Bertrand Leclair | quand on attachait les mains des enfants sourds

parutions janvier : chez Actes Sud, "Malentendus" de Bertrand Leclair, borne milliaire


Sans rien avoir à dire de ce qui a incité Bertrand Leclair, depuis plusieurs années, à cette relation de la littérature à ceux qui ne peuvent l’entendre, il faut rappeler qu’il y a déjà quatre ans, à la suite d’une résidence d’auteur de la Région Île-de-France dans un établissement de jeunes malentendants, il avait écrit la pièce de théâtre Héritages (mise en scène Emmanuelle Laborit).

Rien de facile dans cette implication, qui pour Bertrand est continue. Si elle interfère avec son écriture (voir Théorie de la déroute), elle le fait selon une modalité assumée, voir sur remue.net ce texte de fond, Séparation.

Ici, c’est avec les techniques narratives de la fiction que Bertrand Leclair déplie, comme Foucault avec son Histoire de la folie à l’âge classique, l’histoire du rapport de la société à ceux qui sont privés de l’audition.

C’est l’histoire de la langue des signes, et l’expression même prouve comment cela s’ancre dans notre propre pratique – Rabelais s’est déjà risqué là, avec son Nazdecabre du Tiers Livre.

Leclair dit : La vie de Julien Laporte exige d’être racontée. C’est ce verbe exige qui commande au livre, donne cette impression de charroi violent, où passent trop de victimes. C’est ce même verbe exige qui fait surgir un cahier Clairefontaine, un dortoir ou une chambre d’hôtel, une altercation entre journalistes ou un slow sur du Johnny Halliday, et l’histoire même, aussi, qui transpercera le récit, de cette pièce de théâtre produite en 2008 avec des comédiens sourds, et déjà comme matériau la vie de Julien Laporte.

Il fut un temps, pas ancien, où pour priver les enfants sourds de leurs signes et les contraindre à une orthophonie artificielle, on leur attachait les mains.

Ouvrir le livre de Bertrand (après, on tombe, c’est comme un courant – presque trop de révolte, mais tant à apprendre, apprendre...), c’est presque leur rendre justice, et on ne sera là pas trop de nous tous.

FB

Photo ci-dessus : Bertrand Leclair, à la maison Balzac, mai 2012.


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Bertrand Leclair | Malentendus (extrait)


Il faut dire encore qu’à l’époque où Yves Laporte découvrait cette histoire, au début des années 1960, la langue des signes était toujours interdite dans l’éducation des enfants sourds, en France. Elle devait le rester encore plus de vingt ans, et de fait il n’y avait pas d’alternative à l’oralisme que les éducateurs avaient imposé partout. La langue des signes n’existait plus dans le champ social. Les sourds qui la pratiquaient avaient eux-mêmes du mal à la considérer comme une langue à part entière, n’y pensaient jamais en ces termes, et beaucoup d’entre eux continuaient de l’appeler la mimique, comme leurs éducateurs. Elle était cantonnée dans l’espace familial, ou bien dans les foyers où les sourds se retrouvaient en fin de semaine pour échapper à l’isolement radical qui était le leur, la vie de la plupart se limitant à l’exercice de professions manuelles qu’ils n’avaient pas choisies, beaucoup d’horticulteurs, mais aussi des tailleurs, quelques mécaniciens pour les plus chanceux. La majorité des sourds évitaient d’ailleurs de signer dans les lieux publics ; la mimique, on en avait besoin, mais il n’y avait pas de quoi être fier. Alors même qu’ils continuaient de former communauté dans leur langue, animant les foyers, organisant des banquets de célébration de l’abbé de l’Épée ou les rencontres sportives entre sourds qu’ils ont multipliées dès la fin du XIXe siècle, ils avaient intégré pleinement la vision de l’époque puritaine, qui renvoyait la langue des signes à une forme de singerie, une forme de nudité obscène de l’homme ramené au temps des cavernes, à sa bestialité d’avant le langage. L’état de misère culturelle de la plupart d’entre eux était d’autant plus grand que la possibilité même de nourrir l’espoir d’accéder à une vie intellectuelle ou artistique leur avait été arrachée en même temps que l’enseignement de leur langue, puisque le congrès de Milan avait provoqué la disparition de tout modèle d’intellectuel sourd ; une fois les enseignants sourds mis à la retraite d’office, les enfants ne voyaient dans les écoles que des professeurs entendants pour se pencher vers eux avec toute la condescendance requise. Sinon pour balayer, il n’y avait plus un seul adulte sourd dans les établissements scolaires. Le mieux que chacun pouvait espérer, c’était de décrocher un CAP, ce qui était loin d’aller de soi, tant l’oralisme imposé par la loi s’est vite révélé un échec complet, quand bien même les éducateurs et les médecins ont mis un siècle à l’admettre, persistant à faire des démonstrations des progrès de leurs élèves qui reposaient sur une forme de mensonge. L’échec pouvait en effet paraître relatif tant qu’il s’agissait d’enfants devenus sourds et que l’on soumettait à la rééducation oraliste (du moins avaient-ils eu le temps de baigner dans le français avant de perdre l’ouïe, ils en gardaient une mémoire), ou d’enfants qui n’étaient que légèrement sourds, ceux-là qu’on mettait en avant aux remises de prix, qui étaient capables de répéter les phrases apprises en orthophonie. Mais l’échec était radical pour les sourds de naissance, qui non seulement n’arrivaient jamais à parler correctement, mais ne parvenaient pas à compenser leur problème d’élocution par l’écrit, les éducateurs rechignant à leur donner les bases de la lecture et de l’écriture tant qu’ils ne parvenaient pas à articuler. Dès le début du XXe siècle, vingt ans après l’interdiction, les médecins avaient multiplié les hypothèses de syndromes associés plutôt que d’admettre leur échec. Si les enfants profondément sourds résistaient à leur méthode parfaite, c’est qu’ils étaient un peu débiles, nécessairement... Au fil des décennies, on avait fini par les laisser signer entre eux, ceux-là, dans les dortoirs, au fond de la cour, on fermait les yeux sur leurs singeries. On ne leur attachait plus les mains dans le dos, puisque de toute façon on arriverait à rien, la cruauté a ses limites. Mais en classe, c’était hors de question. C’était même inadmissible, que certains enfants profitent de l’ignorance de leurs professeurs pour s’en moquer avec des signes que seuls les élèves comprenaient.

