au hameau du Penquer Lanroz, et non celui voisin de Kerengrimen, nom utilisé dans Jean Santeuil (avec aussi un hôtel, la pension Rousseau, futur Hôtel de la Plage). Chez les Fermont on mange sous les pommiers, c’est sommaire mais familial. Sans doute que des proustiens experts et plus opiniâtres que moi sauraient ici reprendre extensivement les lettres de Reynaldo Hahn à sa soeur, celles de Proust à sa mère, pour se méfier toujours des rétro-projections, comme le fait l’excellent Painter, nous décrivant la vie de Proust et de Hahn en leur appliquant les morceaux de Jean Santeuil. La première année il n’y a pas de sanitaire, on doit se contenter d’aller dans la dune, au milieu des orties, et ça donne un peu d’émotion, d’imaginer Marcel Proust s’accroupissant ainsi à la dure – « les pommiers y descendent jusqu’à la mer et l’odeur du cidre se mêle à celle des goémons. Ce mélange de sensibilité est assez à ma dose, mais je le goûte mal », écrit-il à sa mère, mais la dune et les orties, ce n’est pas dans Jean Santeuil.

Dans ce littéral blanchiment de l’autobiographie, là où Jean Santeuil se contente de transposer, et dont le séjour Beg-Meil, si bien documenté, nous donne la mesure, peut-être trouvera-t-on une harmonique supplémentaire dans le nom de Marie Nordlinger. Sa relation longue et pacifiée avec Proust est parfaitement documentée, ne serait-ce que par leurs lettres, pour la période des traductions Ruskin, auxquelles elle participe, de même qu’il lui confie la commande d’un buste pour la tombe de son père. Mais, dans cette année séparant les deux séjours Beg-Meil, Marie Nordlinger est à Paris. Elle est cousine de Reynaldo Hahn. C’est avec elle que Proust ira visiter l’atelier de Harrison. Pour le reste, on ne sait quasi rien, sauf que ce ne fut pas une relation indifférente ou neutre. On n’en ferait pas état, si précisément il ne s’agissait pas d’une période ensuite comme effacée par Proust : auquel cas ce serait l’effacement de la période Nordlinger qui aurait entraîné l’effacement Harrison – au demeurant esthétiquement bien moins loin que Monet.

Un des mystères du Temps retrouvé c’est – elle accompagne Bloch devenu, on le sait, comme un double de ce qu’était (et n’est plus) le narrateur – cette « jeune femme » dont on ne saura quasi rien, mais qui va s’établir d’emblée avec le vieux narrateur dans une sorte d’intimité – « le nom de la jeune femme à laquelle Bloch m’avait présenté m’était entièrement inconnu », et, un peu plus loin, « la charmante amie de Bloch », et c’est seulement à la troisième occurrence que Proust lâche « l’Américaine amie de Bloch », ensuite on apprend qu’elle « voulait [l]‘entendre raconter des histoires », puis qu’elle « habitait depuis peu la France et n’avait pas été reçue tout de suite », puis ensuite elle disparaît comme elle avait surgi – quand je reviens à ce passage, c’est ce nom horizon de Marie Nordlinger que j’y associe souvent, sans d’ailleurs plus de raison ni d’importance.

Il y a tellement d’autres choses, dans ces croisements concernant Beg-Meil, entre la rédaction de Jean Santeuil, l’odeur des pommes à cidre bretonnes pourrissant à terre, la brume où se perdent les barques, et les réflexions sur la lecture (« ... notre mère sourit en nous voyant partir pour la plage emportant toujours un volume de Stevenson. Elle nous trouve encore enfant et, écrivant à Paris pour avoir une vie de Stevenson, son portrait, elle retrouve comme nous la vivacité de goûts de notre enfance, la possibilité de nous refaire des cadeaux. Déjà du reste quand nous étions petits il y avait un certain livre que nous prenions sous notre bras quand on allait au parc et que nous lisions avec amour, qu’aucun autre n’aurait remplacé. Et même à ce moment-là nous ne nous attachions pas si exclusivement à ce que disait le livre sans nous soucier des feuillets que nous tournions »).

Beg-Meil est la mesure de l’effacement autobiographique de la Recherche et la radicalité de sa recomposition, à commencer par tous ces lieux concaténés, l’hôtel de Beg-Meil et l’hôtel des Roches Noires pour faire celui de Cabourg, et le nom de Balbec déjà dans la petite station bretonne, face Concarneau, sans oublier que le tortillard Quimper-Concarneau donne nombre de traits au Deauville-Cabourg de Balbec 2. Proust se moque des Bretons qui refusent de vendre leurs champs aux Parisiens, grâce à quoi ce site a gardé cette beauté à la fois domestique et sauvage, les champs de pommiers venant jusqu’à l’eau. Malheureusement, les Bretons n’ont pas tenu : Beg-Meil n’est plus qu’une dépendance de l’étalement urbain généralisé, sous toits d’ardoise et zones avec supermarchés, et Monet, devant qui on s’incline, a éclipsé Harrison, comme sont éclipsés aussi son compagnon Reynaldo et Marie Nordlinger sa cousine.

Reste le sémaphore, reste à jamais ce passage très simple par quoi Santeuil est l’atelier même de la Recherche : « À cinquante mètres du sémaphore, c’est-à-dire de l’extrémité de la presqu’île, les pommiers cessent. Le sol, déjà couvert du sable de la grève voisine et d’une herbe courte, étouffe le bruit des pas. Partout des fougères et des chardons brûlés par le soleil... » Beg-Meil.

 

Monet, estran, écho du Carquethuit d’Elstir.
Monet, marine, écho du Carquethuit d’Elstir.
Harrison, vague, écho de terre, mer et horizon indistincts dans le Carquethuit d’Elstir.

[1Source, Jean Le Foll, site Pays Fouesnantais.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 18 décembre 2012
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