[52] ces paysages du rêve, toujours les mêmes

de ce fameux passage des trois arbres


note du 5 mai 2013
Tous ces jours, reprise du manuscrit initial, issu de la publication directe issu sur le site. Recomposition de la marche du livre, affaire de rythmes et de thèmes. Puis reprise des chapitres eux-mêmes. Peut-être que la clôture induite par le livre, l’effet de résonance qui s’induit de texte à texte, permet de les faire émerger en découpe plus nette, en faisant plus confiance à leur thème précis, en éliminant ce qui tient du continu, de la démarche elle-même... Ce matin, c’était le tour des trois arbres de passer à la refonte...

 

Pourquoi certains passages prennent-ils une telle force mêlée de rêve ? Il suffisent à propulser Proust en haut de la littérature comme s’ils étaient une suite de tableaux dispersés, indépendants du grand parc ou du grand bâtiment livre où nous revenons sans cesse les visiter... La page où les trois arbres de la côte d’Hudimesnil bousculent l’idée de réalité du narrateur en fait partie, à l’évidence.

Si je cherche à identifier, avant même de relire, ce qui me reste du passage des « trois arbres », je retrouve quoi ? La première image ne tient pas au passage lui-même, mais à une sensation personnelle, l’idée d’abord d’un retour, et puis ces moments de début d’automne où les intérieurs semblent se révéler comme vus sous vitre. Quand on revient d’une promenade, l’attention se relâche, et tout va plus vite (d’ailleurs, c’est la raison de la scène : parce que le soir tombe, pour revenir plus vite, on a pris par « la vieille route de Balbec »).

Mais c’est une note auditive qui permet la première mise à distance de la réalité :

« L’invisibilité des innombrables oiseaux qui s’y répondaient tout à côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu’on a les yeux fermés. »

Il y a la mise en perspective spatiale à plus grande échelle, reliant le point local à un territoire plus grand, ajoutant l’indétermination :

« ... pareille à bien d’autre de ce genre qu’on rencontre en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une grande longueur. »

Le narrateur précisant que « au moment même, je ne lui trouvais pas un grand charme », mais c’est peut-être la fonction de ces mises en perspectives, de rester austères et neutres, et c’est peut-être ainsi qu’elles s’insèrent dans la fonction onirique de la prose. Renforcé par une multiplication imaginaire, qui les met toutes en relation, là où est dans l’espace uniquement proustien : « comme une amorce où toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais plus tard au cours d’une promenade ou d’un voyage s’embrancheraient aussitôt sans solution de continuité », le territoire mental remplaçant donc le territoire spatial réel.

Proust revient alors au dépli vertical du temps, par superposition de toutes les occurrences évoquées :

« Ce à quoi ma conscience se trouverait immédiatement appuyée comme à mon passé le plus récent, ce serait (toutes les années intermédiaires se trouvant abolies) les impressions que j’avais eues par ces fins d’après-midi là, en promenade près de Balbec, quand les feuilles sentaient bon, que la brume s’élevait et qu’au delà du prochain village on apercevrait entre les arbres le coucher du soleil ... »

Ainsi s’établit ce fonctionnement qu’il a déjà réveillé en nous, mais qu’il nomme en nous laissant la liberté de nous l’approprier :

« ... au milieu de la réalité perçue une part assez grande de réalité évoquée, songée, insaisissable... »

L’introduction du mot réalité, sur la fugitivité et la distance des paysages, induisant cette expérience commune :

« ... pour me donner, au milieu de ces régions où je passais, plus qu’un sentiment esthétique, un désir fugitif mais exalté, d’y vivre désormais pour toujours ».

Et qui d’entre nous tous pour ne pas savoir trouver au fond de soi-même cela, cela exactement ?

Et si l’art de Proust, comme ces arbres qui ne peuvent surgir dans leur brièveté qu’à condition de la route, et du mouvement du narrateur sur la route, consistait dans le mouvement du texte, et toute la suite de figures qui, n’ayant rien à voir, nous préparent à cet instant d’intensité brutale et rêveuse ? Claude Simon évoquera cette phrase de Proust lui-même, à propos de « la solidité inébranlable d’une fugue de Bach »... Ici, on part de loin. De cette scène où le narrateur se rend ridicule en donnant commission à la fille du peuple, la belle fille aperçue assise sur le muret devant l’église, moyennant pourboire insultant parce que disproportionné, d’aller à la boulangerie d’en face prévenir « la marquise » de son retard. Passage qui utilise un vocabulaire de voyeur obscène pour décrire l’adolescente : « il y en avait une grande qui assise à demi sur le rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit pot plein de poissons », mais le poussant presque au vocabulaire du violeur : «  ce n’est pas seulement son corps que j’aurais voulu atteindre, c’était aussi la personne qui vivait en lui et avec laquelle il n’est qu’une sorte d’attouchement, qui est d’attirer son attention, une sorte de pénétration. »

Et puis, quand on repart dans la carriole, ce sera Chateaubriand et le clair de lune. Le narrateur, trop timide pour faire autrement, montre la lune à la marquise en lui citant dune expression de Vigny : « elle répandait ce vieux secret de mélancolie. » Comme si à la fois il nous préparait à la relation de la langue à la réalité qui va bientôt emporter le passage, et qu’en même temps il soulignait, par l’impossibilité de la vieille marquise à accéder à l’art ou même l’émotion, le territoire où il va nous emmener. Et il prend le temps d’une digression supplémentaire, la marquise de Villeparisis répondant par une anecdote tragi-comique sur Chateaubriand, auquel dans sa famille on confiait chaque nouvel invité, sachant qu’il l’inviterait dans le jardin pour lui sortir de grandiloquentes phrases sur le clair de lune, justement.