Si, en 1963, on n’attachait plus les mains des enfants, dans les internats, les parents de Julien n’avaient donc pas d’autre choix que l’éducation purement oraliste, comme ils l’avaient compris dès leur premier rendez-vous avec Sarafian. Nulle part encore aucune institution, aucun spécialiste n’associait ne serait-ce que quelques signes de base, lapin, cheval, manger, boire, à l’éducation orale. Le seul choix que pouvaient faire les parents de Julien, et qu’ils ont fait, était d’élever eux-mêmes leur enfant plutôt que de s’en remettre à la triste loi des internats spécialisés. L’enfant irait à l’école du village, le matin, et ils lui offriraient ce qui se faisait de mieux en matière d’orthophonie et de soutien scolaire l’après-midi, à la maison. Ce choix d’une éducation à domicile avait cependant une motivation seconde, plus discrète, qui était l’utopie de préserver Julien de la contagion des signes. Pour avoir lu avec quelle insistance Bell en parlait, Yves Laporte savait que là où se rencontrent plusieurs sourds surgissent spontanément des signes, toujours, aussi autarciques seraient-ils. Comme son prédécesseur, il a dès lors considéré que si les méthodes oralistes étaient en échec, c’était d’abord et avant tout parce qu’on n’était pas allé assez loin dans la lutte contre la contagion des sourds par les signes, qu’on avait manqué de rigueur, qu’on n’avait pas tenu compte de la nécessité absolue de séparer les plus jeunes des enfants plus âgés qui connaissaient le langage gestuel pour en finir avec la transmission spontanée de la mimique. Les éducateurs avaient fait preuve de faiblesse, et comment demander à un enfant qui réussissait à obtenir ce qu’il désirait grâce à deux gestes simples, que ce soit à manger ou un sourire, comment lui demander de faire l’effort colossal d’apprendre à lire sur les lèvres de syndromes associés plutôt que d’admettre leur échec. Si les enfants profondément sourds résistaient à leur méthode parfaite, c’est qu’ils étaient un peu débiles, nécessairement... Au fil des décennies, on avait fini par les laisser signer entre eux, ceux-là, dans les dortoirs, au fond de la cour, on fermait les yeux sur leurs singeries. On ne leur attachait plus les mains dans le dos, puisque de toute façon on arriverait à rien, la cruauté a ses limites. Mais en classe, c’était hors de question. C’était même inadmissible, que certains enfants profitent de l’ignorance de leurs professeurs pour s’en moquer avec des signes que seuls les élèves comprenaient.

