[63] la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée

Cela passe discrètement dans le texte, à mesure que la fille s’éloigne, quand le train accélère : « ... tout près de vous... se laissant regarder de près, vous éblouissant d’or et de rouge.... mon exaltation... mon désir... cet état d’excitation... tension plus grande... vibration plus rapide... cette belle fille que j’apercevais encore, tandis que le train accélérait sa marche... mourir à moi-même... douceur... » De façon récurrente dans l’histoire du narrateur, les états émotionnels se (...)


Cela passe discrètement dans le texte, à mesure que la fille s’éloigne, quand le train accélère : « ... tout près de vous... se laissant regarder de près, vous éblouissant d’or et de rouge.... mon exaltation... mon désir... cet état d’excitation... tension plus grande... vibration plus rapide... cette belle fille que j’apercevais encore, tandis que le train accélérait sa marche... mourir à moi-même... douceur... » De façon récurrente dans l’histoire du narrateur, les états émotionnels se décrivent avec le vocabulaire très physique du plaisir, fût-il solitaire, maintenant que le train s’éloigne, après qu’au tout petit matin la jeune paysanne soit venue proposer (mais il l’a manquée) sa jarre de lait aux voyageurs. « La belle fille me donna aussitôt le goût d’un certain bonheur [...] c’était mon être complet, apte à goûte de vives jouissances, qui était en face d’elle ».

Processus similaire, au réveil aussi, dans la chambre de Balbec : « ... d’un doigt souriant... jusqu’à ce qu’étourdi de sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs crêtes... se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses sur le lavabo mouillé... luxe déplacé, il ajoutait encore à l’impression du désordre. »

Mais c’était déjà sous-jacent à Combray : « Une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre [...] ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille [...] on peut goûter dans la réalité le charme du songe. Puis peu à peu son souvenir s’évanouissait... » Et bien sûr avec encore plus de clarté, mais tout le monde le sait, dans le petit cabinet d’iris, laissant « une trace naturelle comme celle d’un colimaçon ».

Cette vie physique intime et sexuée du narrateur court à même la Recherche dans quasi chaque occurrence des joues d’Albertine, au grain de beauté voyageur, et capables de prendre toutes les consistances et toutes les couleurs. Et puis un jour il allait « connaître le goût de cette rose charnelle ». Ce n’est pas de l’amour, il nous le répètera assez : « moi qui n’avais rien souhaité de plus qu’un apaisement physique », puisque « créature évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou la baleine », le jeu commencé avec Albertine, mais entretenu avec le lecteur bien plus qu’avec elle la docile (le mot de Proust), puisqu’on commence (« imaginez-vous que je ne suis pas chatouilleux du tout », dit, futé, le narrateur), puis Françoise qui entre apporter la lampe, et chaque fois qu’on approche du corps d’Albertine vient une digression supplémentaire, jusqu’à la noyade dans la joue pour de bon, « aussitôt que ses caresses eussent amené chez moi la satisfaction » prouvant évidemment leur bonne conclusion, et qu’il ne s’agissait pas seulement d’un plaisir pris clandestinement au côté de sa belle.

Ce qu’il ne se prive pas de faire, et c’est aussi un des plus beaux passages de la Recherche que ces longues pages du narrateur debout devant Albertine endormie, les mouvements de son sommeil, le jeu de la respiration, avant que sans la réveiller il se love contre elle : « Je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais besoin pour cela de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère, pareille au battement intermittent qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air [...] Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et, quand le mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. »

Et qu’il ne s’agit pas là d’une érotique du récit, mais bien d’une inscription ou construction du narrateur qui, pour l’inclure exhaustivement, écrit aussi sa sensualité de garçon, et le secret des pratiques sexuelles de « mon chéri Marcel », ainsi que le nomme Albertine en son réveil.