Curiosité : qu’en tête du passage aux trois arbres vienne le mot incomplet – un signal de l’ouvert, de notre nécessaire travail à nous, lecteur. Et puis la figure elle-même, dessinant un paysage qui s’ouvre sur le non-déterminé :

« Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d’un coup je fus rempli de ce bonheur profond que je n’avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que m’avaient donné, entre autres, les clochers de Martainville. Mais cette fois il resta incomplet. »

Laissant alors passer l’image principale, en insistant sur le fonctionnement de fausse reconnaissance, le narrateur gardant donc autant de place dans l’image que la figure qu’il décrit :

« ... trois arbres qui devaient servir d’entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu d’ont ils étaient comme détachés, mais je sentais qu’il m’avait été familier autrefois... »

Dans la force du dédoublement de perception, c’est la réalité immédiate qui bascule et devient livre (alors que bien sûr nous sommes dans un livre), c’est cette mise en abîme qui donne probablement sa force à l’ensemble parce que pas moyen à cet instant, nous lecteurs, de ne pas basculer avec le narrateur lui-même :

« ... si toute cette promenade n’était pas une fiction, Balbec un endroit où je n’étais jamais allé que par l’imagination, Mme de Villeparisis un personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu’on retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu’on était en train de lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se croire effectivement transporté. »

La force de Proust dans ce passage, c’est de ne pas se laisser avaler lui-même par sa création. Coupe nette, et retour au corps du narrateur, avec changement d’échelle et perception qui serait plutôt celle du rêve :

« ...comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés au bout de notre bras tendu effleurent seulement par instant l’enveloppe sans arriver à rien saisir. »

Puis ce moment où, pour rassembler l’image déjà enfuie, le narrateur ferme les yeux, mais a besoin de conserver, pour faire durer l’image, son contexte même, la carriole et la marquise (la grand-mère a littéralement disparu du passage, elle ne reviendra que pour remercier de la séance, à la fin :

« Nous abusons de vous, disait ma grand’mère... — Mais comment, je suis ravie, cela m’enchante, répondait son amie. »

Si la scène primitive, les arbres aperçus, tient en deux pages, il en faut six pour l’exploiter. D’abord l’effort volontaire et intentionnel, qui restera évidemment vain et vide (« de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en moi-même) ». Puis le travail sur cet horizon vide de la mémoire, en tant qu’il est vide, mais avec encore l’allégorie du livre comme retour en abîme à la propre situation narrateur-lecteur : « fallait-il croire qu’ils venaient d’années déjà si lointaines de ma vie que le paysage qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire, et que, comme ces pages qu’on est tout d’un coup ému de retrouver dans un ouvrage qu’on s’imaginait n’avoir jamais été lu, ils surnageaient seuls... »

De la mémoire comme contenu on passera à la réalité comme image, et de là au rêve comme lieu de la conquête, soit que la réminiscence n’eût pas concerné un souvenir dirune, mais le souvenir d’un rêve, soit — ambiguïté majestueuse, que seul le travail du rêve permette de conquérir cette réalité nôtre :

« ... n’étaient-ils qu’une image toute nouvelle détachée d’un rêve de la nuit précédente, mais déjà si effacée qu’elle me semblait venir de beaucoup plus loin ? »

Avant de revenir progressivement à la condition réelle du narrateur via le trouble initié dans la réalité même :

« ... ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps comme on voit quelquefois double dans l’espace ? »

Alors la porte est ouverte aux fantômes, aux sorcières (elles sont légitimes, ce sont celles de Macbeth : « peut-être apparition mythique, ronde de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles »), les morts (« chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs ») ne surgissant pas dans l’espace du rêve, mais depuis le retour réel à la carriole qui cahote dans le soir, et l’encombrent et y rient sans que la marquise ni la grand-mère, elles-mêmes tenant des deux puisque posées comme personnages de roman, n’aient rien à y redire — le narrateur seul maître à bord pour les emmener tous (« comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi »). On en perdra la langue au passage, du moins aura-t-on frôlé en embarquant avec soi les morts le risque de mutité et donc de cessation du livre : « le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu l’usage de la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. »

On n’a plus qu’à régler, dans la fugue, la résolution des accords : le mot inquiétude avec le mot soir, la fin laissée ouverte (« ces arbres eux-mêmes, en revanche, je ne sus jamais ce qu’ils avaient voulu m’apporter »), et le retour à la permanence du narrateur, sa tristesse : « tandis que Mme de Villeparisis me demandait pourquoi j’avais l’air rêveur, j’étais triste comme si je venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort. »

Ainsi va la Recherche pour décrocher ses pages d’anthologie, qu’il n’est pas possible de détacher de l’ensemble sans tout perdre. Peut-être la plus belle force de ce que nous nommons « les trois arbres » c’est justement le souvenir vague qui s’ensuit, et qu’il nous faudra toujours feuilleter le livre sans plus rien reconnaître pour à nouveau l’isoler, la retrouver et la relire (même si c’est bien facile avec la Recherche sur tablette numérique, quand la simple requête trois arbres suffit à faire émerger le passage).


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1ère mise en ligne 26 décembre 2012 et dernière modification le 6 mai 2013
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