Si, en 1963, on n’attachait plus les mains des enfants, dans les internats, les parents de Julien n’avaient donc pas d’autre choix que l’éducation purement oraliste, comme ils l’avaient compris dès leur premier rendez-vous avec Sarafian. Nulle part encore aucune institution, aucun spécialiste n’associait ne serait-ce que quelques signes de base, lapin, cheval, manger, boire, à l’éducation orale. Le seul choix que pouvaient faire les parents de Julien, et qu’ils ont fait, était d’élever eux-mêmes leur enfant plutôt que de s’en remettre à la triste loi des internats spécialisés. L’enfant irait à l’école du village, le matin, et ils lui offriraient ce qui se faisait de mieux en matière d’orthophonie et de soutien scolaire l’après-midi, à la maison. Ce choix d’une éducation à domicile avait cependant une motivation seconde, plus discrète, qui était l’utopie de préserver Julien de la contagion des signes. Pour avoir lu avec quelle insistance Bell en parlait, Yves Laporte savait que là où se rencontrent plusieurs sourds surgissent spontanément des signes, toujours, aussi autarciques seraient-ils. Comme son prédécesseur, il a dès lors considéré que si les méthodes oralistes étaient en échec, c’était d’abord et avant tout parce qu’on n’était pas allé assez loin dans la lutte contre la contagion des sourds par les signes, qu’on avait manqué de rigueur, qu’on n’avait pas tenu compte de la nécessité absolue de séparer les plus jeunes des enfants plus âgés qui connaissaient le langage gestuel pour en finir avec la transmission spontanée de la mimique. Les éducateurs avaient fait preuve de faiblesse, et comment demander à un enfant qui réussissait à obtenir ce qu’il désirait grâce à deux gestes simples, que ce soit à manger ou un sourire, comment lui demander de faire l’effort colossal d’apprendre à lire sur les lèvres même les mots les plus usuels, d’apprendre à articuler de manière à se faire comprendre, d’y passer des heures et des heures, la main sur la gorge de son éducateur pour sentir quel muscle il s’agit d’activer afin d’atteindre au son "a" ?

Qu’on appelle cela de la rééducation ne l’a jamais chiffonné, Yves Laporte, pas plus que les éducateurs qui aujourd’hui encore continuent d’employer ce terme de rééducation orthophonique plutôt que celui d’éducation. Rééducation, comme s’il y avait décidément eu un état, au préalable, où l’enfant sourd, avant d’en être chassé à la naissance, habitait le paradis de la parole commune. Non, ce qui le chiffonnait, Yves Laporte, c’était le laxisme du monde éducatif, décidément. Il s’emportait, parfois, lorsqu’il en parlait à ses invités, durant l’enfance de Julien, de l’incurie où mène la faiblesse ! On a peur d’être trop sévère, mais voilà, au bout du compte, qui en pâtit, sinon les enfants sourds ? Il en voulait pour preuve ce tableau dont il a toujours gardé la reproduction dans ses tiroirs de bureau, un immense tableau longtemps resté dans le hall d’entrée de l’Institut des jeunes sourds, rue Saint-Jacques, à Paris, d’autant plus spectaculaire qu’il rappelle au premier coup d’œil une autre toile gigantesque exactement contemporaine et célèbre depuis Freud, Une leçon clinique à la Salpêtrière, où l’on voit Jean-Martin Charcot donnant une leçon publique avec une patiente hystérique. A l’Institut Saint-Jacques, le tableau de plusieurs mètres de large représentait aussi une leçon publique donnée en 1895, non pas en présence de femmes hystériques, mais d’enfants sourds appelés à montrer leurs progrès en répétant des phrases sans doute apprises par cœur au préalable, afin d’impressionner un aréopage de personnalités venues applaudir enfants et professeurs, de généreux donateurs, des pontes de l’Académie de médecine, mais aussi, ce jour-là, le président de la République, Sadi Carnot. Mais regardez, disait Laporte, regardez tout là-haut, disait-il, sur les plus hauts gradins de l’amphithéâtre, ce groupe de jeunes sourds, eh bien, vous ne voyez donc rien ? Cette mauvaise, cette exécrable plaisanterie ! Sans doute le peintre ne l’a pas fait exprès, c’est un tableau de commande, envoyé là il a peint sans malice, sans doute il ne savait pas que la mimique était interdite, peut-être même il ne savait pas ce que c’était, ces gestes des gamins tout au fond de la salle, il s’est contenté de représenter les choses, il a peint ce qu’il voyait, le malheureux, ça devait lui sembler joyeux ce chahut silencieux d’enfants sages. Et ce qu’il a vu, ce qu’il a peint, c’est bien la preuve qu’au moment où la langue des signes était soi-disant et à jamais proscrite de l’Institut Saint-Jacques, eh bien les enfants sourds qui assistaient à la présentation, ceux qui restaient tout en haut des gradins sans doute parce qu’ils n’étaient pas capables d’impressionner les visiteurs, eh bien, ils signaient entre eux ! Comme si de rien n’était ! A la vue et au su de tout le monde ! En présence du président de la République ! Et il semble bien que tout le monde trouvait ça normal, parmi les enseignants, aucun pour réagir, pas un surveillant, rien ! Ils n’avaient donc pas lu les résolutions du congrès de Milan, ces responsables de Saint-Jacques ? Des gens payés pour ça, incapables de faire barrage à la mimique au sein même d’un institut national ! Si ce n’était pas gabegie, foutage de gueule, excusez-moi de m’em-porter... Alors ils me font rire, ceux-là qui aujourd’hui nous parlent de la terreur qui aurait été imposée à Saint-Jacques pour en bannir les signes ! Mon Dieu, si c’était vrai, on n’en serait pas là... Comment peut-on prétendre après avoir vu ça que l’oralisme est en échec ?

