[46] ascension tourmentée dans les spirales de mon angoisse solitaire

pour celles et ceux qui ne croiraient pas que Proust a connu Baudelaire


On dit que rue Hamelin, ce 19 novembre 1922, lors du deuxième soir de la veillée mortuaire de Marcel Proust, alors que s’étaient succédés à son chevet pour le dessiner, toute la journée, Paul-César Helleu, André Dunoyer de Segonzac puis Man Ray pour le photographier, la pièce fut laissée close, fenêtre ouverte derrière le volet entrebâillé comme il était d’usage (en cette fin novembre, le froid extérieur évitait la hâte) et qu’au matin la silhouette habillée de noir, avec sa longue écharpe et sa redingote comme d’un autre temps, était encore à nouveau auprès de son chevet. Et occupée à écrire et corriger ou reprendre dans les cahiers du Temps retrouvé, ce qui jamais ne se serait produit du vivant de Proust. On dit qu’il avait à cet instant le cahier sur ses genoux, contemplant comme abîmé dans un temps séparé du nôtre le visage du mort. L’épouse de Robert Proust insista pour que pareille situation ne se reproduise pas – et voulut éliminer ce cahier, retrouvé sur les genoux de l’homme en noir, lequel s’était laissé reconduire avec douceur, et sans protester, dans le désordre de la rue matinale. On dit qu’il n’a jamais été possible, dans les annotations, corrections, ajouts et rayures de Marcel Proust dans ce cahier précis du Temps retrouvé, de distinguer ce qui avait été modifié, rayé ou ajouté cette nuit par la silhouette en noir, quitte à un doute ultime sur l’authenticité complète du Temps retrouvé, hors cette phrase avec le mot angoisse, qu’il fallut bien conserver cependant, même écrit d’une main étrangère, parce que la phrase originale de Proust n’était plus lisible. Ou bien, et c’est l’hypothèse désormais retenue, que Proust avait déjà utilisé dans cette phrase le mot angoisse, que la silhouette en noir avait cherché par tous les moyens à le remplacer et, ne trouvant pas de solution satisfaisante, avait réécrit le mot à l’identique. Et que ce fut la dernière rencontre réellement attestée de Proust et de Charles Baudelaire.

 

Proust photographié par Man Ray depuis la place même où s’asseyait Baudelaire, 19 novembre 1922.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 décembre 2012
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