[58] ce Marcel Proust, un être qui vivrait tout à fait dans l’enthousiasme

On dit que dans l’écriture d’une pièce de théâtre ce moment des deux tiers est le plus difficile. Je n’aurais pas pensé être en mesure d’écrire cent billets successifs sur Marcel Proust. Il y a évidemment des doutes et des effondrements : une partie de la mécanique de la Recherche se révèle, avec ses craquements, et aussi le terrible ricanement de celui qui avait bien prévu qu’on viendrait voir à cet endroit, et vous prouve qu’il avait anticipé le dévoilement. Et puis qu’une oeuvre (...)


On dit que dans l’écriture d’une pièce de théâtre ce moment des deux tiers est le plus difficile. Je n’aurais pas pensé être en mesure d’écrire cent billets successifs sur Marcel Proust. Il y a évidemment des doutes et des effondrements : une partie de la mécanique de la Recherche se révèle, avec ses craquements, et aussi le terrible ricanement de celui qui avait bien prévu qu’on viendrait voir à cet endroit, et vous prouve qu’il avait anticipé le dévoilement. Et puis qu’une oeuvre pareille se passe de commentaire, on reprend les scènes si connues, on découvre qu’on sait mieux lire (tiens, le narrateur et Gilberte reprenant le raidillon de l’enfance dans la partie « Tansonville » du Temps retrouvé), et ça suffirait à reprendre leçon d’humilité. Et puis quand même, suivre cette piste, et puis cette autre : revient plusieurs fois l’idée que la bibliophilie n’intéresse pas le narrateur, malgré son amour des livres, et malgré la précision de ses descriptions des couvertures et reliures – il n’y aurait rien à en faire ? Ou la visite aux Giotto de Padoue : on se souvient du surgissement éblouissant du bleu, mais rien à ce moment sur ce que Giotto bouscule définitivement – l’homme capable de représenter techniquement la perspective. Mais dans la visite à l’atelier d’Elstir, toute l’analyse de Carquethuit tient à la distorsion sur la façon dont la perspective est avant tout histoire, et il n’y aurait rien à en faire ? Et ce roman de la guerre, qui n’était pas dans la première triade de 1913, et pour cause, mais qu’un artifice narratif (les éclipses du narrateur) permet sans autre justification d’écrire une fois en 1914 (Saint-Loup qui s’engage, et Bloch mobilisé en deuxième classe), une autre fois dans la nuit de Paris en 1916 (le bordel Charlus-Jupien), enfin la soirée Guermantes de 1919 et la conversation avec Gilberte sur la mort de Saint-Loup – laissons le rapport de l’oeuvre à la guerre, mais cette suite d’éclipses avec narration discontinue, ça change quoi formellement, quand les quatre ans de guerre sont un continuum à échelle bien plus large que le livre (ce qui sera d’ailleurs un des thèmes du narrateur) ?

Alors on continue cette alternance de lecture, dans la nuit, sur la petite tablette numérique, et d’exploration verticale, sur l’ordinateur, avec le texte de la Recherche comme sur bloc opératoire, mais ce n’est pas une belle image – Littré et les encyclopédies (comme Wikipedia est précieux pour ces masses de détails : quand vous lisez « où à de jeunes élèves de Garros s’exerçant au vol », où irez-vous ouvrir le nom propre, lourd aussi d’une biographie à faire, sans pouvoir déterminer si, lorsque Marcel Proust pense à Roland Garros, il évoque les meetings aériens vers Cancale en 1911, l’inventeur du tir de mitrailleuse synchronisé avec la rotation de l’hélice pour tirer dans l’axe de l’avion, ou le risque-tout devenu enfin célèbre qui fait faire des tours d’avion à Cocteau ?) et bien sûr la table encombrée de tous ces livres sur Proust accumulés systématiquement au cours des années, dont quasi aucun n’est disponible en version numérique, et qu’on ouvre seulement pour vérifier qu’on n’emprunte pas un chemin déjà pris.