Et que la force non pas obscène ni érotique, mais très simplement sensuelle et physique, de la Recherche – et ce serait là le lieu le plus précis de la dette de Proust à Zola, chez qui cette part charnelle de L’Œuvre à La faute de l’abbé Mouret ou dans le Ventre de Paris circule en permanence à fleur de phrase ? – soit dans l’écriture de ce plaisir même, en amont ou à côté de la relation au corps qui, lorsque aperçu dans son entier, reste plutôt une sculpture : « les deux petits seins haut remontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de faire partie intégrante de son corps que d’y avoir mûri comme deux fruits ; et son ventre (dissimulant la place qui chez l’homme s’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée) se refermait à la jonction des deux cuisses, par deux valves d’une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l’horizon quand le soleil a disparu ».

Alors il y a forcément l’obligation de tenir aussi, à même surface de récit, l’image de l’obscur et de la perte – la disparition des sens dans ce qui les déborde parce qu’expérience même, la plus originelle comme la plus ultime, des sens. C’est le fameux zoom sur la joue d’Albertine, quand vingt fois on l’a vue, cette joue, aux reflets de la mer, dans les jeux de la petite bande (sans jeu de mot autre que le furet et ce qui nous est décrit), qui aura valu au narrateur le coup de sonnette indigné dans le premier Balbec, alors que maintenant tout lui est offert. Le regard est non seulement permis mais exacerbé par l’offertoire : « laissant mon regard glisser sur le beau globe rose de ses joues, dont les surfaces doucement incurvées venaient mourir aux pieds des premiers plissements de ses beaux cheveux noirs qui couraient en chaînes mouvementées, soulevaient leurs contreforts escarpés et modelaient les ondulations de leurs vallées », et puis, se rapprochant, offrant la granulosité même de la peau : « au fur et à mesure que ma bouche commença à s’approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d’embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure » – avec au passage encore un nouvel instrument optique, et Deleuze ne s’était pas privé de le remarquer. Enfin, après une ultime variation, cette fois sur la distorsion des perspectives en photographie : « hélas ! – car pour le baiser, nos narines et nos yeux sont aussi mal placés que nos lèvres mal faites – tout d’un coup, mes yeux cessèrent de voir, à son tour mon nez s’écrasant ne perçut plus aucune odeur, et sans connaître pour cela davantage le goût du rose désiré, j’appris à ces détestables signes, qu’enfin j’étais en train d’embrasser Albertine. »

Ce qui est décrit ou peint sexuellement, chez les hommes que sont Courbet, Delacroix ou Zola, est toujours la sexualité de l’autre, quand bien même on en fait l’origine du monde – Proust casse le mur. Et noter que cette scène, où le narrateur jouit par les caresses d’Albertine, vient en amont de celle où il prend clandestinement son plaisir contre elle endormie, plus haute donc en gradation d’intensité (la situation étant déjà exploitée dans une des petites nouvelles de Maupassant avec ses deux comtesses pompettes).

Et si le texte n’était aussi puissant sur nos propres sens, dans toutes ces occurrences du corps, que justement parce que contraint à son propre système de nappe, de continuité digressive, et la strate la plus violemment physique s’écrivant et se donnant là, sous vos yeux, mais dans le continuum de la dislocation des sens : « j’étais, moi, couché, et elle levée, capable d’esquiver une attaque brutale et de diriger le plaisir à sa guise », juxtaposé à « l’expression voluptueuse que prenait aujourd’hui son visage à l’approche de mes lèvres ne différait que pas une déviation de lignes infinitésimales, mais dans lesquelles peut tenir toute la distance [...] » où se rejoue toute la géométrie de la phrase proustienne ?

Radicalité d’une écriture du corps où potentiellement le narrateur n’est plus sujet, mais un des enjeux du récit à lui seul – dans cette seule ambiguïté que le savoir de l’auteur, pour y parvenir, ne peut tenir à autre chose qu’à son expérience privée (quitte à chercher un mot plus compatible que la joue comme cible et territoire du désir). Et où Artaud – l’adolescent marseillais aux mêmes jours subit les premiers assauts de ses terribles et paralysantes névralgies – pourra bientôt construire son propre système : « se retrouver dans un état d’extrême secousse, éclaircie d’irréalité, avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel », c’est déjà ce qui s’écrit chez Proust, mais Artaud le débarrassera de tout le reste.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 décembre 2012
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