Sans parler de cette statue de l’abbé de l’Epée, placée en plein milieu de la cour d’honneur de Saint-Jacques mais qui lui restait surtout en travers de la gorge, c’était le cas de le dire, à Yves. Non pas qu’il ait démérité, ce bon père, à la fin du XVIIe siècle... Les sourds condamnés à l’ignorance jusqu’alors, du moins il avait essayé de les aider, avec les moyens du bord, les quelques signes pioches ici ou là auprès de deux jeunes sœurs sourdes qu’il avait rencontrées par hasard un jour de pluie, dit la légende, et qu’il avait aussitôt décidé de secourir, estimant qu’avec les signes qu’elles échangeaient elles pourraient aussi bien acquérir les bases du catéchisme, recevoir l’hostie en attendant l’absolution. Une belle âme, sans doute, l’abbé, mais enfin, une autre époque ! C’était avant le progrès, c’était la sortie de la nuit, une petite bougie, à peine, on avait l’électricité, dorénavant ! Alors mettre une statue de l’abbé... Les édiles le savaient bien, pourtant, l’année où la statue fut inaugurée, à l’Institut Saint-Jacques, que le temps des signes était révolu. Les trois derniers enseignants sourds venaient de partir à la retraite anticipée au nom du progrès.

Il y avait décidément d’autres savants à honorer dans l’Institut national des jeunes sourds, d’autres exemples à proposer aux éducateurs que celui qui avait inventé l’éducation par les signes... Ponce de Léon, le tout premier à avoir imaginé une méthode oraliste, dès le XVIe siècle ! Ou Jean-Marc Itard, qui avait maintenu l’enseignement de la parole contre vents et marée lorsque l’Institut était la proie des soi-disant intellectuels sourds, les Massieu, les Berthier, tous ces idéologues du XIXe siècle que des associations de pauvres sourds continuent à célébrer sur un mode sectaire, et on les laisse faire, même lorsqu’elles ont leur siège social à Saint-Jacques. Non, décidément, ce n’était pas la méthode, le principe, qu’il fallait condamner, c’était l’incurie !

Alors, au long des années 1960, constatant que les protestations se multipliaient contre l’éducation oraliste, que les théories de Bell semblaient partout menacées, sa mission n’en avait trouvé qu’une plus grande force d’évidence : il lui revenait de déclencher le mouvement salutaire qui permettrait de remonter la pente fatale du communau-tarisme sourd, de démontrer que l’on pouvait y parvenir, de démontrer que le monstre surdité pouvait être combattu, qu’un sourd pouvait être dé-monstré en somme, puisque son fils, il allait lui en donner les moyens, en triompherait, se relèverait parmi les hommes de parole, arraché au monstre surdité resté à terre comme une mauvaise camisole. Il y parviendrait, à vaincre la surdité, à exorciser son fils. Il y parviendrait exactement comme il était toujours parvenu à faire triompher son point de vue, en se faisant confiance, à l’instinct, en misant tout sur une seule case, la bonne. Lui qui, jusqu’alors, avait toujours été du bon côté de l’histoire, allait prouver qu’une fois de plus il avait raison, sachant bien que ce triomphe de la raison impliquait de s’engager totalement à son service, de s’en donner les moyens, de refuser toutes les concessions, et, en l’occurrence, impliquait de croire absolument, résolument, à la parole, à la parole pure que défendait déjà l’abbé Tarra, au congrès de Milan, en 1880. Là où il y a des sourds, il y a des signes, toujours ? Eh bien, son fils ne rencontrerait pas de sourds. Il serait préservé de la contagion par les signes. Il parlerait. Et lui, Yves Laporte, prouverait définitivement la validité des thèses de Bell. Il en fournirait la preuve écrite, irréfutable, cartes sur table, dans un livre inoubliable.

 

© Bertrand Leclair & Actes Sud, Malentendus, roman, janvier 2013.


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1ère mise en ligne 2 janvier 2013 et dernière modification le 22 janvier 2013
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