Et puis ces sortes – non pas de miracles, comment y en aurait-il – mais de signes comme adressés de loin à l’incertitude où on est : Proust a eu une liaison forte et plus que fort à Léon Daudet, c’est la biographie et on le sait. Mais hier soir, en reprenant les « pastiches » de l’affaire Lemoine (ce tour de force par lequel, après l’exercice Flaubert, il en construit le compte rendu par Sainte-Beuve où on remarque à peine que le feuilletonniste achève son texte fictif sans quasi parler une seule fois du soi-disant livre lui-même), dans la version fictivement prise au Journal des Goncourt, voilà qu’apparaît Marcel Proust lui-même, devenu acteur de son propre texte, et qu’il y apparaît d’abord en mort (« leur ami Marcel Proust se serait tué, à la suite de la baisse des valeurs dimantifères »), suivi de description post-mortem (« ce Marcel Proust, un être qui vivait tout à fait dans l’enthousiasme, dans le bondieusement de certains paysages, de certains livres »), et puis, parce que Zola (mais le Proust fictif ne sait pas qu’il s’agit de Zola) refuse de reconnaître qu’en France il n’y a eu qu’un seul écrivain digne de Saint-Simon, lequel serait précisément Léon Daudet, voilà : « sur quoi, fichtre ! Proust oubliant la reconnaissance qu’il devait à Zola l’envoyait, d’une paire de claques, rouler dix pas plus loin, les quatre fers en l’air » – non mais, vous, vous vous en souveniez, de ce passage ? Et vous imaginez la scène ? Et c’est quoi, et où, la reconnaissance de Proust à Zola ?

L’autre angoisse mienne : d’accord, on peut accumuler autant de relectures commentées qu’on le souhaite, les grandes pages sont à foison, laissons madame Swann approcher pour sa promenade du dimanche matin sous l’Arc-de-Triomphe, mais on va où, on cherche quoi ? Ce qu’on appelle dans notre jargon le paradoxe Arte parce que c’est typique de cette chaîne de télévision, lorsque vous sollicitez de l’aide pour un documentaire, de vous demander de raconter le film d’avance quand précisément, si on souhaite le faire, c’est pour extorquer à la réalité quelque chose qu’elle nous indiquera pas sans l’interaction avec vous-même enquêtant et tournant.

Hier soir, il me semble l’avoir trouvé, le point d’arrivée. Un passage très discret, une image simple, qui n’appartient pas d’ailleurs à la Recherche, mais à Proust parlant de la parution de Swann, et se dire : ceci pourrait être la centième séquence. Ou bien, si là, approchant des soixante, tu décides que le billet sur cette phrase sera ton centième, tu disposeras d’un fil pour traverser la suite, même si dans l’immédiat tu ne sais aucunement ce qu’elle recèlera – mais justement, parce que ce que tu avais à dire sur Proust, ce que tu as trente ou cinquante fois démonté avec des étudiants, ou en conférence, tu l’as épuisé, et encore pire : tu sais maintenant qu’à mesure que tu avances dans le vide, tu as à reprendre les séquences déjà écrites pour en faire une expérience plus exacte.

Peut-être que c’est cela, à cet instant, la difficulté : on découvre la dureté de Proust. Ou bien : on découvre comment Proust s’endurcit parce qu’il a à conduire sa mécanique même, à l’aboutir. Il n’y a pas de complicité possible. Et même, contrairement peut-être au gros Balzac, qu’on peut toujours embrasser comme un proche, il n’y a pas d’affinité possible avec le garçon débraillé, maladroit, mais qui peu à peu s’affine en artiste presque brutal et cruel, parce qu’il lui faut tenir lui-même dans une mécanique de plus en plus étrangère à son être, et à cette image de lui-même qu’il est décidé d’y conduire jusqu’au terme.

On s’en irait bien écrire une biographie reprenant le stupéfiant destin de Roland Garros, plutôt que rester prisonnier dans le labyrinthe de plus en plus serré, de plus en plus austère et dénudé, de plus en plus sauvage.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 décembre 2012
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