[56] toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale

pour celles et ceux qui ne croiraient pas que Proust a connu Baudelaire


La petite salle sous le Ritz était pleine. Les chaises étaient confortables, avec leurs dossiers de peluche rouge, et le lustre qui les surplombait – récemment adapté à l’électricité –, dispensait une lumière tamisée plutôt douce. Elles étaient toutes occupées, on avait même dû en rajouter au dernier rang. Quelques jeunes gens s’étaient assis à même le sol, dans les deux allées symétriques qui convergeaient vers l’estrade. Mais on se rendait bien compte des impatiences, remuements, des bruits de conversation étouffés et raclements de toux qui maintenant devenaient un fond continu. Il y avait presque quarante minutes que cela aurait dû commencer. La plupart des présents avaient reçu une invitation personnelle : ce soir Marcel Proust lirait les oeuvres de Vigny. D’autres s’y étaient joints, on remarquait bien, par exemple à ces jeunes gens impatients assis à même le sol, l’importance que commençait à prendre la réputation de Marcel Proust. Dehors c’était Paris en guerre, les éclairages morts, les vitres colmatées, et des projecteurs à lentille convexe trouaient le ciel : on craignait le triste Zeppelin-Staaken. Alors l’éclairage baissa : sur l’estrade, attendait depuis longtemps, sur un guéridon circulaire recouvert d’un damas grenat, un livre relié de cuir. Une lampe de théâtre (de celles qu’on appelait les « Sarah Bernhardt », parce qu’elle en avait inauguré l’usage) éclairait latéralement le dispositif. Mais ce ne fut pas Marcel Proust qui entra : une silhouette maigre aux mouvements secs, les cheveux parfaitement tenus, sanglé dans un gilet de tissu moiré. « C’est Baudelaire », chuchotèrent les jeunes gens assis sur le sol, et ça se répandit jusqu’au fond de la salle – « c’était donc vrai », chuchota audiblement quelqu’un au fond. Le silence se fit plus brutal. Des problèmes de santé retenaient monsieur Proust chez lui, informa la silhouette maigre, debout près du guéridon, sans s’asseoir sur la chaise, une main posée sur le grenat. Se proposant de remplacer l’auteur, en grande modestie et humble respect précisa-t-il, il ne lirait pas les oeuvres de de Vigny (insistant sur le redoublement du partitif), mais de la prose de Marcel Proust lui-même. Si les présents le lui accordaient, conclut-il, puis il s’assit, posa devant la lui la liasse dactylographiée qu’il tenait de sa main gauche. Une presbytie non corrigée, d’évidence, le contraignait à cette position du cou rejeté en arrière, qui grandissait encore l’apparence du front sous la lampe Sarah Bernhardt. « Des fragments d’une sélection de quatre cent quarante maximes morales et proverbes pris à l’oeuvre en cours de Marcel Proust », dit-il tout en prenant cette discrète respiration dite sanglot qui marquait le début d’une lecture littéraire. Mais il s’interrompit, regarda brièvement le public serré (l’alimentation par rhéostat permettait au lustre de dispenser sur le public un peu de lumière résiduelle) : « Ne riez pas, ce livre existera », dit-il avec plus de mépris retenu que d’étonnement ou de solennité. Personne n’avait ri pourtant. Quelques personnes s’étaient éclipsées discrètement, les jeunes gens en avaient profité pour reprendre les chaises du premier rang, la lecture commença. On entendit au loin le vrombissement de la guerre. Au fait non, c’était simplement la nouvelle ligne souterraine du métro de Paris, de Notre-Dame de Lorette à la porte de Versailles (l’écartement des voies du métropolitain ne correspondant pas à l’écartement des voies de chemin de fer extérieur, et malgré quelques scénarios catastrophe s’y rapportant, on écartait provisoirement le danger d’un envahissement de Paris par les armées ennemies qui aurait utilisé le réseau ferroviaire souterrain, pour surgir un matin, quartier par quartier, de toutes les bouches de la ville). Au fait non, quand je sortis moi-même, la nuit tombait – triste dimanche de pluie – et la circulation habituelle grognait place Vendôme. Là-bas il partait aussi, Baudelaire, remontant vers le IXe arrondissement, le maroquin avec la liasse de papier toujours sous son bras gauche, mais avec redingote et chapeau – quel étonnement que personne ne semble même s’étonner de sa silhouette, qu’un autobus touristique à impériale, proposant sur toute sa longueur une publicité pour de nouveaux ordinateurs, surgissant de l’avenue qui menait à l’opéra, retrancha de ma propre vue.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 27 décembre 2012
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